585.1 L’amour, tout comme la haine, incitent nombre de pèlerins réunis à Jérusalem, et même des habitants de Jérusalem, à prendre la route de Béthanie sans même attendre que le soleil soit tout à fait couché. Le crépuscule commence à peine lorsque les premiers arrivent à la maison de Lazare. Or il se trouve que ce sont les juifs les plus connus pour leur intransigeance. Mais quand Lazare, prévenu par ses serviteurs, s’étonne de cette violation du sabbat, il s’attire cette réponse pour le moins pharisaïque :
« De la Porte du Troupeau, on ne voit déjà plus le disque du soleil, donc nous avons pris la route en pensant que nous n’aurions sûrement pas dépassé la distance prescrite avant que le soleil ne disparaisse derrière les dômes du Temple. »
Un petit sourire ironique passe sur le visage plutôt sec de Lazare (car s’il est en bonne santé, s’il a bonne mine, il n’est vraiment pas gros). Et il leur répond poliment, mais d’un ton légèrement sarcastique:
« Et que voulez-vous voir ? Le Maître respecte le sabbat, et il repose. Il ne se borne pas à ne plus voir le disque du soleil pour estimer que le sabbat est terminé, mais il attend que le dernier rayon ait disparu pour cela.
– Nous savons qu’il est parfait ! Nous le savons bien ! Mais si nous nous sommes trompés, raison de plus pour le voir. Quelques minutes seulement, le temps qu’il nous absolve.
– Je regrette, mais je ne puis. Le Maître est fatigué, et il se repose. Je ne vais pas le déranger. »
585.2 Mais d’autres personnes arrivent, des pèlerins de partout qui prient, qui insistent pour voir Jésus. Aux Hébreux se mêlent des non-juifs et des prosélytes. Ils observent Lazare, ils le dévisagent comme si c’était un être irréel. Lazare supporte les désagréments d’une célébrité qu’il n’a pas recherchée, en répondant patiemment à ceux qui l’interrogent. Mais il n’enjoint pas aux serviteurs d’ouvrir le portail.
« Es-tu celui qui est revenu de la mort ? » demande un homme.
Il doit s’agit d’un sang mêlé car, du juif, il n’a que le gros nez aquilin caractéristique, alors que son accent et la forme de ses vêtements indiquent qu’il est étranger.
« Je le suis pour rendre gloire à Dieu, qui m’a tiré de la mort pour faire de moi un serviteur de son Messie.
– Mais était-ce une vraie mort ? s’interrogent d’autres.
– Demandez-le à ces notables juifs. Ils sont venus à mes funérailles et plusieurs furent présents à ma résurrection.
– Mais qu’as-tu ressenti ? Où étais-tu ? Que te rappelles-tu ? Quand tu es redevenu vivant, que t’est-il arrivé ? Comment t’a-t-il ressuscité ? Pourrions-nous voir le tombeau ? De quoi es-tu mort ? Es-tu vraiment en bonne santé, désormais ? N’as-tu plus aucune marque de tes plaies ? »
Lazare, patiemment, essaie de répondre à tout le monde. Mais s’il lui est facile de dire qu’il se porte très bien et que les marques des plaies ont disparu au cours des mois qui ont suivi sa résurrection, il ne peut décrire ce qu’il a ressenti ni comment il est ressuscité. Il répond:
« Je ne sais pas. Je me suis retrouvé vivant dans mon jardin, parmi mes serviteurs et mes sœurs. Dépouillé du suaire, j’ai vu le soleil, la lumière, j’ai eu faim, j’ai mangé, j’ai profité de la vie et du grand amour du Rabbi pour moi. Pour le reste, ceux qui étaient présents le savent mieux que moi. En voici trois qui parlent, et là-bas deux qui arrivent. »
(Ces deux derniers sont Jean et Eléazar, membres du Sanhédrin, alors que les trois qui discutent sont deux scribes et un pharisien que j’ai effectivement vus à la résurrection de Lazare, mais dont je ne me rappelle pas les noms).
« Ils refusent de parler à des gens comme nous, qui ne sommes pas juifs ! Allez les interroger, vous qui êtes juifs… 585.3 Mais toi, fais-nous voir le tombeau où tu te trouvais. »
On ne saurait se montrer plus insistant, de sorte que Lazare se décide. Il glisse un mot aux serviteurs, puis se tourne vers le petit groupe :
« Prenez la route qui passe entre cette demeure et mon autre maison. Je viendrai à votre rencontre pour vous conduire au tombeau, bien qu’il n’y ait à voir qu’une cavité ouverte dans une strate de roche.
– Peu importe ! Allons ! Allons-y !
– Lazare ! Arrête-toi ! Pouvons-nous venir, nous aussi ? A moins qu’on ne nous défende ce qui est permis aux étrangers ? demande un scribe.
– Non, Archélaüs. Accompagne-nous, si tu ne te sens pas contaminé d’approcher d’un tombeau.
– Ce n’est plus un tombeau, puisqu’il ne contient pas la mort.
– Mais il l’a contenue quatre jours durant. On est, pour beaucoup moins, réputé impur en Israël ! Celui qui effleure de son vêtement quelqu’un qui a touché un cadavre, vous dites qu’il est impur, or mon tombeau dégage encore des relents de mort bien qu’étant ouvert depuis si longtemps.
– Peu importe. Nous nous purifierons. »
Lazare regarde les deux pharisiens Jean et Eléazar, et leur dit:
« Vous aussi, vous venez ?
– Oui, nous venons. »
585.4 Lazare se dirige rapidement vers le côté bordé par des haies hautes et épaisses comme des murs, il ouvre un portail inséré dans l’une d’entre elles, et il se présente sur la route qui mène à la maison de Simon. Il fait alors signe d’avancer à ceux qui attendent, et il les conduit au tombeau. Un rosier en fleurs en contourne l’entrée, mais il ne suffit pas pour supprimer l’horreur qui émane d’une tombe ouverte. Sur la roche inclinée, sous l’arc fleuri, on peut lire : “ Lazare, sors !
Les malveillants le remarquent aussitôt et ils s’offusquent :
« Pourquoi as-tu fait graver là ces mots ? Tu n’aurais pas dû[95] !
– Pourquoi ? Chez moi, je peux faire ce que je veux, et personne ne peut m’accuser de péché si j’ai voulu fixer sur la roche, afin qu’ils soient ineffaçables, les mots du cri divin qui m’a rendu la vie. Quand je serai à l’intérieur, et que je ne pourrai plus célébrer la puissance du Rabbi, je veux que le soleil les lise encore sur la pierre, et que les vents les apprennent aux arbres, que les oiseaux et les fleurs les caressent, en continuant à ma place de bénir le cri du Messie, qui m’a tiré de la mort.
– Tu es un païen ! Tu es sacrilège ! Tu blasphèmes notre Dieu. Tu célèbres le sortilège du fils de Belzébuth. Gare à toi, Lazare !
– Je vous rappelle que vous êtes chez moi, venus sans y avoir été invités et dans une intention indigne. Vous êtes pires qu’eux, qui sont païens, mais reconnaissent un Dieu en celui qui m’a ressuscité.
– Anathème ! Tel Maître, tel disciple. Quelle horreur ! Eloignons-nous ! Fuyons loin de ce cloaque impur. Corrupteur d’Israël, le Sanhédrin se souviendra de tes paroles.
– Et Rome de vos complots. Sortez ! »
Lazare, qui est habituellement si doux, se rappelle soudain qu’il est le fils de Théophile, et il les chasse comme une bande de vauriens. Il reste les pèlerins de toutes les régions, qui regardent, qui demandent, qui implorent de voir le Christ.
585.5 « Vous le verrez en ville, mais pas maintenant. Cela m’est impossible.
– Ah ! il vient en ville ? Vraiment ? Tu ne mens pas ? Il vient malgré leur haine ?
– Oui. Partez maintenant, et soyez dans la paix. Vous voyez comment la maison repose ? On ne voit personne, on n’entend pas le moindre mot. Vous avez vu ce que vous vouliez : le ressuscité et le lieu de sa sépulture. Maintenant, partez, mais ne rendez pas votre curiosité stérile. Que le fait de m’avoir vu, moi, vivante preuve de la puissance de Jésus Christ, l’Agneau de Dieu et le Messie très saint, puisse vous amener tous sur son chemin. C’est à cause de cette espérance que je suis content d’être ressuscité : car j’espère que ce miracle pourra toucher ceux qui doutent et convertir les païens, en les persuadant tous qu’un seul est le vrai Dieu et un seul le vrai Messie : Jésus de Nazareth, le Maître. »
Le groupe se sépare de mauvais gré. Pour une personne qui part, il en arrive dix, et la foule continue à grossir. Mais Lazare, avec l’aide de quelques serviteurs, réussit à repousser tout le monde dehors et à fermer les grilles.
585.6 Il est sur le point de se retirer en ordonnant : “ Surveillez l’endroit, pour qu’on ne force pas la clôture ou qu’on ne la saute pas. Le soir va bientôt descendre, et ils vont s’en aller à leurs abris ”, quand il voit sortir d’un massif de myrte Eléazar et Jean.
« Quoi ? Je ne vous avais pas vus, et je croyais…
– Ne nous chasse pas. Nous sommes entrés dans un massif pour ne pas être vus. Nous devons parler au Maître. C’est nous qui sommes venus, car nous sommes moins suspects que Joseph et Nicodème. Mais nous souhaitons n’être vus de personne, excepté de toi et du Maître… Tes serviteurs sont-ils sûrs ?
– Dans la maison de Lazare, c’est la coutume de ne voir et n’entendre que ce qui plaît au maître, et de ne rien savoir pour les étrangers. Mais prenons ce chemin, entre ces deux murs de verdure plus épais qu’un mur. »
Il les conduit dans un sentier qui passe entre la double barrière impénétrable des buis et des lauriers.
« Restez ici, je vous amènerai Jésus.
– Que personne ne s’en aperçoive !…
– Ne craignez rien. »
585.7 L’attente dure peu. Bientôt, sur le sentier que l’entrelacement des branches plonge dans une semi-obscurité, Jésus apparaît, tout de blanc vêtu. Lazare reste en bordure comme s’il était de garde, ou par prudence. Mais Eléazar lui dit, ou plutôt lui fait signe d’approcher.
Lazare s’avance donc, pendant que Jésus salue les deux hommes qui lui adressent de profonds hommages.
« Maître, et toi, Lazare, écoutez. Dès que s’est répandue la nouvelle que tu es venu et que tu te trouves à Béthanie, le Sanhédrin s’est réuni chez Caïphe. Tout ce qui se fait est abusif… Et il a décidé… Ne te berce pas de faux espoirs, Maître ! Sois circonspect, Lazare ! Ne vous laissez pas séduire par une paix qui n’est que feinte ! L’apparente somnolence du Sanhédrin, c’est une feinte, Maître. Une feinte pour t’attirer et te capturer sans que la foule s’agite et se prépare à te défendre. Ton sort est fixé, et le décret ne changera pas. Que ce soit demain ou dans un an, il s’accomplira. Le Sanhédrin n’oublie jamais ses vengeances. Il sait attendre l’occasion favorable, mais ensuite… Toi aussi, Lazare, ils veulent te faire disparaître, te prendre, te supprimer parce qu’à cause de toi, il y en a trop qui les abandonnent pour suivre le Maître. Tu as employé toi-même le mot juste, tu es le témoignage de son pouvoir. Or ils veulent le détruire. Les foules oublieront vite, ils le savent. Après ta disparition et celle du Rabbi, beaucoup d’ardeurs s’éteindront.
– Non, Eléazar ! Elles flamberont ! s’exclame Jésus.
– Oh ! Maître ! Mais qu’y aura-t-il, si tu es mort ? Qu’est-ce qui fera flamber la foi en toi, en supposant qu’elle existe, si tu es éteint ? J’espérais n’avoir qu’une agréable nouvelle à t’annoncer et te faire une invitation : mon épouse va bientôt donner le jour au fils que ta justice a fait fleurir, en restaurant la paix[96] entre deux cœurs en tempête. Il naîtra pour la Pentecôte. Je voudrais te prier de venir le bénir. Si tu entres sous mon toit, tout malheur en sera pour toujours éloigné, dit le pharisien Jean.
– Je te donne dès maintenant ma bénédiction…
– Ah ! tu ne veux pas venir chez moi ! Tu ne me crois pas loyal ! Je le suis, Maître ! Dieu me voit !
– Je le sais. C’est que… je ne serai plus parmi vous à la Pentecôte.
– Mais l’enfant naîtra dans ma maison de campagne…
– Je le sais, mais je n’y serai pas. Et pourtant toi, ton épouse, celui qui va naître et les enfants que tu as déjà, ont ma bénédiction. Merci d’être venus. Maintenant, partez. Conduis-les par le sentier qui passe de l’autre côté de la maison de Simon, afin qu’on ne puisse les voir… Pour ma part, je retourne à la maison. Paix à vous… »
[95] Tu n’aurais pas dû, conformément à la prescription de Lv 26, 1.
[96] restaurant la paix, comme le relate le chapitre 409.