578.1 Déjà les murs blancs des maisons de Jéricho et ses palmiers se profilent sur un ciel d’un bleu intense, un bleu de céramique ou d’émail, quand, près d’un bosquet de tamaris ébouriffés, de mimosas fragiles, d’aubépines aux longues piques, d’autres arbres épineux pour la plupart, qui semblent être renversés là de la montagne pentue qui se trouve derrière Jéricho, Jésus rencontre un groupe important de disciples conduits par Manahen. Ils semblent attendre. C’est effectivement ce qu’ils confirment, après avoir salué le Maître, et ils ajoutent que nombre d’entre eux se sont éparpillés sur d’autres routes pour obtenir quelques nouvelles, car ils avaient été impressionnés que Jésus ait pris une nuit entière de retard avant d’arriver à Jéricho.
« Je suis venu ici avec eux, et je ne te quitterai pas avant de te savoir en sécurité chez Lazare, dit Manahen.
– Pourquoi ? Y a-t-il quelque danger ? demande Jude.
– Vous êtes en Judée… Vous connaissez le décret, et la haine aussi. Tout est donc à craindre » répond Manahen. Se tournant vers Jésus, il explique : « J’ai emmené avec moi les hommes les plus courageux, car on pouvait présumer que, s’ils ne t’avaient pas pris, tu allais passer par ici. Et nous avons compté sur notre valeur de disciples et d’hommes pour impressionner les mauvais et te faire respecter. »
En effet, je vois autour de lui des anciens disciples de Gamaliel, le prêtre Jean, Nicolaï d’Antioche, Jean d’Ephèse et d’autres hommes vigoureux dans la fleur de l’âge, d’un air plus distingué que le commun. Je ne les connais pas, mais Manahen en présente rapidement quelques-uns. Ils arrivent de toutes les régions de la Palestine et certains viennent de la cour d’Hérode Philippe. Les noms des plus anciennes familles d’Israël résonnent ainsi sur la route près du bosquet ébouriffé où le vent fait trembler les feuilles des mimosas et incline les rejetons des aubépines.
578.2 « Allons. N’y a-t-il personne avec les femmes, chez Nikê ? demande Jésus.
– Tous les bergers, excepté Jonathas, qui attend Jeanne dans son palais de Jérusalem. Mais le nombre de tes disciples a augmenté sans mesure. Hier, ils étaient environ cinq cents à attendre à Jéricho, tellement que les serviteurs d’Hérode en étaient impressionnés et l’avaient rapporté à leur maître. Et lui ne savait pas s’il fallait trembler ou sévir. Mais, obsédé comme il l’est par le souvenir de Jean, il n’ose plus lever la main sur aucun prophète…
– Bien ! Cela ne te fera pas de mal ! s’écrie Pierre en se frottant joyeusement les mains.
– C’est celui qui a le moins d’importance, cependant. C’est une pâte molle que chacun peut manipuler à sa guise, et celui qui le tient sait le manœuvrer.
– Mais qui le tient ? Pilate, peut-être ? demande Barthélemy.
– Pilate n’a pas besoin d’Hérode pour agir. Hérode est un serviteur. Ce n’est pas aux serviteurs que s’adressent les puissants, répond Manahen.
– Qui, alors ? reprend Barthélemy.
– Le Temple, lance avec assurance un homme de la compagnie de Manahen.
– Mais pour le Temple, Hérode est anathème. Son péché…
– Tu es bien naïf, Barthélemy, malgré ta science et ton âge ! Tu ignores donc que le Temple sait passer sur beaucoup de choses, sur trop de choses, pour atteindre son but ? C’est pour cela qu’il n’est plus digne d’exister, s’exclame Manahen avec un geste de souverain mépris.
– Tu es juif. Tu ne dois pas parler ainsi. Le Temple est toujours le Temple pour nous, déclare Barthélemy.
– Non. C’est le cadavre de ce qu’il était. Et un cadavre devient une immonde charogne quand la mort remonte à un certain temps. C’est pour cela que Dieu a envoyé le Temple vivant : pour que nous puissions nous prosterner devant le Seigneur sans que ce soit une pantomime impure.
578.3 – Tais-toi ! » susurre à Manahen un autre de ses compagnons, qui estime qu’il exprime trop ouvertement sa pensée.
C’est l’un de ceux qui n’ont pas été présentés et qui reste entièrement couvert.
« Pourquoi devrais-je me taire, si c’est ainsi que parle mon cœur ? Penses-tu que ce que je dis puisse nuire au Maître ? S’il en est ainsi, je me tairai, pas pour une autre raison. Même s’ils me condamnaient, je saurais dire : “ C’est mon opinion, ne châtiez pas d’autres personnes que moi. ”
– Manahen a raison. Nous en avons assez, de nous taire par peur. C’est le moment pour chacun de se prononcer pour ou contre, et de dire ce qu’il a sur le cœur. Je partage ton avis, mon frère en Jésus. Et si cela doit causer notre mort, nous mourrons ensemble en confessant encore la vérité, lance impétueusement Etienne.
– Soyez prudents ! Soyez prudents ! » exhorte Barthélemy. « Le Temple est toujours le Temple. Il peut faillir, il n’est pas certainement parfait, mais il est… il est… Après Dieu, il n’y a personne de plus grand, et pas de forces plus grandes que le grand-prêtre et le Sanhédrin… Ils représentent Dieu, et nous devons considérer ce qu’ils représentent, non pas ce qu’ils sont. Je me trompe peut-être, Maître ?
– Non, tu ne te trompes pas. Il faut savoir tenir compte de l’origine de toute constitution : en l’occurrence, c’est le Père éternel, qui a constitué le Temple et les hiérarchies, les rites et l’autorité des hommes préposés à le représenter. Il faut savoir remettre au Père le jugement. Lui sait quand et comment intervenir, comment veiller à ce que la propagation de la corruption n’atteigne pas tous les hommes et ne les fasse pas douter de Dieu… Manahen a su voir juste, en discernant la raison de ma venue à cette heure. Il faut enfin tempérer ton immobilisme, Barthélemy, par l’esprit novateur de Manahen, afin que la mesure soit juste, et par conséquent la façon de juger parfaite. Tout excès est toujours dommageable : pour celui qui l’accomplit, pour celui qui le subit, ou qui s’en scandalise et, si ce n’est pas une âme honnête, s’en sert pour dénoncer ses frères. Mais c’est là une action de Caïn, une œuvre de Ténèbres, les fils de la Lumière n’y participeront pas. »
578.4 Emmitouflé dans son manteau au point qu’on distingue à peine ses yeux noirs, très vifs, l’homme qui a averti Manahen de ne pas trop parler s’agenouille auprès de Jésus et prend sa main en disant :
« Tu es bon, Maître. Trop tard je t’ai connue, ô Parole de Dieu ! Mais il est encore temps de t’aimer comme tu le mérites, si ce n’est pour te servir longuement comme je l’aurais voulu, comme je le voudrais maintenant.
– Il n’est jamais trop tard pour l’heure de Dieu. Elle vient au bon moment et le Seigneur accorde le temps qu’il faut pour servir la Vérité, selon sa volonté.
– Mais de qui s’agit-il ? » murmurent les apôtres.
C’est en vain qu’ils interrogent les disciples : personne ne connaît la réponse ou, si on la sait, on ne veut rien dire.
« Qui est-ce, Maître ? demande Pierre quand il peut s’approcher de Jésus, qui marche au milieu du groupe et qui a les femmes derrière lui, les disciples devant, à ses côtés ses cousins et tout autour les apôtres.
– Une âme, Simon, rien de plus que cela.
– Mais… tu lui fais confiance sans savoir qui c’est ?
– Je sais de qui il s’agit, et je connais son cœur.
– Ah ! j’ai compris ! C’est comme pour la femme voilée de la Belle-Eau… Je ne te poserai plus de question…
Et Pierre est heureux, car Jésus, s’éloignant de Jacques, le prend près de lui.
578.5 Ils ont désormais atteint Jéricho. De la porte des murs jaillit la foule, une foule qui lance des hosannas, et c’est difficilement que Jésus peut avancer et traverser la ville, pour se rendre chez Nikê — car celle-ci habite hors de Jéricho, du côté opposé –. On le supplie de prendre la parole. On tend les bébés à bout de bras pour en faire une haie vivante et infranchissable, en tablant sur l’amour de Jésus pour les petits. On crie : “ Tu peux parler. L’homme s’est déjà enfui à Jérusalem ” et, en disant ces mots, on montre du doigt le magnifique palais d’Hérode, maintenant fermé.
Manahen confirme :
« C’est vrai : il s’est éclipsé pendant la nuit, sans faire de bruit. Il a peur. »
Mais rien n’arrête Jésus, qui avance en disant :
« Paix ! Paix ! Que celui qui a des peines ou des douleurs vienne chez Nikê. Que celui qui veut m’entendre vienne à Jérusalem. Ici, je suis le Pèlerin, comme vous tous. C’est dans la maison du Père que je parlerai. Paix ! Paix et bénédiction ! Paix ! »
C’est déjà un petit triomphe, un prélude à l’entrée à Jérusalem, désormais si proche.
Je suis étonnée de l’absence de Zachée, jusqu’au moment où je l’aperçois, debout à la limite du domaine de Nikê, au milieu de ses amis et en compagnie des bergers et des femmes disciples. Tous accourent à la rencontre de Jésus et se prosternent, puis l’escortent tandis que lui, les bénissant, entre par le verger et se dirige vers cette hospitalière demeure.