572.1 La place principale de Sichem est occupée par un invraisemblable fourmillement de gens. Je crois que la ville tout entière est là et que les habitants des campagnes et des villages voisins s’y sont eux aussi déversés. Ceux de Sichem, dans l’après-midi du premier jour, ont dû se répandre pour porter l’annonce en tout lieu, et tous sont accourus : bien portants comme malades, pécheurs comme innocents. Une fois la place bondée, les terrasses sur les toits remplies, les gens se sont juchés jusque sur les arbres qui ombragent la place.
Au premier rang, vers l’endroit gardé libre pour Jésus, contre une maison surélevée de quatre marches, se trouvent les trois enfants que Jésus a enlevés aux voleurs, ainsi que leur parenté. Comme ils sont impatients de revoir leur Sauveur ! Tout cri les fait se retourner pour le chercher. Et quand enfin la porte de la maison s’ouvre et que Jésus apparaît dans l’entrebâillement, les enfants volent en avant en criant : “ Jésus ! Jésus ! Jésus ! ”, et ils montent les hautes marches sans même attendre qu’il descende les embrasser. Jésus se penche et les enlace, avant de les élever, en un vivant bouquet de fleurs innocentes, et il dépose un baiser sur les petits visages qui lui rendent la pareille.
Les gens font entendre un murmure ému. Des voix s’élèvent pour dire :
« Il n’y a que lui pour savoir embrasser nos innocents. »
Et d’autres voix :
« Voyez-vous comme il les aime ? Il les a sauvés des voleurs, il leur a donné une maison après les avoir rassasiés et vêtus, et maintenant il les embrasse comme s’ils étaient les fils de ses entrailles. »
572.2 Jésus, qui a déposé les enfants par terre, sur la plus haute marche, tout près de lui, s’adresse à tous en répondant à ces dernières paroles anonymes :
« En vérité, ils sont pour moi bien plus que des fils de mes entrailles. C’est que je suis pour eux un père pour leur âme, et celle-ci m’appartient, non pendant le temps qui passe, mais pour l’éternité qui demeure. Si je pouvais dire de tout homme que c’est de moi, la Vie, qu’il tire la vie pour sortir de la mort !
Je vous ai invités à cela quand je suis venu pour la première fois parmi vous, et vous pensiez que vous aviez beaucoup de temps pour vous décider à le faire. Une seule a montré de l’empressement à suivre l’appel et à s’engager sur le chemin de la Vie : la personne la plus pécheresse d’entre vous. Peut-être justement parce qu’elle s’est sentie morte, qu’elle s’est vue morte, pourrie dans son péché, et qu’elle a eu hâte de sortir de la mort. Vous, vous ne vous sentez pas et vous ne vous voyez pas morts, donc vous n’avez pas son empressement.
Mais quel est le malade qui attend d’être mort pour prendre les remèdes de vie ? Un mort n’a besoin que d’un linceul, d’aromates et d’un tombeau où reposer pour devenir poussière après avoir été pourriture. Car si, pour des fins qui sont sages, la pourriture de Lazare que vous regardez avec des yeux dilatés par la crainte et la stupeur, retrouva la santé par l’intervention de l’Eternel, personne ne doit être tenté d’arriver à la mort de son âme en arguant : “ Le Très-Haut me rendra la vie de l’âme. ” Ne tentez pas le Seigneur votre Dieu.
572.3 C’est à vous de venir à la Vie. Il n’est plus temps d’attendre. La Grappe va être cueillie et pressée. Préparez votre âme au vin de la grâce qui va vous être donné. N’agissez-vous pas ainsi quand vous devez prendre part à un grand banquet ? Ne préparez-vous pas votre estomac à recevoir des mets et des vins de choix, en faisant précéder ce festin d’une abstinence prudente qui rend le goût net et l’estomac vigoureux pour savourer et désirer la nourriture et les boissons ? Et le vigneron n’en fait-il pas autant pour goûter le vin nouveau ? Il ne corrompt pas son palais le jour où il compte s’en charger. Il s’en garde, parce qu’il veut se rendre compte avec exactitude des qualités et des défauts du vin, pour corriger les uns et exalter les autres, et pour bien vendre sa marchandise. Mais si l’homme invité à un banquet sait le faire pour goûter avec plus de plaisir les mets et les vins, et le vigneron pour bien négocier son vin, ou pour rendre vendable un vin qui à cause de ses défauts serait repoussé par l’acheteur, l’homme ne devrait-il pas savoir le faire pour son âme, pour goûter le Ciel, pour gagner le trésor qui lui permettra d’entrer au Ciel ?
Ecoutez mon conseil. Oui, écoutez-le. C’est un bon conseil, un conseil juste du Juste qu’en vain on a mal conseillé, et qui veut vous sauver des fruits des mauvaises exhortations qu’on vous a adressées. Soyez justes comme je le suis. Et sachez donner une juste valeur aux recommandations qui vous sont faites. Si vous savez vous rendre justes, vous leur attribuerez une juste valeur.
572.4 Ecoutez une parabole : elle ferme le cycle de celles que j’ai dites à Silo et à Lébona, et traite toujours des conseils donnés et reçus.
Un roi envoya son fils bien-aimé visiter son royaume. Le royaume de ce roi était divisé en de nombreuses provinces, car il était très vaste. Ces provinces avaient des représentations différentes de leur roi. Certaines le connaissaient si bien qu’elles se considéraient comme les préférées, et en tiraient orgueil. A les écouter, il n’y avait qu’elles de parfaites, et elles seules comprenaient le roi et ses désirs. D’autres le connaissaient, mais sans se considérer comme sages pour autant, et elles s’efforçaient d’approfondir ce qu’elles savaient de lui. D’autres encore avaient la connaissance du roi, mais elles l’aimaient à leur manière, car elles s’étaient donné un code particulier qui n’était pas le vrai code du royaume. Du code véritable, elles avaient pris ce qui était à leur goût, et dans la mesure où cela leur convenait. Or, même ce peu, elles l’avaient déformé en le mélangeant à d’autres lois empruntées à d’autres royaumes, ou qu’elles s’étaient forgées elles-mêmes, et qui n’étaient pas bonnes. Oui, qui n’étaient pas bonnes. D’autres enfin ignoraient davantage leur roi, et certaines savaient seulement qu’il existait. Rien de plus. Mais ce peu qu’elles croyaient, elles s’imaginaient même que c’était un conte.
Le fils du roi vint visiter le royaume de son père pour apporter aux différentes régions une connaissance exacte du roi, ici en corrigeant l’orgueil, là en relevant ceux que l’on avait avilis, ailleurs en redressant des idées erronées, plus loin en persuadant d’ôter les éléments impurs de la loi, qui était pure. A d’autres endroits, il lui fallut combler des lacunes, ou essayer de donner un minimum de connaissances et de foi en ce roi réel, dont tout homme était le sujet. Ce fils de roi pensait pourtant que, pour tous, une première leçon était l’exemple d’une justice conforme au code, aussi bien dans les lois primordiales que dans les détails de moindre importance. Et il était parfait, de sorte que les gens de bonne volonté s’amélioraient parce qu’ils suivaient autant les actes que les paroles du fils du roi : en effet, ses paroles et ses actes ne faisaient qu’un, tant ils se correspondaient sans dissonances.
572.5 Néanmoins, les provinciaux qui se considéraient comme parfaits uniquement parce qu’ils avaient une connaissance intégrale de la lettre du code, mais sans en posséder l’esprit, se rendaient bien compte, à l’observance du fils du roi et à ses exhortations, de cette situation ; et ils voyaient leur hypocrisie démasquée. Alors ils pensèrent à faire disparaître ce qui les révélait tels qu’ils étaient. Et pour y arriver, ils choisirent deux voies : l’une contre le fils du roi, l’autre contre ses partisans. Contre le premier, les mauvais conseils et les persécutions, contre les seconds, les mauvais conseils et les intimidations.
Il y a beaucoup de façons de donner un mauvais conseil. On peut par exemple dire : “ Ne fais pas ceci, cela pourrait te nuire ”, en feignant un intérêt bienveillant, ou encore persécuter pour convaincre celui que l’on veut dévoyer de manquer à sa mission. Ainsi, il est possible de recommander aux partisans : “ Défendez à tout prix et par tous les moyens le juste persécuté ”, tout autant que : “ Si vous le protégez, vous vous heurterez à notre mépris. ”
Mais je ne parle pas ici des conseils aux partisans. Je parle de ceux que l’on a suggérés ou fait suggérer au fils du roi, avec une fausse bonhomie, avec une haine farouche, ou par la bouche d’instruments ignorants que l’on incitait à nuire en leur faisant croire qu’ils rendraient service.
On rapporta au fils du roi ces paroles. Il avait des oreilles, des yeux, de l’intelligence et du cœur. Il ne pouvait donc que les entendre, les étudier, les comprendre et les juger. Mais il avait surtout l’esprit droit du vrai juste. Et à tout conseil donné sciemment ou inconsciemment pour l’amener à pécher — et donc à être un mauvais exemple pour les sujets de son père et à lui causer une infinie douleur —, il répondait : “ Non. Je fais ce que veut mon père. Je suis son code. Etre fils du roi ne m’exempte pas d’être le plus fidèle de ses sujets pour observer la Loi. Vous qui me détestez et voulez m’effrayer, apprenez que rien ne me fera violer la Loi. Vous qui m’aimez et voulez me sauver, sachez que je vous bénis pour votre intention ; néanmoins, votre amour et l’amour que je vous porte — car vous m’êtes plus fidèles que ceux qui se prétendent ‘sages’ — ne doit pas me rendre injuste dans mon devoir envers le plus grand amour, qui est celui qu’il faut montrer à mon père. ”
572.6 Voilà la parabole, mes enfants. Elle est si claire que chacun de vous peut l’avoir comprise. Dans les âmes justes, il ne peut s’élever qu’une seule voix : “ Il est vraiment le Juste, car aucun conseil humain ne peut le dévoyer. ”
Oui, fils de Sichem, rien ne peut m’induire en erreur. Malheur, si je tombais dans l’erreur ! Malheur à moi, mais aussi à vous. Au lieu d’être votre Sauveur, je serais pour vous un traître, et vous auriez raison de me haïr. Mais je ne le ferai pas.
Je ne vous reproche pas d’avoir écouté certaines suggestions et pensé à prendre des mesures contraires à la justice. Vous n’êtes pas coupables, puisque vous l’avez fait par esprit d’amour, mais je vous répète ce que je vous ai dit au commencement et à la fin, je vous le répète : vous m’êtes plus chers que si vous étiez les fils de mes entrailles, car vous êtes les fils de mon esprit. Votre esprit, je l’ai amené à la Vie, et je le ferai encore davantage.
Sachez, et que ce soit votre souvenir de moi, sachez que je vous bénis pour la pensée que vous avez eue dans le cœur. Mais grandissez dans la justice, en voulant seulement ce qui honore le vrai Dieu, envers qui il faut faire preuve d’un amour absolu qu’on ne doit avoir pour aucune autre créature. Venez à cette parfaite justice dont je vous donne l’exemple, une justice qui foule aux pieds les égoïsmes du bien-être personnel, la peur des ennemis et de la mort, qui piétine tout, pour faire la volonté de Dieu.
Préparez votre esprit. L’aube de la grâce se lève, le banquet de la grâce s’apprête. Vos âmes, les âmes de ceux qui veulent venir à la vérité, sont à la veille de leurs noces, de leur libération, de leur rédemption. Préparez-vous, dans la justice, à la fête de la Justice. »
572.7 Jésus fait signe aux parents des enfants, qui se tiennent près d’eux, d’entrer dans la maison avec lui, et il se retire après avoir pris dans ses bras les trois petits, comme au début.
Sur la place, les commentaires s’entrecroisent, fort divers. Les meilleurs approuvent :
« Il a raison. Nous avons été trahis par ces faux envoyés. »
Les moins bons disent :
« Mais alors, il ne devait pas nous flatter. Il nous fait haïr encore plus. Il nous a bernés. C’est un vrai juif.
– Vous ne pouvez pas soutenir cela : nos pauvres profitent de ses secours, nos malades de sa puissance, nos orphelins de sa bonté. Nous ne pouvons pas prétendre qu’il pèche pour nous faire plaisir.
– Il a déjà péché, car il nous a haïs en nous faisant détester par…
– … par qui ?
– Par tout le monde. Il nous a bernés. Oui, il nous a bernés ! »
Les opinions diverses remplissent la place, mais elles ne troublent pas l’intérieur de la maison, où Jésus se trouve avec les notables, les enfants et leurs parents.
Une fois de plus se vérifie la parole prophétique[43] :
« Il sera un signe de contradiction. »
[43] parole prophétique de Siméon, en 32.5 (Lc 2, 34).