Dans « Journal d'un curé de campagne », la vision que le curé de Torcy a de l'Eglise suppose une foi qui est aussi solide que celle de son jeune ami. L'Eglise en effet, ne se définit pas, à ses yeux, par la perfection ni même par la perfectibilité de ses membres, mais par l'espérance surnaturelle dont elle est dépositaire et dispensatrice, par la joie qu'elle est capable de répandre sur une vie d'où le mal ne peut pas être, ici-bas, éliminé.
Le curé de Torcy dit à son jeune confrère :
« L'Eglise a les nerfs solides, le péché ne lui fait pas peur, au contraire. Elle le regarde en face, tranquillement, et même, à l'exemple de Notre Seigneur, elle le prend à son compte, elle l'assume [...]
Tiens, je vais te définir un peuple chrétien par son contraire, le contraire d'un peuple chrétien, c'est un peuple triste, un peuple de vieux. »[1]
Le docteur Delbende se disait athée. Et un jour, on l'a retrouvé mort, une balle dans la tête, près d'une haie. Le curé de Torcy était son ami. Il confie à son jeune confrère :
« Retiens ce que je vais te dire : tout le mal est venu peut-être qu'il haïssait les médiocres. "Tu hais les médiocres" lui disais-je. Il ne s'en défendait guère, car c'était un homme juste, je le répète.
On devrait prendre garde, vois-tu. Le médiocre est un piège du démon. La médiocrité est trop compliquée pour nous, c'est l'affaire de Dieu.
En attendant, le médiocre devrait trouver un abri dans notre ombre, sous nos ailes. Un abri, au chaud - ils ont besoin de chaleur, pauvres diables !
"Si tu cherchais réellement Notre Seigneur, tu le trouverais", lui disais-je encore.
Il me répondait : "Je cherche le bon Dieu où j'ai le plus de chance de le trouver, parmi ses pauvres."
Vlan ! Seulement, ses pauvres, c'étaient tous des types dans son genre, en somme, des révoltés, des seigneurs.
Je lui ai posé la question, un jour : "Et si Jésus-Christ vous attendait justement sous les apparences d'un de ces bonshommes que vous méprisez, car, sauf le péché, il assume et sanctifie toutes nos misères ? Tel lâche n'est qu'un misérable écrasé sous l'immense appareil social comme un rat pris sous une poutre ; tel avare, un anxieux convaincu de son impuissance et dévoré par la peur de 'manquer'. Tel impitoyable qui souffre d'une espèce de phobie du pauvre - cela se rencontre - terreur aussi inexplicable que celle qu'inspirent aux nerveux les araignées ou les souris. Cherchez-vous Notre-Seigneur parmi ces sortes de gens ? lui demandai-je. Et si vous ne le cherchez pas là, de quoi vous plaignez-vous ? C'est vous qui l'avez manqué... " Il l'a peut-être manqué, en effet. »[2]
Le jeune curé d'Ambricourt souffre d'un cancer à l'estomac. Après la visite médicale qui pose le diagnostic, il va loger chez un ancien ami de séminaire, Dufréty, prêtre défroqué devenu représentant en produits de droguerie, et qui vit avec une concubine. Il dit son chapelet, se couche, et entre en agonie, d'abord seul (car Dufréty est chez la concubine). Quand Dufréty est là, il demande à être absous. Dufréty appelle un prêtre, qui tarde à venir. Le jeune prêtre cancéreux, dit alors, avec une extrême lenteur :
« Qu'est-ce que cela fait ? Tout est grâce »[3]
Etant donné que tout dans l'histoire de ce jeune prêtre montre qu'il sert Dieu au moment où il craint de le desservir, il est permis de voir dans cette mort un appel et un sacrifice offert en rédemption de toutes les injustices, de toutes les lâchetés qui ont croisé sa route.
[1] Georges BERNANOS, Journal d'un curé de campagne (Plon 1936), éditions « Le livre de poche », Paris, 1966, p. 20
[2] p. 105
[3] Ibid., p. 254
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Françoise Breynaert