576.1 Par une très belle matinée d’avril, la terre et le firmament déploient toutes leurs beautés printanières. On respire la lumière, les chants, les odeurs, tant l’air est imprégné de clarté, de voix joyeuses et affectueuses, de parfums. Il a dû tomber pendant la nuit une courte averse qui a fait partir la poussière des routes et les a assombries, sans les rendre boueuses. Elle a lavé les tiges et les feuilles et celles-ci, scintillantes et propres, remuent sous une douce brise qui descend des monts vers la plaine fertile qui annonce Jéricho. Des rives du Jourdain montent continuellement des gens qui viennent de le traverser, ou bien qui ont suivi le chemin côtier, pour rejoindre cette route-ci, qui mène directement à Jéricho et à Doco, comme l’indiquent les inscriptions. A la foule des Hébreux qui, de tous côtés, affluent vers Jérusalem pour les cérémonies rituelles, se mêlent des marchands venus d’autres endroits, et des bergers avec les agneaux des sacrifices qui bêlent, ignorants de leur sort.
Plusieurs reconnaissent Jésus et le saluent. Ce sont des Hébreux de Pérée, de la Décapole, ou de lieux plus éloignés. Il y a un groupe de Césarée Panéade. Des bergers, étant plutôt nomades et suivant leurs troupeaux, ont une certaine connaissance du Maître, qu’ils ont rencontré ou que ses disciples leur ont annoncé.
576.2 L’un d’eux se prosterne et lui dit :
« Puis-je t’offrir l’agneau ?
– Ne t’en défais pas, homme. C’est ton gagne-pain.
– C’est plutôt le signe de ma reconnaissance. Tu ne te souviens pas de moi. Moi, si. Tu étais en train de guérir un grand nombre de personnes, et j’en faisais partie. Tu m’as consolidé l’os de la cuisse que personne n’arrivait à soigner, et qui me rendait infirme. Je t’offre volontiers le plus beau de mes agneaux, pour le banquet de réjouissance. Je sais que, pour le sacrifice, tu es tenu de dépenser. Mais il te servira pour la réjouissance ! Tu m’en as tant donné. Accepte-le, Maître.
– Mais oui, prends-le. Ce sera de l’argent que nous économiserons, ou plutôt ce sera la possibilité de manger, car, avec toutes les prodigalités que l’on fait, moi, je n’ai plus d’argent, se lamente Judas.
– Quelles prodigalités ? Mais depuis Sichem, on n’a pas dépensé le moindre sou ! rétorque Matthieu.
– Quoi qu’il en soit, je n’ai plus d’argent. Ce qui me restait, je l’ai donné à Mérod.
– Homme, écoute » dit Jésus au berger, pour mettre fin aux explications de Judas. « Pour l’instant, je ne monte pas à Jérusalem, et je ne puis emmener l’agneau. Autrement, je l’aurais accepté pour te montrer que ton cadeau m’est agréable.
– Mais ensuite, tu iras en ville. Tu t’y arrêteras pour les fêtes. Tu auras un lieu de repos. Dis-moi où tu seras, et je le confierai à tes amis…
– Je n’ai rien de cela… Mais, à Nobé, j’ai un ami âgé et pauvre. Ecoute-moi bien : le lendemain du sabbat pascal, à l’aube, tu iras à Nobé et tu diras à Jean, l’Ancien de Nobé — tout le monde te l’indiquera — : “ Cet agneau t’est envoyé par Jésus de Nazareth, ton ami, afin que tu en fasses aujourd’hui un joyeux banquet, car il n’est pas de plus grande joie que celle de ce jour pour les vrais amis du Christ. ” Le feras-tu ?
– Si tu le désires, je le ferai.
– Et tu me feras plaisir. Mais pas avant le lendemain du sabbat, rappelle-toi bien ! Et garde en mémoire mes paroles. Maintenant va, et que la paix soit avec toi. Que ton cœur reste bien ferme dans cette paix pour les jours à venir. Rappelle-toi cela aussi, et continue à croire en ma vérité. Adieu. »
576.3 Des gens se sont approchés pour écouter le dialogue et ne se sont dispersés que lorsque le berger les y a obligés en remettant son troupeau en route. Jésus suit le troupeau pour profiter du sillage qu’il lui offre.
Les gens bavardent :
« Alors, il va vraiment à Jérusalem ? Il ignore donc que des bans ont été publiés contre lui ?
– Personne ne peut empêcher un fils de la Loi de se présenter au Seigneur pour la Pâque. Est-il coupable de quelque délit public ? Non. S’il l’était, le Proconsul l’aurait fait emprisonner comme Barabbas. »
Et d’autres :
« Tu as entendu ? Il n’a pas d’asile ni d’amis à Jérusalem. Est-ce que tous l’ont abandonné ? Même le ressuscité ? Belle reconnaissance !
– Tais-toi donc ! Les deux femmes que voici sont les sœurs de Lazare. Je suis des campagnes de Magdala, et je les connais bien. Si ses sœurs sont avec lui, c’est que la famille de Lazare lui est fidèle.
– Il n’ose peut-être pas entrer dans la ville.
– Il a raison…
– Dieu lui pardonnera, s’il reste au dehors.
– Ce n’est pas sa faute, s’il ne peut monter au Temple.
– Sa prudence est sagesse. S’il venait à être pris, tout serait fini avant son heure.
– Il n’est certainement pas encore prêt à se proclamer notre roi, et il ne veut pas être capturé.
– On raconte que, pendant qu’on le croyait à Ephraïm, il est allé un peu partout, jusqu’auprès des tribus nomades, pour recruter des partisans et des soldats et chercher des protections.
– Qui te l’a dit ?
– Ce sont les mensonges habituels. Il est le Roi saint, et non le roi des troupes.
– Peut-être qu’il fera la Pâque supplémentaire[53]. Il est plus facile alors de passer inaperçu. Le Sanhédrin est dissous après les fêtes, et tous ses membres rentrent chez eux pour la moisson. Il ne se réunit pas avant la Pentecôte.
– Et une fois qu’ils seront partis, qui voulez-vous qui lui fasse du mal ? Ce sont eux, les chacals.
– Hum ! Il ferait preuve d’une telle prudence ? C’est une attitude trop humaine. Il est plus grand qu’un homme et ne voudra pas d’une mesure aussi lâche.
– Lâche ? Pourquoi ? On ne peut traiter de lâche celui qui s’épargne pour sa mission.
– C’est pourtant de la lâcheté, car toute mission est toujours inférieure à Dieu. C’est pourquoi le culte rendu à Dieu doit avoir la préséance sur toute autre chose. »
Ces réflexions passent de bouche en bouche. Jésus fait mine de ne pas les entendre.
576.4 Jude s’arrête pour attendre les femmes — elles suivaient avec le jeune garçon à une trentaine de pas — et, lorsqu’elles l’ont rejoint, il demande à Elise :
« Avez-vous fait beaucoup de dons à Sichem après notre départ ?
– Pourquoi ?
– Parce que Judas n’a plus le moindre sou. Tes sandales, Benjamin, ne vont pas tenir longtemps, c’est certain. Nous n’avons pas pu entrer à Tersa, et même si cela avait été possible, le manque d’argent nous aurait interdit tout achat… Tu devras arriver ainsi à Jérusalem…
– Avant, il y a Béthanie, dit Marthe en souriant.
– Encore avant, il y a Jéricho et ma maison, ajoute Nikê, en souriant aussi.
– Et avant tout cela, il y a moi » intervient Marie de Magdala. « J’en ai fait la promesse et je la tiendrai. Ce voyage est vraiment une expérience : j’ai connu ce que signifie ne pas avoir une didrachme, et maintenant je vais connaître ce que c’est de devoir vendre un objet par nécessité.
– Et que veux-tu vendre, Marie, puisque tu ne portes plus de bijoux ? demande Marthe à sa sœur.
– Mes grosses épingles à cheveux en argent. Elles sont nombreuses. Mais pour tenir en place ce poids inutile, des épingles de fer peuvent suffire. Je vais les vendre. Jéricho est remplie de gens qui achètent ces babioles. D’ailleurs, c’est aujourd’hui jour de marché, et aussi les jours qui viennent, à cause des fêtes.
– Mais, ma sœur…
– Quoi ? Tu te scandalises en pensant qu’on puisse me croire assez pauvre pour devoir vendre mes épingles d’argent ? Oh ! je voudrais t’avoir toujours scandalisée de cette manière ! C’était pire quand, sans besoin, je me vendais moi-même pour satisfaire les vices d’autrui et les miens.
– Tais-toi donc ! Ce jeune garçon ne sait rien !
– Il ne sait pas encore. Peut-être ignore-t-il encore que j’étais pécheresse. Il l’aurait appris demain par des individus qui me détestent parce que je ne le suis plus, et certainement avec des détails que mon péché n’a pas eus, malgré son importance. Il vaut donc mieux qu’il l’apprenne de moi et qu’il voie ce que peut le Seigneur qui l’a accueilli : faire d’une pécheresse une repentie, d’un mort un ressuscité ; de moi, morte spirituellement, de Lazare, mort physiquement, deux vivants. Car, Benjamin, c’est cela que le Rabbi a accompli pour nous. Souviens-t’en toujours et aime-le de tout ton cœur, car il est vraiment le Fils de Dieu. »
576.5 Un obstacle, le long de la route, a obligé Jésus à s’arrêter. Les apôtres et les femmes le rejoignent donc, et Jésus leur enjoint :
« Allez de l’avant, vers Jéricho, et entrez-y si vous voulez. Moi, je vais à Doco avec Judas. Je vous rejoindrai au coucher du soleil.
– Oh ! pourquoi nous éloignes-tu ? Nous ne sommes pas lasses, protestent-elles toutes.
– Parce que je voudrais que, pendant ce temps, vous — ou du moins certaines d’entre vous — vous préveniez les disciples que je serai chez Nikê demain.
– S’il en est ainsi, Seigneur, nous partons. Viens, Elise, et toi Jeanne, ainsi que Suzanne et Marthe. Nous préparerons tout ce qu’il faut, dit Nikê.
– Le garçon et moi aussi. Nous en profiterons pour faire nos achats » ajoute Marie de Magdala. « Bénis-nous, Maître, et reviens vite. Toi, Mère, tu restes ?
– Oui, avec mon Fils. »
On se sépare. Avec Jésus restent seulement les trois Marie : sa Mère avec sa belle-sœur Marie, femme de Cléophas, et Marie Salomé. Jésus quitte la route de Jéricho pour prendre un chemin secondaire qui mène à Doco.
576.6 Il s’y trouve depuis peu quand une caravane passe. C’est une riche caravane, qui certainement vient de loin. Les femmes sont montées sur des chameaux, enfermées dans des palanquins qui oscillent, attachés sur les échines bossues. Les hommes sont montés sur des chevaux fougueux ou d’autres chameaux. Un jeune homme s’en détache, fait agenouiller son chameau et glisse en bas de la selle pour aller vers Jésus. Un serviteur accourt pour tenir l’animal par la bride.
Le jeune homme se prosterne devant Jésus et lui dit après une profonde salutation :
« Je suis Philippe de Canata, fils de vrais israélites et resté tel. Je suis disciple de Gamaliel depuis que la mort de mon père m’a mis à la tête de son commerce. Je t’ai entendu plus d’une fois. Je connais tes actes, j’aspire à mener une vie meilleure pour obtenir cette vie éternelle dont tu assures la possession à celui qui crée ton Royaume en lui-même. Dis-moi donc, bon Maître : que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ?
– Pourquoi m’appelles-tu bon ? Dieu seul est bon.
– Tu es le Fils de Dieu, bon comme ton Père. Ah ! dis-moi, que dois-je faire ?
– Pour entrer dans la vie éternelle, observe les commandements.
– Lesquels, mon Seigneur ? Les anciens ou les tiens ?
– Les miens se trouvent déjà dans les anciens. Ils ne les modifient pas. Il s’agit toujours d’adorer d’un amour sincère l’unique vrai Dieu et de respecter les lois du culte, de ne pas tuer, de ne pas voler, de ne pas commettre d’adultère, de ne pas porter de faux témoignage, d’honorer son père et sa mère, de ne pas nuire à son prochain, mais au contraire de l’aimer comme soi-même. En agissant ainsi, tu obtiendras la vie éternelle.
– Maître, j’ai observé tout cela depuis mon enfance. »
Jésus le regarde avec amour et, doucement, il lui demande :
« Et cela ne te paraît pas suffisant ?
– Non, Maître. Il est tellement grand, le Royaume de Dieu en nous et dans l’autre vie ! Dieu se donne à nous, or ce don est infini. Je sens qu’il nous est demandé bien peu, par rapport au Tout, à l’Infini parfait qui se donne. Je pense qu’on doit l’obtenir par de plus grands mérites que ce qui est requis pour lui être agréable et ne pas être damné.
– Tu as raison. Pour être parfait, il te manque encore quelque chose. Si tu désires être parfait comme le veut notre Père des Cieux, va, vends ce que tu as et offre-le aux pauvres, et tu auras dans le Ciel un trésor qui te fera aimer du Père, lui qui a donné son Trésor pour les pauvres de la terre. Puis viens, et suis-moi. »
Le jeune homme s’attriste et devient songeur, puis il se relève en disant :
« Je me souviendrai de ton conseil… »
Et il s’éloigne, tout affligé.
576.7 Judas murmure avec un petit sourire ironique :
« Je ne suis pas le seul à aimer l’argent ! »
Jésus se retourne et l’observe… Puis il regarde les onze autres visages autour de lui, et soupire :
« Comme il est difficile à un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux ! La porte en est étroite, son chemin est escarpé, et ceux qui sont chargés du poids volumineux des richesses ne peuvent le parcourir pour y pénétrer ! Pour entrer là-haut, il ne faut que des trésors de vertus, immatériels, et il faut savoir se séparer de tout attachement aux biens de ce monde et aux vanités. »
Jésus est très triste…
Les apôtres se regardent les uns les autres du coin de l’œil…
Jésus reprend, en regardant la caravane du jeune homme riche s’éloigner :
« En vérité, je vous dis qu’il est plus facile à un chameau de passer par le trou de l’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu.
– Dans ce cas, qui pourra jamais se sauver ? La misère rend souvent pécheur à cause de l’envie, du peu de respect pour ce qui appartient à autrui et de la défiance envers la Providence… La richesse est un obstacle à la perfection… Alors ? Qui pourra se sauver ? »
Jésus les regarde et leur dit :
« Ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu, car il peut tout. Il suffit que l’homme aide son Seigneur par sa bonne volonté. Et c’est faire preuve de bonne volonté que d’accepter le conseil reçu et de s’efforcer d’arriver à se libérer des richesses. A se libérer de tout pour suivre Dieu. Car voici ce qu’est la vraie liberté de l’homme : suivre les paroles que Dieu lui murmure au cœur et ses commandements, n’être esclave ni de soi-même, ni du monde, ni du respect humain, et donc pas esclave de Satan. Se servir du splendide libre-arbitre que Dieu a donné à l’homme pour désirer librement et uniquement le bien et obtenir ainsi la vie éternelle, toute lumineuse, libre, bienheureuse. Il ne faut pas même être esclave de sa propre vie si, pour la servir, on doit résister à Dieu. Je vous l’ai dit[54] : “ Celui qui perdra sa vie parce qu’il m’aime et veut servir Dieu, la sauvera pour l’éternité. ”
576.8 – Voilà ! Pour te suivre, nous avons tout quitté, même ce qui est le plus licite. Que nous arrivera-t-il donc ? Entrerons-nous dans ton Royaume ? demande Pierre.
– En vérité, en vérité, je vous dis que ceux qui m’auront suivi de cette façon, et qui me suivront — car, tant que l’on est sur la terre et que l’on a devant soi des jours où on peut réparer le mal commis, il est toujours temps de réparer sa paresse et les fautes perpétrées jusqu’ici — ceux qui me suivront seront avec moi dans mon Royaume. En vérité, je vous dis que, vous qui m’avez suivi dans la régénération, vous siégerez sur des trônes pour juger les tribus de la terre avec le Fils de l’homme, assis sur le trône de sa gloire. En vérité, je vous dis encore que personne n’aura, par amour de mon nom, quitté maison, champs, père, mère, frères, sœurs, époux et enfants pour répandre la Bonne Nouvelle et me continuer, sans recevoir le centuple en ce temps et la vie éternelle dans le siècle à venir.
– Mais si nous perdons tout, comment pourrons-nous multiplier nos biens par cent ? demande Judas.
– Je le répète : ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu. Et Dieu donnera le centuple de joie spirituelle à ceux qui, d’hommes du monde, auront su se rendre fils de Dieu, c’est-à-dire hommes spirituels. Ils jouiront de la vraie joie, ici et au-delà de la terre. J’ajoute que ce ne sera pas le cas de tous ceux qui semblent être les premiers et qui devraient l’être, ayant reçu plus que les autres. De même, ne seront pas derniers tous ceux qui semblent l’être, quand encore ils ne sont pas considérés comme moins que derniers, n’étant pas en apparence mes disciples et n’appartenant même pas au Peuple élu. En vérité, beaucoup de premiers deviendront derniers et beaucoup de derniers, de tout à fait derniers, deviendront premiers… 576.9 Mais voilà Doco. Partez tous en avant, sauf Judas et Simon le Zélote. Allez m’annoncer à ceux qui peuvent avoir besoin de moi. »
Et Jésus, avec les deux apôtres qu’il a retenus, attend de se joindre aux trois Marie qui le suivent à quelques mètres de distance.
[53] la Pâque supplémentaire : Suivant l’ordre divin donné au désert du Sinaï, la Pâque est célébrée le 1er mois (Nisan : 15 mars - 14 avril), le 14e jour. Le 2e mois (ziv), le 14e jour, est instituée une seconde pâque pour ceux qui n’ont pu célébrer la première en raison de quelque souillure ou empêchement (Nb 9, 1-14).
[54] Je vous l’ai dit, en 265.12.