626.1 La maison du Cénacle est bondée. Le vestibule, la cour, les pièces, hormis le Cénacle et la salle où se trouve la Vierge Marie, présentent cet air d’allégresse et d’animation d’un lieu où plusieurs se retrouvent après un certain temps pour une fête. Il y a là les apôtres — Thomas excepté —, les bergers, les femmes fidèles et, avec Jeanne, je vois aussi Nikê, Elise, Syra, Marcelle et Anne. Tous parlent, à voix basse mais avec une animation visible et joyeuse. La maison est bien fermée comme si on redoutait quelque chose, mais la peur de l’extérieur ne saurait porter atteinte à la joie de l’intérieur.
Marthe, aidée de Marcelle et de Suzanne, s’affaire à la préparation du repas des “ serviteurs du Seigneur ”, comme elle appelle les apôtres. Les autres, hommes et femmes, s’interrogent, se confient leurs impressions, leurs joies, leurs peurs… comme autant d’enfants qui attendent quelque chose qui les électrise et les effraie aussi un peu.
Les apôtres voudraient paraître avoir plus d’assurance que les autres, mais ils sont les premiers à se troubler si un bruit laisse croire qu’on frappe à la porte ou imite l’ouverture d’une fenêtre. Même l’entrée rapide de Suzanne, qui arrive avec deux lampes à plusieurs flammes au secours de Marthe, qui cherche du linge, fait sursauter Matthieu ; il s’écrie : “ Le Seigneur ! ”, ce qui fait tomber à genoux Pierre, qui semble visiblement plus agité que les autres.
626.2 Un coup énergique à la porte coupe court à toutes les conversations et met tout le monde en alerte. Je crois que tous les cœurs battent plus vite !
Ils regardent par un soupirail et ouvrent avec un “ Oh ! ” de stupeur, à la vue du groupe inattendu des dames romaines, accompagnées de Longinus et d’un autre qui porte, comme ce dernier, un habit foncé. Les dames aussi se sont enveloppées dans des manteaux foncés qui leur couvrent la tête. Elles ont enlevé tous leurs bijoux pour moins attirer l’attention.
« Pouvons-nous entrer un moment pour dire notre joie à la Mère du Sauveur ? dit Plautina, la plus respectée de toutes.
– Venez donc. Elle est là. »
Elles entrent en groupe avec Jeanne et Marie de Magdala qui, à ce que’il me semble, les connaît fort bien.
Longinus avec l’autre Romain restent seuls dans un coin du vestibule, car on les regarde un peu de travers.
Les femmes saluent par leur : “ Ave, Domina ! ” puis s’agenouillent. Plautina s’exprime au nom de toutes :
« Si auparavant nous admirions la Sagesse, maintenant nous voulons être les filles du Christ. Et c’est à toi que nous le disons. Toi seule peux vaincre la défiance hébraïque envers nous. C’est à toi que nous viendrons pour être instruites jusqu’au moment où eux — elles désignent les apôtres groupés à l’entrée — nous permettront de nous dire disciples de Jésus. »
Marie répond, avec un sourire de bonheur :
« Je demande au Seigneur de purifier mes lèvres comme celles du prophète[64] pour que je puisse parler dignement de mon Seigneur. Soyez bénies, prémices de Rome !
626.3 Longinus aussi le voudrait… ainsi que le lancier, qui s’est senti un feu dans le cœur quand… quand le ciel et la terre s’ouvrirent au cri de Dieu. Mais si nous savons peu de choses, eux ne connaissent absolument rien, excepté que Jésus était le Saint de Dieu et qu’ils ne veulent plus appartenir à l’Erreur.
– Tu leur diras d’aller trouver les apôtres.
– Ils sont là, mais les apôtres se défient d’eux. »
Marie se lève et se dirige vers les soldats. Les apôtres la regardent aller, en cherchant à comprendre sa pensée.
« Que Dieu vous conduise à sa lumière, mes fils ! Avancez, venez faire la connaissance des serviteurs du Seigneur. Celui-ci, c’est Jean, vous le connaissez. Et celui-là, c’est Simon-Pierre, choisi par mon Fils et Seigneur comme chef de ses frères. Voici Jacques et Jude, les cousins du Seigneur. Et là, Simon et puis André, le frère de Pierre. Voilà encore Jacques, frère de Jean, et eux sont Philippe, Barthélemy et Matthieu. Il manque Thomas, qui est encore absent, mais je le cite comme s’il était présent. Tous ont été choisis pour une mission spéciale. Mais ces autres, qui se tiennent humblement dans l’ombre, furent les premiers dans l’héroïsme de l’amour. Depuis plus de six lustres, ils prêchent le Christ. Ni les persécutions qu’ils ont subies, ni la condamnation de l’Innocent n’ont porté atteinte à leur foi. Tous sont pêcheurs ou bergers, or vous êtes des patriciens. Mais dans le nom de Jésus, il n’y a plus de différences. L’amour dans le Christ nous rend tous égaux et frères, et mon amour vous appelle fils bien que vous apparteniez à une autre nation. J’irai jusqu’à vous dire que je vous retrouve après vous avoir perdus car, au moment de la douleur, vous étiez auprès du Mourant. Et je n’oublie pas ta pitié, Longinus. Ni tes paroles, soldat. Je paraissais meurtrie, mais je voyais tout. 626.4 Moi, je n’ai pas la possibilité de vous récompenser. D’ailleurs, il n’existe aucun paiement pour des choses saintes, seulement de l’amour et la prière. Et c’est elle que je vous donnerai, en priant notre Seigneur Jésus de vous donner, lui, la récompense.
– Nous l’avons eue, Domina. C’est pour cela que nous avons osé venir tous ensemble. Une commune impulsion nous a rassemblés. Déjà la foi a jeté son lien d’un cœur à l’autre » dit Longinus.
Tous s’approchent avec curiosité et il se trouve quelqu’un qui, vainquant sa retenue et peut-être sa répulsion du contact avec les païens, demande :
« Qu’avez-vous eu ?
– Moi, une voix : celle de ton Fils, qui me disait : “ Viens à moi ”, dit Longinus.
– Et moi, j’ai entendu : “ Si tu me crois saint, crois en moi, ajoute l’autre soldat.
– Quant à nous, raconte Plautina, nous étions en train de parler de lui ce matin quand nous avons vu une lumière, une lumière ! Elle a pris la forme d’un visage. Ah ! toi, dis sa splendeur. C’était le sien. Et il nous a souri avec une telle douceur que nous n’avions plus qu’un désir : venir vous demander de ne pas nous repousser. »
Il y a un bourdonnement de voix et des commentaires. Tous parlent pour répéter comment ils l’ont vu.
626.5 Les dix apôtres se taisent, un peu vexés. Pour ne pas sembler être les seuls que Jésus n’ait pas salués, ils demandent aux femmes juives si elles sont restées sans cadeau pascal.
Elise dit :
« Il m’a enlevé l’épée douloureuse de la mort de mon fils. »
Et Anne :
« J’ai entendu sa promesse sur le salut éternel des miens. »
Syra :
« Moi, une caresse. »
Et Marcelle :
« Moi, un éclair et sa voix qui disait : “ Persévère. ”
– Et toi, Nikê ? demandent-ils parce que celle-ci se tait.
– Elle l’a déjà obtenu, répondent d’autres.
– Non. J’ai vu son visage, et il m’a dit : “ Pour que celui-ci s’imprime sur ton cœur. ” Comme il était beau ! »
Marthe va et vient, discrète et rapide.
« Et toi, ma sœur ? N’as-tu rien eu ? Tu gardes le silence, mais tu souris. Tu souris trop doucement pour ne pas éprouver quelque joie, remarque Marie-Madeleine.
– C’est vrai. Tu tiens tes paupières baissées et ta langue est muette, mais c’est comme si tu chantais une chanson d’amour tant tes yeux brillent derrière le voile des cils.
– Parle donc ! Mère, elle te l’a confié ? »
La Mère sourit, mais ne dit mot.
Marthe, qui est occupée à mettre le couvert, veut tenir baissé le voile sur son heureux secret. Mais sa sœur ne la laisse pas tranquille. Alors elle murmure en rougissant de bonheur :
« Il m’a donné rendez-vous pour l’heure de la mort et de l’accomplissement des noces… »
Elle rougit encore plus, tandis que son visage s’éclaire d’un sourire qui vient de son âme.
[64] celles du prophète, en Is 6, 5-7.