« Désormais tous les âges me diront bienheureuse » (Lc, 1, 48)
Cette béatitude, prononcée par la Vierge Marie lors de l’épisode de la Visitation, en réponse à celle qu’avait formulée sa cousine Élisabeth en guise de salutation (« Bienheureuse Celle qui a cru à l’accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur ») – et que nous réactualisons lorsque nous prions le Magnificat – est une parole prophétique, prononcée sous l’inspiration de l’Esprit Saint : la foisonnante littérature mariale nous permet de mesurer la réalisation de cette prophétie, qui témoigne de la très grande vénération des hommes envers Celle grâce à qui notre Sauveur a pu s’incarner. Cette littérature mariale revêt différentes formes et puise à différentes sources.
L’immense littérature mariale répond à plusieurs nécessités, occupe plusieurs fonctions et se fonde sur plusieurs sources: il est donc très difficile de la définir autrement que comme un art de célébrer la Vierge Marie, sous différentes formes et en différents ’lieux’ de création. Les sources de la littérature mariale sont bien sûr dans la Bible, et en particulier dans les évangiles, ainsi que dans les récits apocryphes –dont certains ont été retenus par la tradition populaire et liturgique chrétienne (par exemple le Protévangile et le ‘Transitus'[1]), mais elles se trouvent également dans la littérature patristique. Cette littérature va permettre d’ouvrir la figure de Marie à l’Ancien Testament, en établissant des liens de figuration symbolique de la Vierge dans l’ensemble de l’Écriture[2] et développer au fil du temps, dans un projet apologétique, ce qui constitue les dogmes de la Mariologie, en lien avec les conciles et les documents pontificaux : c’est ce qu’on nomme la Tradition.[3] Ainsi, le dogme de la maternité divine de Marie sera établi en 431, par le Concile d’Éphèse, et celui de Sa virginité perpétuelle au synode de Latran en 649, et la littérature va jouer un rôle majeur d’explicitation et de diffusion de ces vérités dogmatiques. Le parallèle établi entre Ève et Marie, appelée la ‘Nouvelle Ève’, a été source de grande inspiration pour les poètes : Pierre Corneille a même composé au XVIIè siècle un très beau poème en alexandrins qui exploite ce parallélisme pour mettre en valeur la figure mariale :
L’une à peine respire et la voilà rebelle,
L’autre en obéissance est sans comparaison ;
L’une nous fait bannir, par l’autre on nous rappelle ;
L’une apporte le mal, l’autre la guérison.
La littérature mariale va en outre répondre à une fonction liturgique et s’inscrire au cœur de cette liturgie, grâce à des hymnographes de grand talent et de grande renommée, en Orient comme en Occident, qui ont créé de nombreuses prières[4]. L’introduction dans la liturgie de l’Église en Occident aux VIIe et VIIIe siècles de quatre grandes fêtes mariales : la Présentation le 2 février, l’Annonciation le 25 mars, l’Assomption le 15 août et la Nativité de Marie le 8 septembre ont bien sûr favorisé cette création littéraire et musicale mariale.
Une abondante littérature hymnique va permettre de développer la tradition lyrique en Orient- on peut citer par exemple st Ephrem de Nisibe (IVès) qui a composé plus de 400 hymnes[5]-, mais également dans l’Église d’Occident, grâce à saint Ambroise de Milan, Docteur de l’Église, qui a importé la forme liturgique de l’hymne en Occident au IVès -st Augustin parle dans ses Confessions[6] de l’émotion que l’écoute de ces hymnes ambrosiennes a suscitée en son cœur. L’hymnique va s’amplifier de façon spectaculaire : l’hymne offre en effet la possibilité de conjuguer poésie, chant, et théologie, et cette forme lyrique inscrit des images proprement poétiques - souvent liées à l’imaginaire du jour et de la nuit- dans un contexte biblique. Elle répond donc à une fonction liturgique très importante de louange. De nombreuses prières mariales sont composées- la plus ancienne antienne mariale connue est le Sub tuum praesidium, que l’on date du IIIès[7]. Composées pour développer la liturgie, elles s’accordent aux différents temps liturgiques. L’antienne Salve Regina, par exemple, composée au IXès, sans doute par Adhémar de Monteil, exalte à la fois la maternité de Marie Mère de Dieu, sa royauté, sa gloire (le poète et théologien anglais Alcuin[8], maître de l’École du Palais de Charlemagne, fut le premier à appeler la Sainte Vierge du vocable de ‘Regina, Domina’).
Le souci catéchétique de l’Église va faire éclore une nouvelle forme de littérature chrétienne, le drame liturgique. Hérité de l’Antiquité, ce nouveau genre chrétien va permettre de mettre en scène des épisodes pendant lesquels la Vierge Marie est présente : celui-ci se développe en Angleterre et en Normandie dès le haut Moyen Age. Ces drames liturgiques ont pris pour objet deux thèmes et deux temps principaux de l’année liturgique, que l’on nomme cycles: le cycle de Noël et le cycle de Pâques. On y met en scène le Christ, mais également la Vierge Marie, qui parfois même est la narratrice du drame de la Passion. Peu à peu, ces représentations -qui au départ avaient lieu dans l’église, se détachent de l'office, quittent le chœur pour le parvis, établissent avec les chants liturgiques un dialogue parlé en vers français : le théâtre proprement dit va donc peu à peu se séparer du drame liturgique. Des petites légendes dramatisées vont être développées dans une littérature narrative, relatant les miracles opérées par la Vierge Marie : le texte du Miracle de Théophile[9] de Rutebeuf, écrit vers 1260[10], et inspiré des Miracles de Notre Dame, du clerc Gautier de Coincy, exalte également la virginité maternelle de Marie en prenant l’image du soleil traversant les vitraux :
« Ainsi qu’en la verriere
Entre et revient arriere
Soleil et ne l’entame,
Ainsi fut Vierge entière »
La tradition des Mystères de la Nativité et de la Passion va enfin permettre d’offrir une dramaturgie de l’histoire du salut, dans laquelle la Vierge Marie occupe une place importante, et des noëls, religieux ou profanes, populaires, composés par des trouvères (on peut citer par exemple Guillaume de Villeneuve au XIIIès)[11].
Le développement de la dévotion mariale aux XIè et XIIès, notamment grâce à st Bernard, Docteur marial, va faire éclore toute une littérature. Au fil du temps, la littérature mariale va donc s’émanciper du strict domaine liturgique pour entrer dans celui de la littérature: la Vierge Marie sera alors louée dans les différents genres littéraires : fabliaux, chansons, poésie, roman, théâtre, etc., ainsi que dans la littérature mystique. La littérature mariale épousera les méandres d’un imaginaire exaltant cette féminité bienheureuse et illustrant les vérités dogmatiques: le vocable de ‘Notre-Dame’ au XIIès, transposera, dans l’ordre surnaturel, la poétique de l’amour courtois de la littérature occitane, offrant un doux écho féminin à la prière du ‘Notre Père’ et permettant d’exalter les vertus de la Sainte Vierge ; la maternité divine et la maternité universelle de la Vierge Marie seront louées, qui lui confèrent un puissant rôle de protection et d’intercession. Elle sera, selon les époques, figurée davantage comme Avocate, Reine du ciel, ou, notamment à la fin du Moyen Age, comme Mère inquiète et douloureuse, ce qui suit le thème de la statuaire et l’esthétique des Pietà, aux XIVè et XVè siècles.
Cet imaginaire se fera plus ou moins lyrique, plus ou moins critique également, plus ou moins mystique également, selon les époques, et se développera également dans le creuset de l’éloquence religieuse et également dans le sillage des apparitions mariales. La figure mariale sera donc traitée différemment selon les spiritualités, les esthétiques et les époques…ce qui devrait permettre de percevoir une sorte d’esthétique théologique mariale propre à chaque âge.
Entrons donc dans ce monde foisonnant de la littérature mariale…
L’étude se déploie selon une perspective chronologique : la littérature paléochrétienne est présentée à travers quelques œuvres et quelques auteurs et pères de l’Église d’Orient et d’Occident. Elle se prolonge par l’étude de la littérature médiévale mariale : du haut Moyen Age (de 476 à l'an mille), de l’âge d’or du Moyen Age, puis de la fin du Moyen Age et de la Renaissance, jusqu’à la Réforme. Elle se poursuit par l’étude de la littérature mariale moderne, (de la Renaissance et la Réforme jusqu’au XIXès), pour se terminer par la littérature contemporaine mariale des XXè et XXIès.
Isabelle Rolland