Le groupe des Dombes donne sa vision des divergences
Les éléments du consensus que nous venons de dégager aident aussi à préciser, par contraste, les divergences qui subsistent entre nous au sujet de l'Immaculée Conception. Si nos deux traditions tiennent également à honorer la sainteté incomparable du Christ et l'absolue primauté de la grâce divine, elles n'en tirent pas les mêmes conséquences et ne considèrent pas de la même manière la situation de Marie dans l'ensemble de l'humanité.
Pour les Eglises issues de la Réforme, le don de Dieu à Marie précède assurément le moment du fiat, mais il n'est pas théologiquement nécessaire de remonter, à partir de là, jusqu'à l'affirmation d'une sainteté qui aurait été communiquée à Marie dès la conception même : outre que cette affirmation n'a pas de fondement scripturaire, elle ne fait pas pleinement droit à une juste compréhension de la grâce divine et de l'œuvre du Christ. Comment en effet, Marie aurait-elle été touchée par la grâce si elle n'avait pas d'abord fait l'expérience du péché ? Comment aurait-elle été dès sa conception préservée de la faute alors que,, selon la révélation de l'Evangile, le Christ est venu appeler et sauver les pécheurs ? Et comment concevoir que Marie ait pu bénéficier par anticipation du salut qui serait un jour accompli par son Fils ? La doctrine de l'Immaculée Conception risque toujours d'arracher Marie au commun de la condition humaine, du fait que, selon cette doctrine, elle est la seule créature à être dès le début préservée de la faute originelle.
274. La doctrine catholique de l'immaculée conception tient, quant à elle, que la grâce rédemptrice a atteint Marie dès le premier instant de son existence. Bien que n'étant pas formellement attestée par l'Ecriture, elle se comprend à la lumière du dessein de Dieu dans l'histoire du salut : pour que Marie pût vraiment prononcer son fiat de l'Annonciation, Dieu a voulu qu'elle fût dès le commencement arrachée à la malédiction de la faute originelle. Il n'y a donc pas à imaginer un temps où Marie aurait d'abord vécu en situation pécheresse avant de pouvoir bénéficier de la grâce ; il faut plutôt dire que Marie, bien qu'appartenant totalement à notre humanité, a été dès le premier instant préservée de tout péché - et cela par pure grâce, parce qu'elle était appelée à devenir un jour la mère du Sauveur. En ce sens aussi, elle a été « comblée de grâce ».
Cette perspective n'implique pas que la sainteté de Marie se confonde avec la sainteté du Christ, qui est l'unique Rédempteur de l'humanité. Mais la doctrine de l'Immaculée Conception signifie que cette sainteté du Christ a été par avance accordée à la femme qui devait un jour le porter en son corps : Marie n'est dès le premier instant que parce qu'elle bénéficie, par anticipation, de la sainteté communiquée par son Fils.[1] La sainteté qui lui a ainsi été accordée, loin de la soustraire à la condition humaine, est ce qui a en fait restauré en elle la véritable humanité, la rendant capable d'acquiescer un jour à la parole de l'ange et de permettre ainsi la réalisation du dessein salvifique.
On comprend par cette voie comment l'Immaculée Conception, non moins que l'Assomption, parle en fait de notre propre vocation : si Marie a été "comblée de grâce" de façon unique, c'est pour témoigner que nous sommes à notre tour atteints par le don surabondant de la grâce que Dieu nous a accordée en son Fils Bien-aimé (cf. Ep 1, 6).[2] Cette vision dépasse toute nécessité logique : elle est de l'ordre de l'excès divin.
[1] Cf. Oraison de la messe catholique de l'Immaculée Conception : « Seigneur, tu as préparé à ton Fils une demeure digne de lui par la conception immaculée de la Vierge ; puisque tu l'as préservée de tout péché par une grâce venant de la mort de ton Fils... »
[2] Le participe passif "comblée de grâce" de Lc 1, 28 (Kekharitôménè) est unique dans le Nouveau Testament, et l'on peut y voir comme l'indice d'un don unique en faveur de Marie. C'est néanmoins le même verbe qu'emploie Ep 1, 6 à propos des chrétiens à qui Dieu a accordé sa grâce (echaritôsen). Il est aujourd'hui souhaitable d'éviter l'expression "privilège marial" à propose de l'Immaculée Conception (comme à propos de l'Assomption), afin que l'on ne perde pas de vue la portée de cette affirmation pour notre humanité elle-même.
Groupe des Dombes, Marie dans le dessein de Dieu et la communion des saints. Tome II : controverse et conversion, Bayard, Paris 1998, § 273-274