Charles Baudelaire (Paris 1821-1867) est le contemporain de Victor Hugo (romantique) et du musicien R. Wagner.
Il est l'auteur du recueil « Les fleurs du mal », dont le titre date de 1855[1], et qui eut trois éditions : en 1857, en 1861 et en 1868 (posthume).
Nous désirons expliquer le poème 43, car il permet de clarifier certaines ambiguïtés qui éclaboussent la Vierge Marie, souvent appelée La Madone (surtout en Italie).
Que diras-tu ce soir
Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,
Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri,
A la très-belle, à la très-bonne, à la très-chère,
Dont le regard divin t'a soudain refleuri ?
Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges :
Rien ne vaut la douceur de son autorité ;
Sa chair spirituelle a le parfum des Anges,
Et son œil nous revêt d'un habit de clarté.
Que ce soit dans la nuit et dans la solitude,
Que ce soit dans la rue et dans la multitude,
Son fantôme dans l'air danse comme un flambeau.
Parfois il parle et dit : "Je suis belle, et j'ordonne
Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau ;
Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone."[2]
L'univers religieux de Charles Baudelaire.
L'insistance de Baudelaire à se proclamer catholique est suspecte ; il est beaucoup plus sérieux de voir en lui un manichéen :
1) Dans les « fleurs du mal », il y a bien l'idée que la douleur est régénératrice[3], mais Baudelaire n'y associe jamais le sacrifice rédempteur du Christ[4].
2) Baudelaire adopte les idées dualistes de Mani (ou Manichée) [5] : Satan devient l'égal de Dieu, la matière est assimilée au mal. En ce monde, Dieu est tenu en échec par Satan. Jésus s'est donc trompé « saint Pierre a renié Jésus... il a bien fait ! »[6].
Citons encore cette pensée de Baudelaire : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. L'invocation à Dieu ou spiritualité est un désir de monter en grade; celle de Satan ou animalité est une joie de descendre. »[7]
3) Le comportement amoureux de Baudelaire se comprend très bien dans la perspective manichéenne, avec la séparation bien claire entre l'amour sensuel vouée à Jeanne Duval et l'amour pur, réservé à Madame Sabatier.
4) Baudelaire s'intéresse au mal, aux damnées, à la violence, et même aux charognes, parce que cela lui permet de faire de beaux vers : le mal lui est utile d'un point de vue esthétique. Dans ce contexte, le titre « Les fleurs du mal » évoque surtout la complaisance envers le péché parce qu'il est esthétiquement fécond[8]. Nous sommes aux antipodes de la vision chrétienne exprimée par Jean Paul II dans son encyclique « Veritatis splendor », un titre qui signifie justement « La splendeur de la vérité » !
La madone de Baudelaire : Madame Sabatier.
Deux femmes ont particulièrement compté dans la vie de Baudelaire :
- Jeanne Duval, une mulâtresse, illettrée, totalement inculte, alcoolique, qui le trompait sans vergogne, qu'il a surnommée la "Vénus Noire" et qui a exercé sur lui une tyrannie des sens. Elle représentait l'animalité pure, l'amour sensuel.
- Madame Sabatier, qui tenait salon à Paris, une intellectuelle, belle et assez libre de mœurs, richement entretenue par un banquier. Baudelaire lui voua un véritable culte et lui adressa pendant longtemps des poèmes anonymes. Le poème cité (sonnet XLII « Que diras-tu ce soir ? ») fut glissé par Baudelaire dans une lettre du 16 février 1854 adressée à Madame Sabatier. Puis Baudelaire fit paraître certains de ces poèmes, en les signant, dans une revue. Madame Sabatier le reconnut donc. Baudelaire ne voulut voir en elle que « l'ange gardien, la muse, la madone », une idole qui ne devait pas descendre des hauteurs éthérées où il l'avait placée : dans le manichéisme, les sens ne peuvent pas avoir part à cet amour : « Sa chair spirituelle a le parfum des Anges » (poème 43).
- Baudelaire eu d'autres femmes dans sa vie, dont Marie Daubrun. Il lui écrit d'ailleurs en 1852 : "Soyez mon ange gardien, ma muse et ma madone" (expression qu'il reprend pour Madame Sabatier dans le poème 43)
Dans « Les fleurs du mal », la critique littéraire a décelé que les poèmes XL à XLVIII (40 à 48) concernent madame Sabatier[9].
La madone de Baudelaire n'est donc pas Marie !
La madone de Baudelaire était donc madame Sabatier, laquelle finit par se donner à lui (fin aout 1857). Et à partir de ce jour-là, elle dégringola du piédestal où Baudelaire l'avait mise !
Cet exemple nous aide à comprendre pourquoi les chrétiens orthodoxes[10] éprouvent tant de répulsion vis-à-vis de l'appellation « Madone » pour Marie, la mère de Dieu...
Cet exemple nous invite à préciser certains points :
La bienheureuse Vierge Marie ne se réduit pas à l'intériorité du poète, elle est la « Theotokos », la Femme de l'Alliance entre Dieu et l'homme.
Femme de l'Alliance, la Vierge Marie incarne les commandements divins, (sachant bien que si l'on s'écarte de la loi morale, on doit nécessairement admettre la loi des penchants, le pathologique..).
Contre le manichéisme, Marie n'invite pas à un amour désincarné mais à une purification des sens.
Loin de se compromettre avec le péché, Marie est l'Immaculée dont la descendance est victorieuse de Satan, et attend notre adhésion personnelle.
[1] Il est vrai qu'isolé du reste, le titre « Les fleurs du mal » pourrait se comprendre dans la perspective du péché originel qui a souillé l'humanité et de la beauté qui désormais ne peut fleurir qu'au milieu du mal. Marie Immaculée elle-même n'a-t-elle pas grandi au milieu d'une humanité pécheresse ? Pie IX, avec l'Eglise en fête, avait proclamé le dogme de l'Immaculée conception en 1854.
Toutefois, d'un point de vue chrétien, pour découvrir la vérité sur Marie, on ne doit pas partir du péché originel mais du Christ et de son don pascal (Cf. Rm 5).
Et d'un point de vue littéraire, ce n'est pas du tout la perspective de Baudelaire !
[2] Charles Baudelaire (1821-1867), Les fleurs du mal, poème 43
[3] Notamment dans deux sonnets : « Le Cygne » et « Recueillement ».
[4] Georges BONNEVILLE, Les fleurs du mal, Profil Littérature, Hatier, Paris 1987, p. 51
[5] Georges BONNEVILLE, Les fleurs du mal, Profil Littérature, Hatier, Paris 1987, p. 52-54
[6] BAUDELAIRE, Les fleurs du mal, Sonnet CXVIII « Le reniement de saint Pierre ».
[7] BAUDELAIRE, Mon cœur mis à nu, 1864. Cf. fr.wikisource.org/wiki/Mon_c%C5%93ur_mis_%C3%A0_nu
[8] « Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe... » (Hymne à la beauté, XXI).
[9] Georges BONNEVILLE, Les fleurs du mal, Profil Littérature, Hatier, Paris 1987, p. 18
[10] S. TYSZKIEWICK, dans Aa Vv, « La spiritualité orthodoxe russe », dans La mystique et les mystiques, DDB, Paris 1965, p. 473
Françoise Breynaert