25.1 Dans la nuit du mercredi au jeudi de la semaine sainte, je reçois la vision suivante :
D’un chariot confortable, auquel la monture de Marie est aussi attelée, je vois descendre Zacharie, Elisabeth, Marie qui tient dans ses bras le petit Jean, ainsi que Samuel avec un agneau et une colombe en cage. Ils descendent, pour y laisser leurs montures, devant l’écurie habituelle où doivent s’arrêter tous les pèlerins qui se rendent au Temple.
Marie appelle le petit homme qui en est propriétaire et lui demande si aucun Nazaréen n’est arrivé la veille ou aux premières heures de la matinée.
« Personne, femme », répond le petit vieux.
Marie s’en étonne, mais n’ajoute rien.
Elle confie son âne à Samuel pour qu’il s’en occupe, puis rejoint les deux parents âgés et explique le retard de Joseph :
« Quelque chose l’aura retenu. Mais il arrivera certainement aujourd’hui. »
Elle reprend l’enfant, qu’elle avait confié à Elisabeth, et ils s’approchent du Temple.
25.2 Les gardes rendent les honneurs à Zacharie, et les autres prêtres le saluent et le complimentent. Il est très beau aujourd’hui, dans ses vêtements sacerdotaux, tout à sa joie d’heureux père. On dirait un patriarche. J’imagine qu’Abraham devait lui ressembler quand il se réjouissait d’offrir Isaac au Seigneur.
Je vois la cérémonie de la présentation du nouvel israélite et la purification de sa mère, plus solennelle encore que celle de Marie, car les prêtres font une grande fête pour le fils d’un des leurs. Ils accourent en foule et s’affairent autour du petit groupe des femmes et du nouveau-né.
Des gens se sont aussi approchés, poussés par la curiosité, et j’entends quelques commentaires. Etant donné que Marie porte l’enfant dans ses bras au moment où ils se dirigent vers l’endroit fixé, les gens croient que c’est elle, la mère.
Mais une femme remarque :
« Ce n’est pas possible. Vous ne voyez pas qu’elle est enceinte ? L’enfant n’a guère plus que quelques jours et elle est déjà grosse.
– Pourtant, rétorque un autre, il n’y a qu’elle qui puisse être la mère. L’autre est trop âgée. Ce doit être une parente. Mais on ne peut être mère à l’âge qu’elle a.
– Suivons-les, nous verrons bien qui a raison. »
Leur stupeur s’accroît quand ils voient que celle qui accomplit le rite de la purification, c’est Elisabeth, qui offre son agneau bêlant pour l’holocauste et sa colombe pour le péché.
« C’est elle la mère, tu as vu ?
– Non !
– Si. »
Les gens chuchotent, encore incrédules. Ils font tant de bruit qu’un “ chut ” impérieux fuse du groupe des prêtres qui assistent au rite. Ils se taisent un instant, mais les chuchotements reprennent avec encore plus de force lorsque Elisabeth, rayonnante d’une sainte fierté, prend l’enfant et pénètre dans le Temple pour le présenter au Seigneur.
« C’est bien elle.
– C’est toujours la mère qui fait l’offrande.
– Quel est donc ce miracle ?
– Que deviendra cet enfant accordé à un âge si avancé à cette femme ?
– Quel signe est-ce donc là ?
– Vous ne savez pas, dit un homme qui arrive, à bout de souffle. C’est le fils du prêtre Zacharie, de la descendance d’Aaron, celui qui était devenu muet alors qu’il offrait l’encens dans le Sanctuaire.
– Quel mystère, quel mystère : voilà qu’il parle de nouveau ! La naissance de son fils lui a délié la langue.
– Quel esprit lui aura donc parlé et rendu morte sa langue pour l’habituer à garder le silence sur les secrets de Dieu ?
– Mystère ! Quelle vérité Zacharie connaît-il ?
– Son fils serait-il le Messie qu’attend Israël ?
– Il est bien né en Judée, mais pas à Bethléem et pas d’une vierge. Il ne peut pas s’agir du Messie.
– Qui donc, alors ? »
Mais la réponse reste dans le secret de Dieu, et les gens restent sur leur curiosité.
Le rite est accompli. Les prêtres font maintenant fête à la mère et au bébé. La seule à laquelle on accorde peu d’attention, ou même qu’on évite avec dédain[54] quand on s’aperçoit de son état, c’est Marie.
25.3 Une fois les félicitations terminées, la plupart reprennent la route ; Marie veut retourner à l’écurie pour voir si Joseph est arrivé. Mais non. Elle est déçue et pensive.
Elisabeth se fait du souci pour elle.
« Nous pouvons rester jusqu’à la sixième heure, mais ensuite nous devrons partir pour arriver à la maison avant la première veille. Jean est encore trop petit pour rester la nuit tombée. »
Calme mais triste, Marie lui répond :
« Je resterai dans une cour du Temple. J’irai voir mes maîtresses… Je ne sais. Je trouverai bien quelque chose à faire. »
Zacharie intervient et présente un projet aussitôt accepté comme une bonne solution :
« Allons chez les parents de Zébédée. C’est sûrement là que Joseph ira te chercher et, s’il ne devait pas venir, il te serait aisé de trouver quelqu’un pour t’accompagner en Galilée car il y a, dans cette maison, un continuel va-et-vient de pêcheurs de Génésareth. »
Ils prennent l’âne et se rendent chez ces parents de Zébédée, qui ne sont autres que ceux qui ont accordé l’hospitalité à Joseph et à Marie quatre mois plus tôt.
Les heures passent vite et Joseph n’arrive toujours pas. Marie domine son inquiétude en berçant le bébé, mais on voit qu’elle est pensive. En dépit de la chaleur intense qui les fait tous transpirer, elle n’a jamais retiré son manteau, comme pour cacher son état.
25.4 Enfin, un grand coup à la porte annonce Joseph. Marie, rassérénée, resplendit.
Joseph la salue, parce qu’elle est la première à se présenter et à s’incliner respectueusement.
« Que la bénédiction de Dieu soit sur toi, Marie !
– Sur toi aussi, Joseph. Dieu soit loué, tu es venu. Zacharie et Elisabeth allaient partir, pour arriver chez eux avant la tombée de la nuit.
– Ton messager est arrivé à Nazareth pendant que j’étais à Cana pour des travaux. J’en ai été informé avant-hier soir, et je suis parti sur-le-champ. Mais bien que je ne me sois pas arrêté en chemin, j’ai pris du retard parce que l’âne avait perdu un fer. Pardonne-moi !
– C’est à toi de me pardonner d’être restée si longtemps absente de Nazareth ! Mais regarde : ils étaient si heureux de m’avoir chez eux que j’ai voulu leur faire plaisir jusqu’à maintenant.
– Tu as bien fait, femme. Où se trouve l’enfant ? »
Ils pénètrent dans la pièce où se tient Elisabeth, qui allaite Jean avant de prendre la route. Joseph complimente les parents pour la robustesse de l’enfant qui crie et se débat comme un écorché vif lorsqu’on l’enlève du sein pour le montrer à Joseph. Tous rient devant ses protestations. Les parents de Zébédée, qui sont accourus pour apporter des fruits frais, du lait et du pain pour tout le monde, ainsi qu’un grand plat de poisson, rient eux aussi et se mêlent à la conversation des autres.
25.5 Marie parle très peu. Elle reste tranquille, silencieuse, assise dans son coin, les mains sur la poitrine sous son manteau. Même lorsqu’elle boit une tasse de lait et mange une grappe de raisin doré accompagné d’un peu de pain, elle parle peu et ne bouge guère. Elle regarde Joseph avec un mélange de peine et d’inquiétude.
Il la regarde lui aussi. Après quelque temps il se penche sur son épaule et dit :
« Tu es fatiguée ? Tu souffres ? Tu es pâle et triste.
– Cela me fait de la peine de me séparer du petit Jean. Je l’aime bien. Je l’ai tenu sur mon cœur, à peine né… »
Joseph ne pose pas d’autre question.
L’heure est venue pour Zacharie de partir. Le chariot s’arrête devant la porte et tous s’en approchent. Les deux cousines s’étreignent avec amour. Marie embrasse encore et encore le bébé avant de le déposer sur le sein de sa mère, déjà assise dans le chariot, puis elle salue Zacharie et lui demande sa bénédiction. Lorsqu’elle s’agenouille devant le prêtre, son manteau glisse de ses épaules et, sous la vive lumière de cet après-midi d’été, ses formes apparaissent. Je ne sais si Joseph le remarque dès cet instant, car il est occupé à saluer Elisabeth. Le chariot part.
25.6 Joseph rentre dans la maison avec Marie, qui reprend sa place dans le coin le moins éclairé de la pièce.
« S’il ne te déplaisait pas de voyager de nuit, je te proposerais de partir au crépuscule. La chaleur est vive dans la journée, mais la nuit est fraîche et paisible. C’est pour toi que je le dis, pour ne pas trop t’exposer au soleil. Moi, je ne crains pas la canicule, mais toi…
– Comme tu voudras, Joseph. Je pense aussi qu’il vaudra mieux partir de nuit.
– La maison est en ordre, tout comme notre petit jardin. Tu verras ces belles fleurs ! Tu arrives à temps pour le voir tout fleuri. Le pommier, le figuier et la vigne portent plus de fruits que jamais, et j’ai dû mettre des tuteurs au grenadier tant ses branches sont chargées de fruits déjà bien formés ; on n’a jamais rien vu de tel à cette époque. Et puis l’olivier… tu auras de l’huile en abondance. Il a eu une floraison prodigieuse et n’a pas perdu une seule fleur : toutes ont déjà donné une petite olive. Quand elles seront mûres, l’arbre paraîtra couvert de perles noires. Ton jardin est le plus beau de tout Nazareth. Ta parenté elle-même s’en est étonnée. Alphée prétend que c’est un miracle.
– Ce sont tes bons soins qui l’ont créé.
– Oh non ! Pauvre homme que je suis ! Qu’ai-je donc fait ? Soigner un peu les arbres, arroser un peu les fleurs… Tu sais ? Je t’ai fait une fontaine au fond, près de la grotte, et j’y ai posé une vasque. Comme ça, tu n’auras pas besoin de sortir pour avoir de l’eau. Elle vient de cette source qui se trouve au-dessus de l’oliveraie de Matthias. Elle est pure et abondante. Je l’ai amenée par une rigole. J’ai fait un petit canal bien couvert, et maintenant l’eau arrive et chante comme une harpe. Cela me faisait de la peine de te voir aller à la source du village et en revenir chargée de tes amphores remplies d’eau.
– Merci, Joseph, tu es bon ! »
Fatigués, les deux époux se taisent. Joseph somnole même, et Marie prie.
25.7 Le soir arrive. Leurs hôtes insistent pour qu’ils mangent encore quelque chose avant de prendre la route. Joseph mange donc du pain et du poisson, et Marie se contente de fruits et de lait.
Vient le moment du départ. Ils montent sur leurs ânes. Comme à l’aller, Joseph a disposé le coffre de Marie sur le sien et, avant qu’elle ne s’installe, il vérifie que sa selle est bien fixée. Je vois que Joseph observe Marie lorsqu’elle monte en selle, mais il ne dit mot.
Le voyage commence alors que les premières étoiles se mettent à clignoter dans le ciel. Ils se hâtent, peut-être pour atteindre les portes avant qu’elles ne soient fermées. Quand ils sortent de Jérusalem et prennent la grand-route en direction de la Galilée, les étoiles parsèment le ciel serein. La campagne est silencieuse. On n’entend rien d’autre que le chant de quelque rossignol et le bruit des sabots des deux ânes sur le sol de la route durcie par la sécheresse de l’été.
Enseignement de Marie
La Passion de Joseph
25.8 Marie dit :
« C’est la veille du jeudi saint. Cette vision paraîtra à certains hors de propos. Mais puisque tu aimes mon Jésus crucifié, ton cœur est rempli de douleur, qui y demeure même si une douce vision survient. C’est comme la tiédeur qui monte d’une flamme, qui est encore feu tout en ne l’étant déjà plus. Le feu, c’est la flamme et non sa tiédeur, qui n’en est qu’une conséquence. Aucune vision béatifique ou pacifique ne parviendra à t’enlever du cœur cette douleur. Considère-la comme plus précieuse que ta vie même. C’est en effet le don le plus grand que Dieu puisse accorder à ceux qui croient en son Fils. Qui plus est, la paix de ma vision s’accorde bien avec la commémoration de cette semaine.
25.9 Mon Joseph a lui aussi connu sa Passion. Elle a débuté à Jérusalem quand il s’est rendu compte de mon état. Comme pour Jésus et pour moi, elle a duré plusieurs jours. Spirituellement, elle ne lui a pas été moins douloureuse. C’est uniquement en raison de la sainteté de mon époux qu’elle a été contenue sous une forme tellement digne et secrète qu’elle est restée peu connue au fil des siècles.
Ah, notre première Passion ! Qui pourrait en décrire l’intensité intime et silencieuse, ou ma souffrance de constater que le Ciel ne m’exauçait pas encore en révélant à Joseph le fond du mystère ?
Il m’avait suffi, pour le comprendre, de le voir aussi respectueux à mon égard que d’ordinaire. S’il avait su que je portais en moi le Verbe de Dieu, il aurait adoré ce Verbe en mon sein par les gestes de vénération dus à Dieu ; il n’aurait pas manqué de les faire, tout comme je n’aurais pas refusé de les recevoir, non pas pour moi, mais pour celui qui était en moi et que je portais de la même manière que l’Arche d’alliance portait les tables de la Loi et le vase de la manne.
Qui pourrait décrire mon combat contre le découragement qui tendait à me submerger pour me faire croire que j’avais espéré en vain dans le Seigneur ? Ah, quelle rage Satan a dû éprouver, je suppose ! Je sentais le doute me saisir aux épaules et allonger ses tentacules glacés pour emprisonner mon âme et l’empêcher de prier. Le doute est terriblement dangereux pour une âme ; il est même mortel, car c’est le premier agent de cette maladie mortelle nommée “ désespoir ” contre laquelle il faut réagir de toutes ses forces pour ne pas voir périr son âme et perdre Dieu.
Qui pourrait décrire dans sa pleine réalité la souffrance de Joseph, ses pensées, le trouble de ses affections ? Tel une petite barque prise dans une grande tempête, il était entraîné dans un tourbillon d’idées opposées, dans une foule de réflexions plus cruelles et plus pénibles les unes que les autres. En apparence, c’était un homme trahi par sa femme. Il voyait s’écrouler tout à la fois sa bonne renommée et l’estime du monde, il se voyait déjà montré du doigt et objet de la pitié du village à cause d’elle, il voyait l’amour et le respect qu’il me portait succomber à l’évidence des faits.
25.10 A ce point, sa sainteté resplendit encore plus que la mienne. J’en témoigne avec mon amour d’épouse, car je désire que vous aimiez mon Joseph, cet homme sage et prudent, patient et bon qui, loin d’être étranger au mystère de la Rédemption, lui est intimement lié : c’est en effet pour elle qu’il offrit sa souffrance et qu’il s’offrit lui-même, sauvant ainsi le Sauveur au prix de son propre sacrifice et par sa sainteté.
S’il avait été moins saint, il aurait agi de manière humaine : il m’aurait dénoncée comme adultère pour que je sois lapidée et que le fils de mon péché périsse avec moi. S’il avait été moins saint, Dieu ne lui aurait pas donné la lumière pour le guider dans cette épreuve. Mais Joseph était saint, et son âme pure vivait en Dieu. Sa charité était vive et ardente. Par sa charité, il vous sauva le Sauveur, aussi bien en ne m’accusant pas devant les anciens que lorsqu’il abandonna tout avec une prompte obéissance pour emmener Jésus en Egypte et le sauver.
25.11 Si ces trois jours de la passion de Joseph ont été courts, ils n’en furent pas moins d’une intensité terrible, tout comme pour moi ceux de cette première passion. Car je comprenais sa souffrance et ne pouvais la soulager d’aucune manière par obéissance au décret de Dieu qui m’avait dit : “ Tais-toi ! ”
A notre arrivée à Nazareth, lorsque je le vis partir sur une salutation laconique, courbé et comme vieilli en peu de temps, quand je ne le vis pas venir à moi le soir comme à l’accoutumée, je vous assure, mes enfants, que mon cœur éploré souffrait cruellement. Enfermée dans ma maison, seule dans cette maison où tout me rappelait l’Annonciation et l’Incarnation, où tout me ramenait au cœur le souvenir de Joseph uni à moi dans une virginité sans tache, il m’a fallu résister au découragement, aux insinuations de Satan et espérer, toujours espérer. Prier sans cesse. Pardonner encore et toujours à Joseph son soupçon, son bouleversement de juste indignation.
Mes enfants, il faut espérer, prier et pardonner pour obtenir de Dieu qu’il intervienne en notre faveur. Vous avez vous aussi à vivre votre passion. Vos fautes l’ont mérité. Je vous enseigne comment la surmonter et la changer en joie. Espérez sans mesure, priez sans perdre confiance, pardonnez pour être pardonnés. Mes enfants, le pardon de Dieu sera la paix à laquelle vous aspirez.
25.12 Je n’ajouterai rien pour le moment. Le silence règnera jusqu’au triomphe pascal. C’est la Passion. Compatissez aux souffrances de votre Rédempteur. Ecoutez ses plaintes et comptez ses blessures et ses larmes. C’est pour vous que chaque larme a été versée, que chaque blessure a été reçue. Que toute autre vision s’efface devant celle qui vous rappelle la Rédemption accomplie pour vous. »
[54] avec dédain, car la femme enceinte était impure selon la Loi, qui prescrivait la purification à l’accouchée et la circoncision à l’enfant mâle : Gn 17, 9-14 ; Lv 12. Le fils premier-né était consacré au Seigneur puis racheté, comme cela est prescrit en : Ex 13, 1-2.11-16 ; 34, 19-20 ; Nb 3, 13 ; 18, 15-16. D’autres impuretés de la femme sont relevées en : Lv 15, 18-30, dont il sera fait mention, par exemple, en 230.3 et 262.8. En plus des cas spécifiques prévus par la Loi (notamment en matière de mariage et de divorce), la femme en général subissait certains traitements discriminatoires dus à la tradition rabbinique, comme nous l’indiquons en note en 316.5.