Le 11 février 1984, le pape Jean Paul II donna cette lettre.
LETTRE APOSTOLIQUE SALVIFICI DOLORIS
DU SOUVERAIN PONTIFE JEAN-PAUL II
AUX EVEQUES, AUX PRETRES, AUX FAMILLES RELIGIEUSES ET AUX FIDELES
DE L'EGLISE CATHOLIQUE
SUR LE SENS CHRETIEN DE LA SOUFFRANCE HUMAINE
Vénérables Frères dans l'épiscopat,
Chers Frères et Sœurs,
I INTRODUCTION
1. En expliquant la valeur salvifique de la souffrance, l'Apôtre Paul écrit: « Je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l'Eglise »(1).
Ces paroles semblent se trouver au terme du chemin qui parcourt longuement les détours de la souffrance inscrite dans l'histoire de l'homme et éclairée par la Parole de Dieu. Elles ont presque la valeur d'une découverte définitive qui s'accompagne de la joie; aussi l'Apôtre écrit-il:
« Je trouve ma joie dans les souffrances que j'endure pour vous »(2).
La joie vient de la découverte du sens de la souffrance, et même si Paul de Tarse, qui écrit ces paroles, y participe d'une manière très personnelle, cette découverte vaut en même temps pour les autres.
L'Apôtre fait part de sa propre découverte et il s'en réjouit à cause de tous ceux qu'elle peut aider - comme elle l'a aidé lui-même - à pénétrer le sens salvifique de la souffrance.
2. Le thème de la souffrance - précisément du point de vue de ce sens salvifique - semble s'intégrer profondément dans le contexte de l'Année de la Rédemption, le Jubilé extraordinaire de l'Eglise; et cette circonstance même paraît inviter directement à y être plus attentif durant cette période. Indépendamment de cela, c'est un thème universel qui accompagne l'homme sous toutes les longitudes et toutes les latitudes: en un sens, il est présent avec lui dans le monde, et il exige donc d'être constamment repris. Même si Paul, dans sa lettre aux Romains, a écrit que « toute la création jusqu'à ce jour gémit en travail d'enfantement »(3), même si les souffrances du monde animal sont connues de l'homme et lui sont proches, ce que nous exprimons par le mot « souffrance » semble cependant particulièrement essentiel à la nature de l'homme. Le sens en est aussi profond que l'homme lui-même précisément parce qu'il manifeste à sa manière la profondeur propre à l'homme, et à sa manière la dépasse. La souffrance semble appartenir à la transcendance de l'homme; c'est un des points sur lesquels l'homme est en un sens « destiné » à se dépasser lui-même, et il y est appelé d'une façon mystérieuse.
3. Si le thème de la souffrance doit être abordé tout particulièrement dans le contexte de l'Année de la Rédemption, cela tient avant tout à ce que la Rédemption s'est accomplie par la Croix du Christ, c'est-à-dire par sa souffrance. Et justement, au moment de l'Année de la Rédemption, nous repensons à la vérité exprimée dans l'encyclique Redemptor hominis: dans le Christ, « tout homme devient la route de l'Eglise »(4). On peut dire que l'homme devient la route de l'Eglise particulièrement quand la souffrance entre dans sa vie. Cela arrive, on le sait, à diverses étapes de la vie, cela se produit de diverses manièrès et prend des dimensions différentes; mais, que ce soit sous une forme ou sous une autre, la souffrance semble être, et elle est, quasi inséparable de l'existence terrestre de l'homme.
Puisque donc, au cours de sa vie terrestre, l'homme marche d'une façon ou de l'autre sur le chemin de la souffrance, l'Eglise devrait en tout temps - et spécialement peut-être en l'Année de la Rédemption - rencontrer l'homme précisément sur ce chemin. L'Eglise, qui naît du mystère de la Rédemption dans la Croix du Christ, a le devoir de rechercher la rencontre avec l'homme d'une façon particulière sur le chemin de sa souffrance. C'est dans cette rencontre que l'homme « devient la route de l'Eglise » et cette route-là est l'une des plus importantes.
4. De là découle aussi la présente réflexion, entreprise justement en cette Année de la Rédemption: la réflexion sur la souffrance. La souffrance humaine inspire la compassion, elle inspire également le respect et, à sa manière, elle intimide. Car elle porte en elle la grandeur d'un mystère spécifique. Ce respect particulier pour toute souffrance humaine doit être exprimé au début de tout ce qui va être développé ici et qui provient du besoin le plus profond du coeur comme aussi de l'impératif profond de la foi. Ces deux motifs semblent se rapprocher particulièrement l'un de l'autre et s'unir autour de ce thème de la souffrance: le besoin du cœur nous ordonne de vaincre la timidité, et l'impératif de la foi - formulé par exemple dans les paroles de saint Paul citées au début - indique les motivations au nom et en vertu desquelles nous osons toucher ce qui semble si inaccessible en chaque homme; car l'homme, dans sa souffrance, reste un mystère inaccessible.
II LE MONDE DE LA SOUFFRANCE HUMAINE
5. Même si dans sa dimension subjective, comme fait personnel enfoui au plus intime de l'homme concret et unique, la souffrance semble quasi inexprimable et incommunicable, il n'est peut-être rien qui ne demande en même temps comme elle, dans sa « réalité objective », d'être traité, médité, conçu en donnant au problème une forme explicite; il n'est donc rien qui ne demande autant que l'on pose à son sujet des questions de fond et que l'on en cherche les réponses. Il ne s'agit pas seulement ici, on le voit, de donner une description de la souffrance. Il y a d'autres critères qui dépassent le domaine de la description et que nous devons introduire si nous voulons pénétrer le monde de la souffrance humaine.
La médecine, en tant que science et en même temps comme art de soigner, découvre sur le vaste terrain des souffrances de l'homme leur aspect le plus connu, celui qui est identifié avec le plus de précision et est relativement le mieux combattu par les méthodes de « réaction » (c'est-à-dire de la thérapeutique). Toutefois, ce n'est là qu'un aspect. Le terrain de la souffrance humaine est beaucoup plus vaste, beaucoup plus diversifié, il a de multiples dimensions.
L'homme souffre de diverses manières qui ne sont pas toujours observées par la médecine, même dans ses branches les plus avancées.
La souffrance est quelque chose d'encore plus ample que la maladie, de plus complexe et en même temps plus profondément enraciné dans l'humanité elle-même. Une première approche de ce problème nous vient de la distinction entre la souffrance physique et la souffrance morale. Cette distinction se fonde sur la double dimension de l'être humain, et elle désigne l'élément corporel et spirituel comme le sujet immédiat ou direct de la souffrance. Dans la mesure où l'on peut, jusqu'à un certain point, employer comme synonymes les mots « souffrance » et « douleur », il y a souffrance physique lorsque « le corps fait mal » d'une façon ou d'une autre, tandis que la souffrance morale est une « douleur de l'âme ». Il s'agit en effet de la douleur de nature spirituelle, et pas seulement de la dimension «psychique » de la douleur qui accompagne la souffrance morale comme la souffrance physique. L'ampleur de la souffrance morale et la multiplicité de ses formes ne sont pas moindres que celles de la souffrance physique; mais en même temps, il semble que la thérapeutique ait plus de mal à l'identifier et à l'atteindre.
6. L'Ecriture est un grand livre sur la souffrance. Citons seulement, d'après les Livres de l'Ancien Testament, quelques exemples de situations qui portent les marques de la souffrance, et avant tout de la souffrance morale: le danger de mort(5), la mort de ses propres enfants(6), en particulier la mort du fils premier-né et unique(7); et puis aussi: la privation de descendance(8), la nostalgie de sa patrie(9), la persécution et l'hostilité du milieu(10), la raillerie et la dérision à l'égard de celui qui souffre(11), la solitude et l'abandon(12); et encore: les remords de conscience(13), la difficulté de comprendre la prospérité des méchants et la souffrance des justes(14), l'infidélité et l'ingratitude des amis et des voisins(15); enfin, les malheurs de sa propre patrie(16).
L'Ancien Testament, traitant l'homme comme un « ensemble » psychophysique, associe souvent les souffrances « morales » à la douleur ressentie dans telle partie précise de l'organisme: les os(17), les reins(18), le foie(19), les entrailles(20), le coeur(21). On ne peut nier en effet que les souffrances morales ont aussi une composante « physique », ou somatique, et qu'elles affectent souvent l'état général de l'organisme.
7. On voit par ces exemples que nous trouvons dans l'Ecriture une grande variété de situations douloureuses pour l'homme. Cette liste déjà très diverse n'épuise pourtant pas tout ce qu'en fait de souffrance a déjà dit, et redit constamment, le livre de l'histoire de l'homme (il s'agit plutôt d'un « livre non écrit ») et plus encore le livre de l'histoire de l'humanité lu à travers l'histoire de chaque homme.
On peut dire que l'homme souffre lorsqu'il éprouve un mal, quel qu'il soit.
Dans le vocabulaire de l'Ancien Testament, le rapport entre souffrance et mal se présente clairement comme une identité.
En effet, ce vocabulaire ne possédait pas de mot spécifique pour désigner la « souffrance »; aussi définissait-il comme « mal » tout ce qui était souffrance(22).
Seule la langue grecque - et, avec elle, le Nouveau Testament (et les traductions grecques de l'Ancien Testament) - se sert du verbe « pasko = je suis affecté de ..., j'éprouve une sensation, je souffre », et grâce à ce terme, la souffrance n'est plus directement identifiable au mal (objectif), mais elle désigne une situation dans laquelle l'homme éprouve le mal et, en l'éprouvant, devient sujet de souffrance. Celle-ci, à vrai dire a un caractère à la fois actif et passif (de « patior »). Même lorsque l'homme s'inflige à lui-même une souffrance, lorsqu'il en est l'auteur, cette souffrance reste quelque chose de passif dans son essence métaphysique.
Cela ne veut pas dire toutefois que la souffrance, au sens psychologique, soit dépourvue d'un caractère « actif » spécifique. Il y a là en effet une « activité » multiple, et subjectivement différenciée, de douleur, de tristesse, de déception, d'abattement ou même de désespoir, selon l'intensité de la souffrance, selon sa profondeur, et, indirectement, selon toute la structure du sujet qui souffre et sa sensibilité spécifique. Au sein de ce qui constitue la forme psychologique de la souffrance se trouve toujours une expérience du mal qui entraîne la souffrance de l'homme.
Ainsi donc, la réalité de la souffrance fait surgir la question de l'essence du mal: qu'est-ce que le mal?
Cette question paraît en un sens inséparable du thème de la souffrance. La réponse chrétienne à ce sujet diffère de celle qui est donnée par certaines traditions culturelles et religieuses, pour lesquelles l'existence est un mal dont il faut se libérer. Le christianisme proclame que l'existence est fondamentalement un bien, que ce qui existe est un bien; il professe la bonté du Créateur et proclame que les créatures sont bonnes. L'homme souffre à cause du mal qui est un certain manque, une limitation ou une altération du bien. L'homme souffre, pourrait-on dire, en raison d'un bien auquel il ne participe pas, dont il est, en un sens, dépossédé ou dont il s'est privé lui-même. Il souffre en particulier quand il « devrait » avoir part - dans l'ordre normal des choses - à ce bien, et qu'il n'y a pas part.
Ainsi donc, dans la conception chrétienne, la réalité de la souffrance s'explique au moyen du mal, qui, d'une certaine façon, se réfère toujours a un bien.
8. La souffrance humaine constitue en soi comme un « monde » spécifique qui existe en même temps que l'homme, qui apparaît en lui et qui passe, et qui parfois au contraire ne passe pas mais s'établit et s'approfondit en lui. Ce monde de la souffrance, étendu à de nombreux, de très nombreux sujets, existe pour ainsi dire dans la dispersion. Tout homme, par sa souffrance personnelle, constitue une petite partie de ce « monde »; mais aussi ce « monde » est en lui comme une entité finie et unique. Toutefois, la dimension inter-humaine et sociale va de pair avec cela. Le monde de la souffrance possède comme une solidarité qui lui est propre. Les hommes qui souffrent se rendent semblables les uns aux autres à cause de l'analogie de leur situation, de l'épreuve de leur destinée, ou à cause du besoin de compréhension et d'attention, et peut-être surtout à cause du problème persistant du sens de la souffrance. Bien que le monde de la souffrance existe dans la dispersion, il est donc aussi par lui-même un singulier appel à la communion et à la solidarité. Nous essaierons de répondre à cet appel dans la présente réflexion.
En pensant au monde de la souffrance dans sa signification personnelle et en même termps collective, on ne peut enfin éviter de noter aussi que ce monde, à certaines époques et dans certains espaces de l'existence humaine, prend pour ainsi dire une densité particulière. Cela se produit, par exemple, dans les cas de calamités naturelles, d'épidémies, de catastrophes et de cataclysmes, de divers fléaux sociaux: que l'on pense entre autres au cas d'une mauvaise récolte et, en lien avec elle - à moins qu'il ne soit dû à diverses autres causes -, au fléau de la faim.
Pensons enfin à la guerre. J'en parle avec quelque insistance. Je parle des deux dèrnières guerres mondiales, dont la seconde a fauché un total beaucoup plus élevé de vies et entraîné une accumulation plus lourde de souffrances humaines. A son tour, la deuxième moitié de notre siècle - comme en proportion des erreurs et des transgressions de notre civilisation contemporaine - porte en soi une menace si horrible de guerre nucléaire que nous ne pouvons penser à cette période qu'en termes d'accumulation incomparable de souffrances jusqu'à l'éventualité d'une auto-destruction de l'humanité. De cette façon, ce monde de souffrance, qui, en définitive, a son sujet en chaque homme, semble se transformer à notre époque - peut-être plus qu'à aucun autre moment - en une particulière « souffrance du monde »: du monde qui est plus que jamais transformé par le progrès grâce à l'action de l'homme, et qui, en même temps, est plus que jamais en danger à cause des erreurs et des fautes de l'homme.
III RECHERCHE DE LA RÉPONSE À LA QUESTION SUR LE SENS DE LA SOUFFRANCE
9. Au coeur de toute souffrance éprouvée par l'homme, et aussi à la base du monde entier des souffrances, apparaît inévitablement la question:pourquoi? C'est une question sur la cause, la raison; c'est en même temps une question sur le but (pour quoi?) et, en définitive, sur le sens.
Non seulement elle accompagne la souffrance humaine, mais elle semble aller jusqu'à en déterminer le contenu humain, ce pour quoi la souffrance est à proprement parler une souffrance humaine.
Evidemment, la douleur, spécialement la douleur physique, est largement répandue dans le monde des animaux. Mais seul l'homme, en souffrant, sait qu'il souffre et se demande pour quelle raison; et il souffre d'une manière humainement plus profonde encore s'il ne trouve pas de réponse satisfaisante. C'est là une question difficile, comme l'est cette autre question, très proche, qui porte sur le mal. Pourquoi le mal? Pourquoi le mal dans le monde? Quand nous posons le problème de cette façon, nous posons toujours aussi, du moins dans une certaine mesure, une question sur la souffrance.
Ces questions sont l'une et l'autre difficiles, quand l'homme les pose à l'homme, les hommes aux hommes, et aussi quand l'homme les pose à Dieu. L'homme, en effet, ne pose pas cette question au monde, bien que la souffrance lui vienne souvent de lui, mais il la pose à Dieu comme Créateur et Seigneur du monde.
Et l'on sait bien que, sur ce terrain, non seulement on arrive à de multiples frustrations et conflits dans les rapports de l'homme avec Dieu, mais il peut se faire aussi que l'on arrive à la négation même de Dieu.
Si, en effet, l'existence du monde ouvre pour ainsi dire le regard de l'âme humaine à l'existence de Dieu, à sa sagesse, sa puissance et sa magnificence, le mal et la souffrance semblent obscurcir cette image, parfois de façon radicale, et plus encore lorsqu'on voit le drame quotidien de tant de souffrances sans qu'il y ait eu faute, et de tant de fautes sans peines adéquates en retour. Aussi cette situation - plus qu'aucune autre peut-être - montre-t-elle combien importe la question du sens de la souffrance et avec quelle acuité il faut examiner la question elle-même et toute réponse possible.
10. Cette question, l'homme peut l'adresser à Dieu avec toute l'émotion de son coeur, l'esprit saisi d'étonnement et d'inquiétude; et Dieu attend la demande et l'écoute, comme nous le voyons dans la Révélation de l'Ancien Testament.
Dans le Livre de Job, la question a trouvé son expression la plus vive.
On connaît l'histoire de cet homme juste, qui, sans aucune faute de sa part, est éprouvé par de multiples souffrances. Il perd ses biens, ses fils et ses filles, et finalement il est lui-même atteint d'une grave maladie. Dans cette horrible situation, il voit arriver chez lui trois vieux amis qui - chacun avec des mots différents - cherchent à le convaincre que, puisqu'il a été frappé par des souffrances aussi variées et aussi terribles, il doit avoir commis quelque faute grave. Car la souffrance - disent-ils - atteint toujours l'homme comme peine pour un délit. Elle est envoyée par Dieu, qui est absolument juste, et elle trouve sa motivation dans l'ordre de la justice. On dirait que non seulement les vieux amis de Job veulent le convaincre de la justesse morale du mal, mais qu'en un certain sens ils tentent de défendre à leurs propres yeux le sens moral de la souffrance. Pour eux, celle-ci ne peut avoir de sens que comme peine pour le péché, en se plaçant donc exclusivement sur le terrain dè la justice de Dieu, qui récompense le bien par lé bien et punit le mal par le mal.
Le point de référence, dans ce cas, est la doctrine exprimée en d'autres écrits de l'Ancien Testament qui nous montrent la souffrance comme une peine infligée par Dieu pour les péchés des hommes. Le Dieu de la Révélation est Législateur et Juge à un degré qu'aucune autorité temporelle ne peut atteindre. En effet, le Dieu de la Révélation est avant tout le Créateur de qui vient, en même temps que l'existence, le bien qui est qualité essentielle de la création. En conséquence, la violation consciente et libre de ce bien de la part de l'homme est non seulement une transgression de la loi mais en même temps une offense au Créateur, qui est le Premier Législateur. Cette transgression a le caractère de péché, au sens exact, c'est-à-dire biblique et théologique, de ce terme. Au mal moral du péché correspond la punition qui garantit l'ordre moral au sens transcendant où cet ordre est établi par la volonté du Créateur et Législateur suprême. De là découle aussi l'une des vérités fondamentales de la foi religieuse, fondée également sur la Révélation: Dieu est un juge juste qui récompense le bien et punit le mal:
« Tu es juste, Seigneur, en toutes les choses que tu as faites pour nous, toutes tes œuvres sont vérité, toutes tes voies droites, tous tes jugements vérité. Tu as porté une sentence de vérité en toutes les choses que tu as fait venir sur nous... Car c'est dans la vérité et dans le droit que tu nous a traités à cause de nos péchés »(23).
Dans l'opinion exprimée par les amis de Job se manifeste une conviction que l'on trouve aussi dans la conscience morale de l'humanité: l'ordre moral objectif requiert une peine pour la transgression, pour le péché et pour le délit. A ce point de vue, la souffrance apparaît comme un « mal justifié ». La conviction de ceux qui expliquent la souffrance comme punition du péché s'appuie sur l'ordre de la justice, et cela correspond à l'opinion exprimée par un ami de Job: « Je parle d'expérience, ceux qui labourent l'iniquité et sèment le malheur, les moissonnent »(24).
11. Toutefois, Job conteste la vérité du principe qui identifie la souffrance avec la punition du péché. Et il le fait en se fondant sur sa propre réflexion. Il est en effet conscient de ne pas avoir mérité une telle punition; il montre au contraire le bien qu'il a fait dans sa vie. A la fin, Dieu lui-même reproche aux amis de Job leurs accusations et reconnaît que Job n'est pas coupable. Sa souffrance est celle d'un innocent; elle doit être acceptée comme un mystère que l'intelligence de l'homme n'est pas en mesure de pénétrer à fond.
Le Livrè de Job n'attaque pas les bases de l'ordre moral transcendant fondé sur la justice, telles qu'elles sont proposées dans toute la Révélation, dans l'ancienne comme dans la nouvelle Alliance. Mais simultanément ce Livre montre avec la plus grande fermeté que les principes de cet ordre ne peuvent pas s'appliquer de façon exclusive et superficielle. S'il est vrai que la souffrance a un sens comme punition lorsqu'elle est liée à la faute, il n'est pas vrai au contraire que toute souffrance soit une conséquence de la faute et ait un caractère de punition.
La figure de Job le juste en est une preuve spéciale dans l'Ancien Testament. La Révélation, parole de Dieu même, pose en toute franchise le problème de la souffrance de l'homme innocent: la souffrance sans faute. Job n'a pas été puni, il n'y avait pas de fondement pour lui infliger une peine, même s'il a été soumis à une très dure épreuve.
De l'introduction du Livre, il ressort que Dieu a permis cette épreuve en raison de la provocation de Satan. Celui-ci avait en effet contesté devant le Seigneur la justice de Job:
« Est-ce pour rien que Job craint Dieu? ... Tu as béni toutes ses entreprises, ses troupeaux pullulent dans le pays. Mais étends la main et touche à ses biens; je te jure qu'il te maudira en face! »(25).
Et si le Seigneur consent à éprouver Job par la souffrance, il le fait pour montrer la justice de ce dernier. La souffrance a un caractère d'épreuve.
Le Livre de Job ne représente pas le dernier mot de la Révélation sur ce thème. Il est en un sens uné annonce de la passion du Christ.
Mais il est déjà par lui-même un argument suffisant pour que la réponse à la question sur le sens de la souffrance ne soit pas liée sans réserve à l'ordre moral fondé sur la seule justice.
Si une telle réponse a en elle-même une raison d'être et une valeur fondamentales et transcendantes, en même temps non seulement elle paraît insatisfaisante dans des cas analogues à la souffrance de Job le juste mais, en plus, elle semble vraiment réduire et appauvrir le concept de justice que nous rencontrons dans la Révélation.
12. Le Livre de Job soulève de manière aiguë le « pourquoi » dè la souffrance, il montre également que celle-ci frappe l'innocent, mais il ne donne pas encore la solution du problème.
Déjà dans l'Ancien Testament, nous remarquons une tendance qui cherche à dépasser l'idée selon laquelle la souffrance n'a de sens que comme punition du péché, car on souligne en même temps là valeur éducative de cette peine qu'est la souffrance. Ainsi donc, dans les souffrances infligées par Dieu au Peuple élu est contenue une invitation de sa miséricorde, qui châtie pour amener à la conversion:
« Ces persécutions ont eu lieu non pour la ruine mais pour la correction de notre peuple »(26).
Ainsi est affirmée la dimension personnelle de la peine. Selon cette dimension, la peine a un sens non seulement parce qu'elle sert à répondre au mal objectif de la transgression par un autre mal, mais avant tout parce qu'elle crée la possibilité de reconstruire le bien dans le sujet même qui souffre.
C'ést là un aspect extrêmement important de la souffrance. Il est profondément enraciné dans toute la Révélation de l'ancienne et surtout de la nouvelle Alliance.
La souffrance doit servir à la conversion, c'est-à-dire à la reconstruction du bien dans le sujet, qui peut reconnaître la miséricorde divine dans cet appel à la pénitence.
La pénitence a pour but de triompher du mal, qui existe à l'état latent dans l'homme sous diverses formes, et de consolider le bien tant dans le sujet lui-même que dans ses rapports avec les autres et surtout avec Dieu.
13. Mais pour être en mesure de percevoir la vraie réponse au « pourquoi » de la souffrance, nous devons tourner nos regards vers la révélation de l'amour divin, source ultime du sens de tout ce qui existe. L'amour est également la source la plus riche du sens de la souffrance, qui demeure toujours un mystère: nous sommes conscients de l'insuffisance et du caractère inadéquat de nos explications. Le Christ nous fait entrer dans le mystère et nous fait découvrir le « pourquoi » de la souffrance, dans la mesure où nous sommes capables de comprendre la sublimité de l'amour divin.
Pour découvrir le sens profond de la souffrance, en suivant la Parole révélée de Dieu, il faut s'ouvrir largement au sujet humain dans sa potentialité multiple. Il faut surtout accueillir la lumière de la Révélation, non seulement parce qu'elle exprime l'ordre transcendant de la justice mais parce qu'elle éclaire cet ordre par l'amour, source définitive de tout ce qui existe. L'amour est aussi la source la plus complète de la réponse à la question sur le sens de la souffrance. Cette réponse a été donnée par Dieu à l'homme dans la Croix de Jésus-Christ.
IV JÉSUS-CHRIST: LA SOUFFRANCE VAINCUE PAR L'AMOUR
14.
«Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle » (27).
Ces paroles, prononcées par le Christ au cours de son entretien avec Nicodème, nous introduisent au cœur même de l'action salvifique de Dieu. Elles expriment aussi l'essence de la « sotériologie » chrétienne, c'est-à-dire de la théologie du salut. Sauver signifie libérer du mal; le salut est donc par là même lié étroitement au problème de la souffrance. Selon les paroles adressées à Nicodème, Dieu donne son Fils au « monde » pour libérer l'homme du mal, qui comporte en lui-même la perspective définitive et absolue de la souffrance.
En même temps, le mot «donne » (« il a donné ») signifie que cette libération doit être accomplie par le Fils unique à travers sa propre souffrance. En cela se manifeste l'amour, l'amour infini tant de ce Fils unique que du Père qui « donne » pour cela son Fils. Tel est l'amour envers l'homme, l'amour envers le « monde »: c'est l'amour sauveur.
Nous nous trouvons ici - il faut s'en rendre compte clairement dans notre réflexion commune sur ce problème - dans une dimension complètement nouvelle de notre thème. C'est une dimension différente de celle qui déterminait la recherche de la signification de la souffrance et, en un sens, l'enfermait dans les limites de la justice.
C'est là la dimension de la Rédemption que semblaient déjà annoncer dans l'Ancien Testament, du moins selon le texte de la Vulgate, les paroles de Job le juste:
« Je sais, moi, que mon rédempteur est vivant, et qu'au dernier jour... je verrai mon Dieu... »(28).
Si, jusqu'ici, nos considérations se sont concentrées avant tout et, en un sens, exclusivement sur la souffrance dans sa forme temporelle multiple (comme aussi les souffrances de Job le juste), les paroles de l'entretien de Jésus avec Nicodème rappelées ci-dessus concernent au contraire la souffrance dans son sens fondamental et définitif. Dieu donne son Fils unique afin que l'homme « ne périsse pas », et la signification de ce « ne périsse pas » est soigneusement précisée par les mots qui suivent: « mais ait la vie éternelle ».
L'homme « périt » quand il perd « la vie éternelle ». Le contraire du salut n'est donc pas seulement la souffrance temporelle, une souffrance quelconque, mais la souffrance définitive: la perte de la vie éternelle, le fait d'être rejeté par Dieu, la damnation. Le Fils unique a été donné à l'humanité pour protéger l'homme avant tout contre ce mal définitif et contre la souffrance définitive. Dans sa mission salvifique, il doit donc atteindre le mal jusqu'en ses racines transcendantes à partir desquelles ce mal se développe dans l'histoire de l'homme. Ces racines transcendantes du mal sont ancrées dans le péché et dans la mort; elles se trouvent en effet à la base de la perte de la vie éternelle. La mission du Fils unique consiste à vaincre le péché et la mort. Il triomphe du péché par son obéissance jusqu'à la mort, et il triomphe de la mort par sa résurrection.
15. Quand on dit que le Christ, par sa mission, atteint le mal jusqu'en ses racines, nous pensons non seulement au mal et à la souffrance définitifs, eschatologiques (pour que l'homme « ne périsse pas mais ait la vie éternelle »), mais aussi - au moins indirectement - au mal et à la souffrance dans leur dimension temporelle et historique.
Le mal reste en effet lié au péché et à la mort.
Et même si c'est avec une grande prudence que l'on doit juger la souffrance de l'homme comme une conséquence de péchés concrets (comme le montre précisément l'exemple de Job le juste), on ne peut cependant pas la séparer du péché des origines, de ce qui, chez saint Jean, est appelé « le péché du monde »(29), de l'arrière-plan pécheur des actions personnelles et des processus sociaux dans l'histoire de l'homme.
S'il n'est pas permis d'appliquer ici le critère restreint de la dépendance directe (comme le faisaient les trois amis de Job), on ne peut non plus renoncer au critère selon lequel, à la base des souffrances humaines, il y a des compromissions de toutes sortes avec le péché.
Il en est de même quand il s'agit de la mort. On va jusqu'à l'attendre, bien souvent, comme une libération des souffrances de cette vie. Et en même temps, il ne saurait nous échapper qu'elle constitue comme une synthèse définitive de leur oeuvre destructrice, tant dans l'organisme corporel que dans la vie psychique. Mais la mort comporte avant tout la désagrégation de toute la personnalité psychophysique de l'homme. L'âme survit et subsiste séparée du corps tandis que le corps est soumis à une décomposition progressive conformément aux paroles prononcées par le Seigneur Dieu, après le péché commis par l'homme au début de son histoire terrestre:
« Tu es poussière et tu retourneras en poussière »(30).
Ainsi donc, même si la mort n'est pas une souffrance au sens temporel du mot, même si, d'une certaine façon, elle se trouve au-delà de toutes les souffrances, le mal que l'être humain expérimente en elle a un caractère définitif et totalisant.
Par son oeuvre salvifique, le Fils unique libère l'homme du péché et de la mort.
Il commence par effacer de l'histoire de l'homme la domination du péché qui s'est enraciné sous l'influence de l'Esprit du mal dès le péché originel, puis il donne à l'homme la possibilité de vivre dans la Grâce sanctifiante.
Dans le sillage de la victoire sur le péché, il enlève aussi à la mort son pouvoir, ouvrant la porte, par sa Résurrection, à la future résurrection des corps. L'une et l'autre sont des conditions essentielles de la « vie éternelle », c'est-à-dire du bonheur définitif de l'homme en union avec Dieu; cela signifie, pour les sauvés, que dans la perspective eschatologique, la souffrance est totalement effacée.
En conséquence de l'oeuvre salvifique du Christ, l'homme, au long de son existence sur terre, a l'espérance de la vie et de la sainteté éternelles. Et même si la victoire sur le péché et sur la mort, remportée par le Christ grâce à sa Croix et à sa Résurrection, ne supprime pas les souffrances temporelles de la vie humaine, et ne libère pas de la souffrance l'existence humaine dans la totalité de sa dimension historique, elle jette cependant une lumière nouvelle - la lumière du salut - sur toute cette dimension historique et sur toute souffrance. Et cette lumière est celle de l'Evangile, c'est-à-dire de la Bonne Nouvelle. Au centre de cette lumière se trouve la vérité énoncée lors de l'entretien avec Nicodème:
« Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique »(31).
Cette vérité bouleverse jusqu'en ses fondements le cadre de l'histoire de l'homme et de sa situation terrestre: malgré le péché qui s'est enraciné dans cette histoire, et comme héritage originel et comme « péché du monde » et comme somme des péchés personnels, Dieu le Père a aimé son Fils unique, c'est-à-dire qu'il l'aime toujours; puis dans le temps, en raison précisément de cet amour qui surpasse tout, il « donne » ce Fils afin qu'il atteigne les racines mêmes du mal humain et qu'ainsi, porteur du salut, il se rende proche du monde de la souffrance tout entier auquel l'homme participe.
16. Dans son activité messianique au sein d'Israël, le Christ s'est sans cesse fait proche du monde de la souffrance humaine. « Il est passé en faisant le bien »(32), et son action le portait en premier lieu vers ceux qui souffraient et ceux qui attendaient de l'aide. Il guérissait les malades, consolait les affligés, donnait à manger aux affamés, délivrait les hommes de la surdité, de la cécité, de la lèpre, du démon, de divers handicaps physiques, trois fois il a rendu la vie à un mort. Il était sensible à toute souffrance humaine, tant du corps que de l'âme. En même temps, il enseignait; et au centre de son enseignement se trouvent les huit béatitudes, qui sont adressées aux hommes éprouvés par différentes souffrances dans la vie temporelle. Ce sont ceux qui ont « une âme de pauvre » et « les affligés », « les affamés et assoiffés de la justice » et « les persécutés pour la justice », ceux que l'on insulte, que l'on persécute, contre lesquels on dit faussement toute sorte de mal à cause du Christ(33)... Ceci selon saint Matthieu; Luc mentionne encore explicitement ceux qui ont « faim maintenant »(34).
De toute façon, le Christ s'est fait proche du monde de la souffrance humaine surtout en prenant sur lui-même cette souffrance. Durant son activité publique, non seulement il a éprouvé la fatigue, l'absence de maison, l'incompréhension, même de ses plus proches, mais, par-dessus tout, il a été de plus en plus hermétiquement enfermé dans un cercle d'hostilité, et les préparatifs pour le faire disparaître du monde des vivants sont devenus de plus en plus manifestes.
Le Christ en est conscient et bien souvent il parle à ses disciples des souffrances et de la mort qui l'attendent:
« Voici que nous montons à Jérusalem, et le Fils de l'homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes; ils le condamneront à mort et le livreront aux païens, ils le bafoueront, cracheront sur lui, le flagelleront et le tueront, et après trois jours il ressuscitera »(35).
Le Christ va au devant de sa passion et de sa mort en pleine conscience de la mission qu'il doit accomplir précisément de cette manière. C'est précisément par cette souffrance qu'il doit faire en sorte « que l'homme ne périsse pas mais ait la vie éternelle ». C'est précisément par sa Croix qu'il doit atteindre les racines du mal enfoncées dans l'histoire de l'homme et dans l'âme humaine. C'est précisément par sa Croix qu'il doit accomplir l'oeuvre du salut . Cette oeuvre, dans le dessein de l'Amour éternel, a un caractère rédempteur.
Et c'est pourquoi il reprend sévèrement Pierre lorsque celui-ci veut lui faire abandonner ses pensées sur la souffrance et sur la mort en croix(36). Et quand le même Pierre, au moment de l'arrestation à Gethsémani, tente de le défendre par l'épée, le Christ lui dit:
« Rentre ton épée... Comment alors s'accompliraient les Ecritures d'après lesquelles il doit en être ainsi? »(37).
Et il dit aussi: « La coupe que m'a donnée le Père, ne la boirai-je pas? »(38).
Cette réponse - comme d'autres qui reviennent en divers points de l'Evangile-montre combien le Christ était profondément pénétré de la pensée qu'il avait déjà exprimée lors de son entretien avec Nicodème:
« Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle »(39).
Le Christ s'achemine vers sa propre souffrance, conscient de sa force salvifique; il va, obéissant à son Père, mais surtout il est uni à son Père dans l'amour meme dont le Père a aimé le monde et l'homme dans le monde. Et c'est pourquoi saint Paul écrira du Christ: il « m'a aimé et s'est livré pour moi »(40).
17. Les Ecritures devaient s'accomplir.
Nombreux étaient les textes messianiques de l'Ancien Testament qui annonçaient les souffrances du futur Oint de Dieu. L'un d'entre eux est particulièrement touchant, celui que l'on appelle habituellement le quatrième chant du Serviteur de YHWH, contenu dans le Livre d'Isaie. Le prophète, appelé à juste titre « le cinquième évangéliste », présente dans ce chant l'image des souffrances du Serviteur avec un réalisme aigu, comme s'il les voyait de ses propres yeux, les yeux du corps et ceux de l'esprit. A la lumière des versets d'Isaïe, la passion du Christ devient presque plus expressive et émouvante encore que dans les descriptions des évangélistes eux-mêmes. Voici comment se présente devant nous le vrai Homme de douleur:
« Il n'avait ni beauté ni éclat pour attirer nos regards...
Objet de mépris, abandonné des hommes,
homme de douleur, familier de la souffrance,
comme quelqu'un devant qui on se voile la face,
méprisé, nous n'en faisions aucun cas.
Or ce sont nos souffrances qu'il portait
et nos douleurs dont il était chargé.
Et nous, nous le considérions comme puni,
frappé par Dieu et humilié.
Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes,
écrasé à cause de nos fautes.
Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui,
et dans ses blessures nous trouvons la guérison.
Tous, comme des moutons, nous étions errants,
chacun suivant son propre chemin,
et le Seigneur a fait retomber sur lui
nos fautes à tous »(41).
Le chant du Serviteur souffrant contient une description dans laquelle on peut, en un sens, identifier les étapes de la passion du Christ dans tous leurs détails: l'arrestation, l'humiliation, les soufflets, les crachats, le mépris de la dignité même du prisonnier, le jugement inique, puis la flagellation, le couronnement d'épines et la dérision, le chemin de croix, la crucifixion, l'agonie.
Ce qui nous touche dans les paroles du prophète, plus encore que cette description de la passion, c'est la profondeur du sacrifice du Christ. Bien qu'innocent, voici qu'il se charge des souffrances de tous les hommes parce qu'il se charge des péchés de tous. « Le Seigneur a fait retomber sur lui nos fautes à tous »: tout le péché de l'homme dans son étendue et sa profondeur devient la véritable cause de la souffrance du Rédempteur. Si la souffrance se « mesure » en fonction du mal enduré, les paroles du prophète nous permettent de comprendre la mesure du mal et de la souffrance dont le Christ s'est chargé.
On peut dire que c'est une souffrance de « substitution »; mais elle est surtout une souffrance de « rédemption ».
L'Homme de douleur de cette prophétie est vraiment « l'agneau de Dieu qui enlève le péché du monde »(42). Dans sa souffrance, les péchés sont effacés précisément parce que lui seul, comme Fils unique, a pu les prendre sur lui, les assumer avec un amour envers le Père qui surpasse le mal de tout péché; en un certain sens, il anéantit ce mal dans l'espace spirituel des rapports entre Dieu et l'humanité, et il remplit cet espace avec le bien.
Nous touchons ici la dualité de nature d'un unique sujet personnel de la souffrance rédemptrice.
Celui qui, par sa passion et sa mort sur la Croix, opère la Rédemption est le Fils unique que Dieu « a donné ».
Et en même temps, ce Fils de même nature que le Père souffre en tant qu'homme. Sa souffrance a des dimensions humaines, elle a aussi - à un degré unique dans l'histoire de l'humanité - une profondeur et une intensité qui, bien qu'humaines, peuvent être également une profondeur et une intensité incomparables de souffrance du fait que l'Homme qui souffre est en personne le Fils unique: « Dieu de Dieu ».
Lui seul par conséquent - lui, le Fils unique - est capable d'étreindre l'étendue du mal contenu dans le péché de l'homme: dans tout péché et dans le péché « total », selon les dimensions de l'existence historique de l'humanité sur la terre.
18. On peut dire qu'à présent les considérations ci-dessus nous mènent directement à Gethsémani et sur le Golgotha, où s'est réalisé le chant du Serviteur souffrant contenu dans le Livre d'Isaïe. Mais avant d'y aller, lisons les versets suivants du chant, qui donnent une anticipation prophétique de la passion de Gethsémani et du Golgotha. Le Serviteur souffrant - et cela est à son tour essentiel pour une analyse de la passion du Christ - se charge d'une manière totalement volontaire des souffrances dont on a parlé:
« Maltraité, il s'humiliait,
il n'ouvrait pas la bouche,
comme l'agneau qui se laisse mener à l'abattoir,
comme devant les tondeurs une brebis muette,
il n'ouvrait pas la bouche.
Par contrainte et jugement il a été saisi.
Parmi ses contemporains, qui s'est inquiété
qu'il ait été retranché de la terre des vivants,
qu'il ait été frappé pour le crime de son peuple?
On lui a donné un sépulcre avec les impies
et sa tombe est avec le riche,
bien qu'il n'ait pas commis de violence
et qu'il n'y ait pas eu de tromperie dans sa bouche »(43).
Le Christ souffre volontairement et c'est innocent qu'il souffre. Il accueille par sa souffrance la question - posée nombre de fois par les hommes - qui a été exprimée en un sens d'une manière radicale par le Livre de Job.
Toutefois, non seulement le Christ porte en lui l'interrogation elle-même (et cela d'une façon encore plus radicale puisque, s'il est homme comme Job, il est aussi le Fils unique de Dieu), mais il apporte également la plus complète des réponses possibles à cette question.
La réponse vient, peut-on dire, de la matière même dont est faite la demande.
La réponse à l'interrogation sur la souffrance et sur le sens de la souffrance, le Christ la donne non seulement par son enseignement, c'est-à-dire par la Bonne Nouvelle, mais avant tout par sa propre souffrance qui est complétée d'une manière organique et indissoluble par cet enseignement de la Bonne Nouvelle. Et c'est là le mot ultime, la synthèse, de cet enseignement: « le langage de la Croix », comme le dira un jour saint Paul(44).
Ce « langage de la Croix » charge d'une réalité définitive l'image de la prophétie antique. Bien des textes, bien des discours, dans l'enseignement public du Christ, témoignent que celui-ci accepte d'emblée cette souffrance, qui est la volonté du Père pour le salut du monde. Mais ici, le point décisif est la prière à Gethsémani.
« Mon Père, s'il est possible, que cette coupe passe loin de moi! Cependant, non pas comme je veux, mais comme tu veux »(45), et un peu plus loin: « Mon Père, si cette coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté soit faite! » (46):
ces paroles sont expressives à plus d'un titre.
Elles prouvent la vérité de l'amour que le Fils unique donne à son Père par son obéissance. En même temps, elles attestent la vérité de sa souffrance. Les paroles de la prière du Christ à Gethsémani prouvent la vérité de l'amour par la vérité de la souffrance. Les paroles du Christ confirment en toute simplicité cette vérité humaine de la souffrance, jusqu'au fond: la souffrance, c'est subir le mal, devant lequel l'homme frémit. Il dit: « Qu'elle passe loin de moi! », précisément comme le Christ l'a dit à Gethsémani.
Ses paroles attestent en même temps la profondeur et l'intensité uniques et incomparables de la souffrance que seul l'Homme qui est le Fils unique a pu expérimenter; elles attestent cette profondeur et cette intensité que les termes prophétiques cités ci-dessus aident, à leur manière, à comprendre: pas à fond, certes (il faudrait pour cela pénétrer le mystère divin et humain de celui qui en est le sujet), mais au moins à comprendre la différence (et en même temps la ressemblance) qui se vérifie entre toute souffrance possible de l'homme et celle du Dieu-Homme.
Gethsémani est le lieu où précisément cette souffrance, dans toute la vérité exprimée par le prophète sur le mal qu'elle fait ressentir, s'est révélée quasi définitivement à l'âme du Christ.
Après les paroles de Gethsémani viennent les paroles prononcées sur le Golgotha: elles témoignent de la profondeur - unique dans l'histoire du monde - du mal que représente l'épreuve de la souffrance.
Lorsque le Christ dit « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? », ses paroles ne sont pas seulement l'expression de l'abandon qui s'exprimait souvent dans l'Ancien Testament, spécialement dans les Psaumes, et en particulier dans ce Psaume 22 [21] d'où vient la phrase citée(47).
On peut dire que ces paroles d'abandon naissent au plan de l'union indissoluble du Fils à son Père, et qu'elles naissent parce que le Père « a fait retomber sur lui nos fautes à tous »(48), dans la ligne de ce que dira saint Paul: « Celui qui n'avait pas connu le péché, Dieu l'a pour nous identifié au péché »(49).
En même temps que ce poids horrible, mesurant « tout » le mal - contenu dans le péché - qui consiste à tourner le dos à Dieu, le Christ, par la profondeur divine de l'union filiale à son Père, perçoit d'une façon humainement inexprimable la souffrance qu'est la séparation, le rejet du Père, la rupture avec Dieu. Mais c'est justement par cette souffrance qu'il opère la Rédemption et qu'il peut dire en expirant: « Tout est accompli »(50).
On peut dire aussi que l'Ecriture s'est accomplie, que se sont définitivement réalisées les paroles du chant du Serviteur souffrant: « Le Seigneur a voulu l'écraser par la souffrance »(51).
La souffrance humaine a atteint son sommet dans la passion du Christ. Et, simultanément, elle a revêtu une dimension complètement nouvelle et est entrée dans un ordre nouveau: elle a été liée à l'amour, à l'amour dont le Christ parlait à Nicodème, à l'amour qui crée le bien, en le tirant même du mal, en le tirant au moyen de la souffrance, de même que le bien suprême de la Rédemption du monde a été tiré de la Croix du Christ et trouve continuellement en elle son point de départ.
La Croix du Christ est devenue une source d'où coulent des fleuves d'eau vive(52). C'est en elle aussi que nous devons reposer la question du sens de la souffrance et trouver jusqu'au bout la réponse à cette question.
V PARTICIPANTS DES SOUFFRANCES DU CHRIST
19. Le même chant du Serviteur souffrant, dans le Livre d'Isaïe, nous conduit justement, par les versets qui suivent, dans la direction de cette question et de cette réponse:
« S'il offre sa vie en sacrifice expiatoire,
il verra une postérité, il prolongera ses jours,
par lui s'accomplira la volonté du Seigneur.
A la suite de l'épreuve endurée par son âme,
il verra la lumière et sera comblé.
Par sa connaissance,
le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes
en s'accablant lui-même de leurs fautes.
C'est pourquoi il aura sa part parmi les multitudes,
et avec les puissants il partagera le butin,
parce qu'il s'est livré lui-même à la mort
et qu'il a été compté parmi les criminels
et qu'il portait le péché des multitudes
et qu'il intercédait pour les criminels »(53).
On peut dire qu'avec la passion du Christ, toute souffrance humaine s'est trouvée dans une situation nouvelle. Cette situation, il semble que Job l'ait pressentie quand il disait: « Je sais, moi, que mon rédempteur est vivant... »(54), et qu'il ait orienté vers elle sa propre souffrance qui, sans la Rédemption, n'aurait pu lui révéler la plénitude de sa signification.
Dans la Croix du Christ, non seulement la Rédemption s'est accomplie par la souffrance, mais de plus la souffrance humaine elle-même a été rachetée.
Le Christ - sans qu'il ait commis aucune faute - s'est chargé du « mal total du péché ». L'expérience de ce mal a déterminé la mesure incomparable de la souffrance du Christ, qui est devenue le prix de la Rédemption. C'est ce que dit le chant du Serviteur souffrant dans Isaïe.
En leur temps, les témoins de la Nouvelle Alliance, conclue dans le Sang du Christ, le diront aussi. Voici comment s'exprime l'Apôtre Pierre dans sa première lettre:
« Sachez que ce n'est par rien de corruptible, argent ou or, que vous avez été affranchis de la vaine conduite héritée de vos pères, mais par un sang précieux, comme d'un agneau sans défaut et sans tache, celui du Christ »(55).
Et l'Apôtre Paul, dans sa lettre aux Galates, dira:
« Il s'est livré pour nos péchés afin de nous arracher à ce monde actuel et mauvais »(56),
et dans la première lettre aux Corinthiens:
« Car le Seigneur vous a achetés très cher. Rendez gloire à Dieu dans votre corps! »(57).
C'est ainsi, ou par des «pressions semblables, que les témoins de la Nouvelle Alliance parlent de la grandeur de la Rédemption qui s'est accomplie par la souffrance du Christ. Le Rédempteur a souffert à la place de l'homme et pour l'homme.
Tout homme participe d'une manière ou d'une autre à la Rédemption. Chacun est appelé,lui aussi, à participer à la souffrance par laquelle la Rédemption s'est accomplie. Il est appelé à participer à la souffrance par laquelle toute souffrance humaine a aussi été rachetée. En opérant la Rédemption par la souffrance, le Christ a élevé en même temps la souffrance humaine jusqu'à lui donner valeur de Rédemption.
Tout homme peut donc, dans sa souffrance, participer à la souffrance rédemptrice du Christ.
20. Les textes du Nouveau Testament expriment cette idée en bien des endroits. Dans la deuxième lettre aux Corinthiens, l'Apôtre écrit:
« Pressés de toute part, mais non pas écrasés; ne sachant qu'espérer, mais non désespérés; persécutés, mais non abandonnés; terrassés, mais non annihilés. Nous portons partout et toujours en notre corps les souffrances de mort de Jésus, pour que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre corps. Quoique vivants, en effet, nous sommes continuellement livrés à la mort à cause de Jésus, pour que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre chair mortelle..., sachant que Celui qui a ressuscité le Seigneur Jésus nous ressuscitera, nous aussi, avec Jésus »(58).
Saint Paul parle des diverses souffrances et en particulier de celles que subissaient les premiers chrétiens « à cause de Jésus ». Ces souffrances permettent aux destinataires de cette lettre de prendre part à l'oeuvre de la Rédemption accomplie moyennant les souffrances et la mort du Rédempteur.
L'éloquence de la Croix et de la mort est complétée, toutefois, par l'éloquence de la Résurrection. L'homme trouve dans la Résurrection une lumière complètement nouvelle qui l'aide à se frayer un chemin à travers les ténèbres épaisses des humiliations, des doutes, du désespoir et de la persécution. C'est pourquoi l'Apôtre écrira aussi dans la seconde lettre aux Corinthiens:
« De même en effet que les souffrances du Christ abondent pour nous, ainsi, par le Christ, abonde aussi notre consolation »(59).
Ailleurs, il adresse à ses destinataires des paroles d'encouragement:
« Que le Seigneur dirige vos cœurs vers l'amour de Dieu et la constance du Christ »(60).
Et dans la lettre aux Romains, il écrit: « Je vous exhorte, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos personnes en hostie vivante, , agréable à Dieu: c'est là le culte spirituel que vous avez à rendre »(61).
La participation même à la souffrance du Christ trouve en ces expressions apostoliques comme une double dimension. Si un homme en vient à participer aux souffrances du Christ, c'est parce que le Christ a ouvert sa souffrance à l'homme, parce que Lui-même, dans sa souffrance rédemptrice, a participé en un sens à toutes les souffrances humaines. En découvrant grâce à la foi la souffrance rédemptrice du Christ, l'homme découvre en même temps en elle ses propres souffrances, il les retrouve, grâce à la foi, enrichies d'un contenu nouveau et d'une signification nouvelle.
Cette découverte a inspiré à saint Paul des paroles particulièrement fortes dans sa lettre aux Galates:
« Je suis crucifié avec le Christ; et ce n'est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi. Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m'a aimé et s'est livré pour moi »(62).
La foi permet à l'auteur de ces paroles de connaître l'amour même qui a conduit le Christ sur la Croix. Et s'il a aimé ainsi, jusqu'à souffrir et mourir, c'est avec cette souffrance et cette mort qu'il vit en celui qu'il a aimé ainsi, qu'il vit en l'homme: en Paul. Et en vivant en lui - à mesure que Paul, conscient de cela grâce à la foi, répond par l'amour à son amour -, le Christ devient aussi d'une manière particulière uni à l'homme, à Paul, par la croix. Cette union a dicté à Paul, dans la même lettre aux Galates, d'autres expressions non moins fortes:
« Pour moi, que jamais je ne me glorifie sinon dans la Croix de notre Seigneur Jésus-Christ, qui a fait du monde un crucifié pour moi et de moi un crucifié pour le monde »(63).
21. La Croix du Christ jette la lumière salvifique d'une manière aussi pénétrante sur la vie de l'homme, et en particulier sur sa souffrance, parce que grâce à la foi elle le rejoint en même temps que la Résurrection: le mystère de la passion est contenu dans le mystère pascal. Les témoins de la passion du Christ sont tout à la fois témoins de sa Résurrection. Paul écrit:
« Il s'agit de le connaître, lui, avec la puissance de sa Résurrection et la communion à ses souffrances, lui devenir conforme dans sa mort, afin de parvenir si possible à ressusciter d'entre les morts »(64).
L'Apôtre a vraiment expérimenté d'abord « la puissance de la Résurrection » du Christ, sur le chemin de Damas, et c'est seulement ensuite, dans cette lumière pascale, qu'il est arrivé à la « communion à ses souffrances » dont il parle, par exemple, dans la lettre aux Galates. Le chemin de Paul est clairement pascal: la participation à la Croix du Christ se réalise à travers l'expérience du Ressuscité, donc grâce à une participation spéciale à la Résurrection. C'est pourquoi dans les expressions de l'Apôtre sur le thème de la souffrance apparaît si souvent le motif de la gloire à laquelle la Croix du Christ donne naissance.
Les témoins de la Croix et de la Résurrection étaient convaincus que « il nous faut passer par bien des tribulations pour entrer dans le Royaume de Dieu »(65). Et Paul, écrivant aux Thessaloniciens, s'exprime ainsi:
« Nous-mêmes sommes fiers de vous..., de votre constance et de votre foi dans toutes les persécutions et tribulations que vous supportez. Par là se manifeste le juste jugement de Dieu, où vous serez trouvés dignes du Royaume de Dieu pour lequel vous souffrez vous aussi »(66).
Ainsi donc, la communion aux souffrances du Christ est en même temps souffrance pour le Royaume de Dieu. Aux yeux du Dieu juste, selon son jugement, tous ceux qui communient aux souffrances du Christ deviennent dignes de ce Royaume. Par leurs souffrances, ils restituent en un sens le prix infini de la passion et de la mort du Christ, qui est devenu le prix de notre Rédemption: à ce prix, le Royaume de Dieu a été à nouveau consolidé dans l'histoire de l'homme, en devenant la perspective définitive de son existence terrestre.
Le Christ nous a introduits dans ce Royaume par sa souffrance.
Et c'est aussi par la souffrance que deviennent mûrs pour lui les hommes plongés dans le mystère de la Rédemption du Christ.
22. A la perspective du Royaume de Dieu est liée l'espérance de la gloire dont l'origine se trouve dans la Croix du Christ. La Résurrection a révélé cette gloire - la gloire eschatologique - qui, dans la Croix du Christ, était complètement obscurcie par l'immensité de la souffrance. Ceux qui communient aux souffrances du Christ sont aussi appelés, moyennant leurs propres souffrances, à prendre part à la gloire.
C'est ce que Paul exprime en divers endroits. Il écrit aux Romains:
«Nous sommes... cohéritiers du Christ, puisque nous souffrons avec lui pour être aussi glorifiés avec lui. J'estime en effet que les souffrances du temps présent ne sont pas à comparer à la gloire qui doit se révéler en nous »(67).
Dans la deuxième lettre aux Corinthiens, nous lisons:
«Car la légère tribulation d'un instant nous prépare, jusqu'à l'excès, une masse éternelle de gloire, à nous qui ne regardons pas aux choses visibles, mais aux invisibles »(68).
L'Apôtre Pierre exprimera cette vérité dans les paroles suivantes de sa première lettre:
« Dans la mesure où vous participez aux souffrances du Christ, réjouissez-vous, afin que, lors de la révélation de sa gloire, vous soyez aussi dans la joie et l'allégresse »(69).
Le motif de la souffrance et de la gloire a un caractère strictement évangélique qui s'éclaire par la référence à la Croix et à la Résurrection. La Résurrection est devenue avant tout la manifestation de la gloire qui répond à l'élévation du Christ par la Croix.
Si en effet la Croix a représenté aux yeux des hommes le dépouillement du Christ, elle a représenté en même temps aux yeux de Dieu son élévation. Sur la Croix, le Christ a atteint et réalisé sa mission en toute plénitude: en accomplissant la volonté de son Père, il s'est réalisé en même temps lui-même. Dans la faiblesse, il a manifesté sa puissance, et dans l'humiliation, toute sa grandeur messianique.
Ne trouve-t-on pas une preuve de cette grandeur dans toutes les paroles prononcées durant l'agonie sur le Golgotha, et spécialement celles qui concernent les auteurs de la crucifixion: « Père, pardonne-leur: ils ne savent ce qu'ils font »(70)?
Ces paroles s'imposent comme un exemple suprême à ceux qui communient aux souffrances du Christ.
La souffrance est aussi un appel à manifester la grandeur morale de l'homme, sa maturité spirituelle. Les martyrs et les confesseurs du Christ des diverses générations en ont donné la preuve par leur fidélité à ces paroles: :« Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l'âme »(71).
La Résurrection du Christ a révélé « la gloire du siècle à venir » et en même temps elle a confirmé « l'exaltation de la Croix »: cette gloire qui est comprise dans la souffrance même du Christ, telle qu'elle s'est bien souvent reflétée et qu'elle se reflète encore dans la souffrance de l'homme comme expression de sa grandeur spirituelle.
Il faut rendre témoignage de cette gloire non seulement aux martyrs de la foi mais aussi aux nombreux autres hommes qui parfois, sans avoir la foi au Christ, souffrent et donnent leur vie pour la vérité ou pour une juste cause. Dans leurs souffrances à tous est confirmée d'une manière particulière la haute dignité de l'homme.
23. La souffrance, en effet, est toujours une épreuve - parfois une épreuve assez dure - à laquelle l'humanité est soumise. Dans les pages des lettres de saint Paul, nous sommes souvent frappés par le paradoxe évangélique de la faiblesse et de la force, expérimenté d'une manière particulière par l'Apôtre et qu'éprouvent avec lui tous ceux qui communient aux souffrances du Christ.
Il écrit dans la deuxième lettre aux Corinthiens: « Je me glorifierai surtout de mes faiblesses, afin que repose sur moi la puissance du Christ »(72).
Dans la deuxième lettre à Timothée, nous lisons: « C'est à cause de cela que je connais cette nouvelle épreuve, mais je n'en rougis pas, car je sais en qui j'ai mis ma foi »(73).
Et dans la lettre aux Philippiens, il dira même: « Je puis tout en Celui qui me rend fort »(74).
Ceux qui communient aux souffrances du Christ ont devant les yeux le mystère pascal de la Croix et de la Résurrection, dans lequel le Christ descend, dans une première phase, jusqu'aux extrêmes limites de la faiblesse et de l'impuissance humaines: il meurt cloué sur la Croix.
Mais si en même temps dans cette faiblesse s'accomplit son élévation, confirmée par la force de la Résurrection, cela signifie que les faiblesses de toutes les souffrances humaines peuvent être pénétrées de la puissance de Dieu qui s'est manifestée dans la Croix du Christ.
Selon cette conception, souffrir signifie devenir particulièrement réceptif, particulièrement ouvert à l'action des forces salvifiques de Dieu offertes à l'humanité dans le Christ.
En lui, Dieu a confirmé qu'il veut agir spécialement au moyen de cette souffrance que sont en eux-mêmes la faiblesse et le dépouillement de l'homme, et que c'est précisément dans cette faiblesse et dans ce dépouillement qu'il veut manifester sa puissance. Ainsi peut s'expliquer également la recommandation de la première lettre de Pierre: « Si c'est comme chrétien (que l'un de vous souffre), qu'il n'ait pas honte, qu'il glorifie Dieu de porter ce nom »(75).
Dans la lettre aux Romains, l'Apôtre Paul se prononce de façon encore plus ample sur le thème de cette « naissance de la force dans la faiblesse », de ce renouvellement d'énergie spirituelle de l'homme au milieu des épreuves et des tribulations qui est la vocation spéciale de ceux qui communient aux souffrances du Christ:
« Nous nous glorifions encore des tribulations, sachant bien que la tribulation produit la constance, la constance une vertu éprouvée, la vertu éprouvée l'espérance. Et l'espérance ne déçoit point, parce que l'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous fut donné »(76).
Dans la souffrance est comme contenu un appel particulier à la vertu que l'homme doit exercer pour sa part. Et cette vertu est celle de la persévérance dans l'acceptation de ce qui dérange et fait mal.
En agissant ainsi, l'homme libère l'espérance, qui maintient en lui la conviction que la souffrance ne l'emportera pas sur lui, ne le privera pas de la dignité propre à l'homme unie à la conscience du sens de sa vie.
Et ce sens de la vie, il se manifeste en même temps que l'oeuvre de l'amour de Dieu, qui est le don suprême de l'Esprit Saint.
A mesure qu'il participe à cet amour, l'homme se retrouve alors qu'il est au fond même de la souffrance: il retrouve « l'âme » qu'il croyait avoir « perdue » à cause de la souffrance.
24. Toutefois, les expériences de l'Apôtre, participant aux souffrances du Christ, vont encore plus loin. Dans la lettre aux Colossiens, nous pouvons lire une phrase qui constitue comme l'ultime étape de l'itinéraire spirituel lié à la souffrance. Saint Paul écrit:
« Je trouve ma joie dans les souffrances que j'endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l'Eglise »(78).
Et il interroge les destinataires d'une autre lettre:
« Ne savez-vous pas que vos corps sont des membres du Christ? »(79).
Dans le mystère pascal, le Christ a inauguré son union avec l'homme dans la communauté de l'Eglise. Le mystère de l'Eglise s'exprime dans le fait que dès le baptême, qui configure au Christ, puis par son Sacrifice - sacramentellement, par l'Eucharistie -, l'Eglise ne cesse de se construire spirituellement comme corps du Christ.
Dans ce corps, le Christ veut être uni à tous les hommes, et il est uni d'une façon particulière à ceux qui souffrent. Les paroles de la lettre aux Colossiens citées plus haut attestent le caractère exceptionnel de cette union. Voici en effet que celui qui souffre en union avec le Christ - comme l'Apôtre Paul endure ses « tribulations» en union avec le Christ - non seulement puise dans le Christ la force dont nous avons parlé précédemment mais aussi « complète » par sa souffrance « ce qui manque aux épreuves du Christ ».
Dans ce contexte évangélique est mise en relief, de façon particulière, la vérité sur le caractère créateur de la souffrance. La souffrance du Christ a créé le bien de la Rédemption du monde. Ce bien en lui-même est inépuisable et infini. Aucun homme ne peut lui ajouter quoi que ce soit.
Mais en même temps, dans le mystère de l'Eglise qui est son corps, le Christ, en un sens, a ouvert sa souffrance rédemptrice à toute souffrance de l'homme.
Dans la mesure où l'homme devient participant des souffrances du Christ - en quelque lieu du monde et à quelque moment de l'histoire que ce soit -, il complète à sa façon la souffrance par laquelle le Christ a opéré la Rédemption du monde.
Cela veut-il dire que la Rédemption accomplie par le Christ n'est pas complète? Non.
Cela signifie seulement que la Rédemption, opérée par la force de l'amour réparateur, reste constamment ouverte à tout amour qui s'exprime dans la souffrance humaine.
Dans cette dimension - dans la dimension de l'amour -, la Rédemption déjà accomplie totalement s'accomplit, en un sens, constamment. Le Christ a opéré la Rédemption entièrement et jusqu'à la fin; mais en même temps il n'y a pas mis un terme: dans la souffrance rédemptrice par laquelle s'est opérée la Rédemption du monde, le Christ s'est ouvert des le début, et il s'ouvre constamment, à toute souffrance humaine. Oui, cela semble faire partie de l'essence même de la souffrance rédemptrice du Christ que de tendre à être sans cesse complétée.
C'est donc en ayant une telle ouverture à toute souffrance humaine que le Christ a opéré par sa propre souffrance la Rédemption du monde. En effet, cette Rédemption, bien qu'accomplie en toute plénitude par la souffrance du Christ, vit et se développe en même temps à sa manière dans l'histoire de l'homme. Elle vit et se développe comme le corps du Christ - l'Eglise -, et dans cette dimension toute souffrance humaine, en vertu de l'union dans l'amour avec le Christ, complète la souffrance du Christ. Elle la complète comme l'Eglise complète l'œuvre rédemptrice du Christ.
Le mystère de l'Eglise - de ce corps qui complète aussi en lui-même le corps crucifié et ressuscité du Christ - indique l'espace dans lequel les souffrances humaines complètent les souffrances du Christ. C'est seulement dans ce domaine, dans cette dimension de l'Eglise-corps du Christ se développant continuellement dans l'espace et dans le temps, que l'on peut penser à « ce qui manque » aux épreuves du Christ et que l'on peut en parler. L'Apôtre, du reste, le met clairement en relief quand il parle de compléter « ce qui manque aux épreuves du Christ pour son corps, qui est l'Eglise ».
L'Eglise,qui puise sans cesse aux sources infinies de la Rédemption, en introduisant cette Rédemption dans la vie de l'humanité, est précisément la dimension dans laquelle la souffrance rédemptrice du Christ peut être constamment complétée par la souffrance de l'homme. Cela met en relief la nature à la fois divine et humaine de l'Eglise. La souffrance semble relever en quelque sorte des caractéristiques de cette nature. Et c'est pourquoi aussi elle a une valeur spéciale aux yeux de l'Eglise. Elle est un bien, devant lequel l'Eglise s'incline avec vénération, dans toute la profondeur de sa foi en la Rédemption. Elle s'incline aussi devant lui dans toute la profondeur de la foi avec laquelle elle accueille en elle-même l'inexprimable mystère du corps du Christ.
VI L'EVANGILE DE LA SOUFFRANCE
25. Les témoins de la Croix et de la Résurrection du Christ ont transmis à l'Eglise et à l'humanité un Evangile spécifique de la souffrance. Le Rédempteur lui-même a écrit cet Evangile avant tout par sa propre souffrance assumée par amour, afin que l'homme « ne périsse pas mais ait la vie éternelle »(80). Sa souffrance, avec la parole vivante de son enseignement, est devenue une source abondante pour tous les hommes qui ont pris part aux souffrances de Jésus dans la première génération de ceux qui ont été ses disciples et qui ont proclamé leur foi en lui, puis dans les générations qui se sont succédé au cours des siècles.
Il est réconfortant tout d'abord - et cela correspond à la vérité évangélique et historique - de noter qu'auprès du Christ, à la toute première place à côté de lui et bien en évidence, se trouve toujours sa très Mère, car par toute sa vie elle rend un témoignage exemplaire à cet Evangile particulier de la souffrance.
En elle, les souffrances innombrables et intenses s'accumulèrent avec une telle cohésion et un tel enchaînement que, tout en montrant sa foi inébranlable, elles contribuèrent à la rédemption de tous.
En réalité, dès son entretien secret avec l'ange, elle a pressenti que sa mission de mère la « destinait » à partager d'une manière absolument unique la mission même de son Fils, et très vite elle en a eu la confirmation, que ce soit par les événements qui ont accompagné la naissance de Jésus à Bethléem, par les paroles claires du vieillard Syméon lui annonçant qu'une épée acérée lui transpercerait le coeur, ou par les angoisses et les privations subies lors de la fuite précipitée en Egypte à cause de la cruelle décision d'Hérode. Et après les vicissitudes de la vie cachée et publique de son Fils, qu'elle partagea sans aucun doute avec une sensibilité aiguë, ce fut encore sur le Calvaire que la souffrance de Marie, auprès de celle de Jésus, atteignit un sommet difficilement imaginable du point de vue humain mais, certes, mystérieux et surnaturellement fécond au plan du salut universel. Sa montée au Calvaire, sa « présence » au pied de la Croix avec le disciple bien-aimé ont été une participation tout à fait spéciale à la mort rédemptrice de son Fils, de même que les paroles qu'elle a pu recueillir de ses lèvres ont été comme une remise solennelle de cet Evangile particulier, destiné à être annoncé à toute la communauté des croyants.
Témoin de la passion de son Fils par sa présence, y participant par sa compassion, Marie la très a apporté une contribution singulière à l'Evangile de la souffrance, et elle a réalisé avant l'heure ce qu'affirmait saint Paul dans les paroles citées au début de ces pages. Oui, vraiment, à des titres tout à fait spéciaux, elle peut affirmer qu'elle « complète en sa chair - comme elle l'a déjà fait dans son coeur - ce qui manque aux épreuves du Christ ».
A la lumière de l'incomparable exemple du Christ, qui se reflète avec une évidence singulière dans la vie de sa Mère, l'Evangile de la souffrance, à travers l'expérience et la parole des Apôtres, devient source inépuisable pour les générations toujours nouvelles qui se relaient au long de l'histoire de l'Eglise.
L'Evangile de la souffrance, cela veut dire non seulement la présence de la souffrance dans l'Evangile comme l'un des thèmes de la Bonne Nouvelle, mais également la révélation de la force salvifique et du sens salvifique de la souffrance dans la mission messianique du Christ et, ensuite, dans la mission et la vocation de l'Eglise.
Le Christ ne cachait pas à ceux qui l'écoutaient la nécessité de la souffrance. Très clairement, il disait:
« Si quelqu'un veut venir à ma suite..., qu'il se charge de sa croix chaque jour »(81),
et à ses disciples il posait des exigences de nature morale, dont la réalisation est possible seulement à condition de « se renier soi-même »(82). La route qui conduit au Royaume des cieux est « étroite et resserrée » et le Christ l'oppose à la route « large et spacieuse » qui, elle, « mène à la perdition »(83). Bien des fois, le Christ disait aussi que ceux qui seraient ses disciples et confesseraient la foi auraient à subir de nombreuses persécutions, ce qui - on le sait - est arrivé non seulement dans les premiers siècles de la vie de l'Eglise au temps de l'empire romain, mais n'a cessé de se produire au cours des différentes périodes de l'histoire, et encore à notre époque.
Voici quelques phrases du Christ à ce sujet:
« On portera la main sur vous, on vous persécutera, on vous livrera aux synagogues et aux prisons, on vous traduira devant des rois et des gouverneurs à cause de mon nom, et cela aboutira pour vous au témoignage. Mettez-vous donc bien dans l'esprit que vous n'avez pas à préparer d'avance votre défense: car moi je vous donnerai un langage et une sagesse, à quoi nul de vos adversaires ne pourra résister ni contredire. Vous serez livrés même par vos père et mère, vos frères, vos proches et vos amis; on fera mourir plusieurs d'entre vous, et vous serez haïs de tous à cause de mon nom. Mais pas un cheveu de votre tête ne se perdra. C'est par votre constance que vous sauverez vos vies! »(84).
L'Evangile de la souffrance parle d'abord en différents endroits de la souffrance « pour le Christ », « à cause du Christ », et cela à travers les paroles mêmes de Jésus ou de ses Apôtres.
Le Maître ne cache pas à ses disciples et à ceux qui le suivent la perspective d'une telle souffrance.
Au contraire, il la révèle très franchement tout en annonçant les forces surnaturelles qui les accompagneront au milieu des persécutions et des tribulations subies « à cause de son nom ». Celles-ci seront en même temps comme un test particulier de ressemblance au Christ et d'union avec lui.
« Si le monde vous hait, sachez que moi, il m'a pris en haine avant vous...; mais parce que vous n'êtes pas du monde, puisque mon choix vous a tirés du monde, pour cette raison, le monde vous hait... Le serviteur n'est pas plus grand que son maître. S'ils m'ont persécuté, vous aussi, ils vous persécuteront... Mais tout cela, ils le feront contre vous à cause de mon nom, parce qu'ils ne connaissent pas celui qui m'a envoyé »(85).
« Je vous ai dit ces choses, pour que vous ayez la paix en moi. Dans le monde vous aurez à souffrir. Mais gardez courage! J'ai vaincu le monde »(86).
Ce premier chapitre de l'Evangile de la souffrance, qui parle des persécutions, c'est-à-dire des tribulations à cause du Christ, contient en lui-même un appel particulier au courage et à la force, soutenu par le fait éloquent de la Résurrection.
Le Christ a vaincu définitivement le monde par sa Résurrection; toutefois, parce que sa Résurrection est liée à sa passion et à sa mort, il a vaincu en même temps ce monde par sa souffrance. Oui, la souffrance a été insérée de façon particulière dans cette victoire sur le monde, manifestée dans la Résurrection.
Le Christ garde dans son corps ressuscité les traces des blessures causées par le supplice de la croix, sur ses mains, sur ses pieds et dans son côté. Par la Résurrection, il manifeste la force victorieuse de la souffrance, il veut enraciner dans le coeur de ceux qu'il a choisis comme Apôtres, et de ceux qu'il continue de choisir et d'envoyer, la conviction que cette force existe. L'Apôtre Paul dira:
« Tous ceux qui veulent vivre dans le Christ avec piété seront persécutés »(87).
26. Si le premier grand chapitre de l'Evangile de la souffrance est écrit au cours des générations par ceux qui souffrent des persécutions pour le Christ, en même temps que lui un autre grand chapitre de cet Evangile se déploie tout au long de l'histoire. Il est écrit par tous ceux qui souffrent avec le Christ, en unissant leurs souffrances humaines à sa souffrance salvifique. En eux s'accomplit ce que les premiers témoins de la passion et de la Résurrection ont dit et ont écrit à propos de la participation aux souffrances du Christ. En eux, par conséquent, se réalise l'Evangile de la souffrance, et en même temps, d'une certaine façon, chacun d'eux continue à l'écrire; chacun l'écrit et le proclame au monde, l'annonce à son propre milieu de vie et à ses contemporains.
A travers les siècles et les générations humaines, on a constaté que dans la souffrance se cache une force particulière qui rapproche intérieurement l'homme du Christ, une grâce spéciale.
C'est à elle que bien des saints doivent leur profonde conversion, tels saint François d'Assise, saint Ignace de Loyola, etc.
Le fruit de cette conversion, c'est non seulement le fait que l'homme découvre le sens salvifique de la souffrance, mais surtout que, dans la souffrance, il devient un homme totalement nouveau.
Il y trouve comme une nouvelle dimension de toute sa vie et de sa vocation personnelle. Cette découverte confirme particulièrement la grandeur spirituelle qui, dans l'homme, dépasse le corps d'une manière absolument incomparable. Lorsque le corps est profondément atteint par la maladie, réduit à l'incapacité, lorsque la personne humaine se trouve presque dans l'impossibilité de vivre et d'agir, la maturité intérieure et la grandeur spirituelle deviennent d'autant plus évidentes, et elles constituent une leçon émouvante pour les personnes qui jouissent d'une santé normale.
Cette maturité intérieure et cette grandeur spirituelle dans la souffrance sont certainement le fruit d'une conversion remarquable et d'une coopération particulière à la grâce du Rédempteur crucifié. C'est lui-même qui agit au vif des souffrances humaines par son Esprit de vérité, son Esprit consolateur.
C'est lui qui transforme, en un sens, la substance même de la vie spirituelle, en donnant à la personne qui souffre une place à côté de lui. C'est lui - comme Maître et Guide intérieur - qui enseigne à ses frères et à ses soeurs qui souffrent cet admirable échange, situé au coeur même du mystère de la Rédemption.
La souffrance, en soi, c'est éprouver le mal. Mais le Christ en a fait le fondement le plus solide du bien définitif, c'est-à-dire du bien du salut éternel. Par ses souffrances sur la croix, le Christ a atteint les racines mêmes du mal, c'est-à-dire celles du péché et de la mort.
Il a vaincu l'auteur du mal qu'est Satan, et sa révolte permanente contre le Créateur.
A ses frères et sœurs souffrants, le Christ entrouvre et déploie progressivement les horizons du Royaume de Dieu: un monde converti à son Créateur, un monde libéré du péché et qui se construit sur la puissance salvifique de l'amour.
Et, lentement mais sûrement, le Christ introduit l'homme qui souffre dans ce monde qu'est le Royaume du Père, en un sens à travers le cœur même de sa souffrance.
La souffrance, en effet, ne peut être transformée par une grâce venant du dehors, mais par une grâce intérieure.
Le Christ, de par sa propre souffrance salvifique, se trouve au plus profond de toute souffrance humaine et peut agir de l'intérieur par la puissance de son Esprit de vérité, de son Esprit consolateur.
Et ce n'est pas tout: le divin Rédempteur veut pénétrer dans l'âme de toute personne qui souffre par l'intermédiaire du coeur de sa très Mère, prémices et sommet de tous les rachetés. Comme pour prolonger cette maternité dont il avait reçu la vie par l'oeuvre du Saint-Esprit, le Christ, au moment de mourir, a conféré à Marie toujours Vierge une maternité nouvelle - spirituelle et universelle - à l'égard de tous les hommes, afin que chacun, dans le cheminement de la foi, Lui reste, avec elle, étroitement uni jusqu'à la Croix et que toute souffrance, régénérée par la force de cette Croix, de faiblesse de l'homme qu'elle était, devienne puissance de Dieu.
Mais un tel processus intérieur ne se développe pas toujours de la même manière. Bien souvent il commence et il s'établit avec difficulté. Déjà le point de départ est différent: c'est avec des dispositions différentes que les hommes abordent leur souffrance. On peut cependant affirmer d'emblée que chaque personne entre presque toujours dans la souffrance avec une protestation tout à fait humaine et en se posant la question: « pourquoi? ». Chacun se demande quel est le sens de la souffrance et cherche une réponse à cette question au plan humain. Il adresse certainement maintes fois cette interrogation à Dieu, et il l'adresse aussi au Christ. En outre, la personne qui souffre ne peut pas ne point remarquer que celui auquel elle demande une explication souffre Lui-même et qu'Il veut lui répondre de la Croix, du plus profond de sa propre souffrance.
Pourtant, il faut parfois du temps, et même beaucoup de temps, pour que cette réponse commence à être perçue intérieurement.
Le Christ, en effet, ne répond ni directement ni de manière abstraite à cette interrogation humaine sur le sens de la souffrance. L'homme entend sa réponse salvifique au fur et à mesure qu'il devient participant des souffrances du Christ.
La réponse qui vient ainsi dans cette participation, tout au long de la rencontre intérieure avec le Maître, est à son tour quelque chose de plus que la simple réponse abstraite à la question sur le sens de la souffrance. Elle est en effet, par-dessus tout, un appel.
Elle est une vocation.
Le Christ n'explique pas abstraitement les raisons de la souffrance, mais avant tout il dit: « Suis-moi »! Viens! Prends part avec ta souffrance à cette oeuvre de salut du monde qui s'accomplit par ma propre souffrance! Par ma Croix! Au fur et à mesure que l'homme prend sa croix, en s'unissant spirituellement à la Croix du Christ, le sens salvifique de la souffrance se manifeste davantage à lui.
L'homme ne découvre pas cette signification au niveau humain, mais au niveau de la souffrance du Christ. Mais, en même temps, de ce plan où le Christ se situe, ce sens salvifique de la souffrance descend au niveau de l'homme et devient en quelque sorte sa réponse personnelle. C'est alors que l'homme trouve dans sa souffrance la paix intérieure et même la joie spirituelle.
27. C'est bien de cette joie que l'Apôtre parle dans sa lettre aux Colossiens:
« Je trouve ma joie dans les souffrances que j'endure pour vous »(88).
Surmonter le sentiment de l'inutilité de la souffrance, impression qui est parfois profondément enracinée dans la souffrance humaine, devient une source de joie.
Non seulement la souffrance ronge intérieurement la personne, mais elle semble faire d'elle un poids pour autrui.
Cette personne se sent condamnée à recevoir l'aide et l'assistance des autres et, en même temps, il lui apparaît à elle-même qu'elle est inutile.
La découverte du sens salvifique de la souffrance en union avec le Christ transforme ce sentiment déprimant.
La foi dans la participation aux souffrances du Christ porte en elle-même la certitude intérieure que l'homme qui souffre « complète ce qui manque aux épreuves du Christ » et que, dans la perspective spirituelle de l'oeuvre de la Rédemption, il est utile, comme le Christ, au salut de ses frères et soeurs.
Non seulement il est utile aux autres, mais, en outre, il accomplit un service irremplaçable. Dans le Corps du Christ, qui grandit sans cesse à partir de la Croix du Rédempteur, la souffrance, imprégnée de l'esprit de sacrifice du Christ, est précisément, d'une manière irremplaçable, la médiation et la source des bienfaits indispensables au salut du monde.
Cette souffrance, plus que tout autre chose, ouvre le chemin à la grâce qui transforme les âmes.
C'est elle, plus que tout autre chose, qui rend présentes dans l'histoire de l'humanité les forces de la Rédemption.
Dans ce combat « cosmique » entre les forces spirituelles du bien et celles du mal, dont parle la lettre aux Ephésiens(89), les souffrances humaines, unies à la souffrance rédemptrice du Christ, constituent un soutien particulier pour les forces du bien, en ouvrant la route au triomphe de ces forces salvifiques.
C'est pourquoi l'Eglise voit dans tous les frères et les soeurs souffrants du Christ comme un sujet multiple de sa force surnaturelle. Que de fois les pasteurs de l'Eglise ont recours à eux, précisément parce qu'ils cherchent près d'eux aide et soutien!
L'Evangile de la souffrance est écrit sans cesse, et il s'exprime sans cesse dans cet étrange paradoxe: les sources de la force divine jaillissent vraiment au coeur de la faiblesse humaine. Ceux qui participent aux souffrances du Christ conservent dans leurs propres souffrances une parcelle tout à fait particulière du trésor infini de la Rédemption du monde, et ils peuvent partager ce trésor avec les autres.
Plus l'homme est menacé par le péché, plus sont lourdes les structures du péché que le monde actuel porte en lui-même, et plus est éloquente la souffrance humaine en elle-même. Et plus aussi l'Eglise éprouve le besoin de recourir à la valeur des souffrances humaines pour le salut du monde.
VII LE BON SAMARITAIN
28. A l'Evangile de la souffrance appartient aussi - et d'une manière organique - la parabole du bon Samaritain. Dans cette parabole, le Christ a voulu répondre à la question:
« Qui est mon prochain? »(90).
En effet, des trois passants sur la route de Jérusalem à Jéricho, au bord de laquelle un homme dévalisé et blessé par des brigands gisait à terre à moitié mort, c'est précisément le Samaritain qui se montra en vérité être le «prochain » de ce malheureux: le « prochain » veut dire également celui qui a accompli le commandement de l'amour du prochain. Deux autres voyageurs parcoururent la même route; l'un était prêtre et l'autre lévite; mais chacun d'eux, « le vit et passa outre ». Par contre, le Samaritain
« le vit et fut pris de pitié. I1 s'approcha, banda ses plaies », puis « le mena à l'hôtellerie et prit soin de lui »(91).
Et, au moment de son départ, il recommanda soigneusement à l'hôtelier l'homme qui souffrait et s'engagea à solder les dépenses nécessaires.
La parabole du bon Samaritain appartient à l'Evangile de la souffrance. Elle indique, en effet, quelle doit être la relation de chacun d'entre nous avec le prochain en état de souffrance. Il nous est interdit de « passer outre », avec indifférence, mais nous devons « nous arrêter » auprès de lui. Le bon Samaritain, c'est toute personne qui s'arrête auprès de la souffrance d'un autre homme, quelle qu'elle soit. S'arrêter ainsi, cela n'est pas faire preuve de curiosité mais de disponibilité. Celle-ci est comme une certaine disposition intérieure du coeur qui s'ouvre et qui est capable d'émotion.
Le bon Samaritain est toute personne sensible à la souffrance d'autrui, la personne qui « s'émeut » du malheur de son prochain. Si le Christ, sachant ce qu'il y a dans l'homme, souligne cette capacité émotive, c'est qu'il veut en montrer l'importance dans nos comportements face à la souffrance des autres. Il importe donc de développer en soi cette sensibilité du coeur, qui témoigne de notre compassion pour un être souffrant. Parfois, cette compassion est la seule ou la principale expression possible de notre amour et de notre solidarité avec ceux qui souffrent.
Mais le bon Samaritain de la parabole du Christ ne se contente pas seulement d'émotion et de compassion. Ces mouvements affectifs deviennent pour lui un stimulant qui l'amène à agir concrètement et à porter secours à l'homme blessé. Tout homme qui porte secours à des souffrances, de quelque nature qu'elles soient, est donc un bon Samaritain.
Secours efficace, si possible.
Ce faisant, il y met tout son coeur, mais il n'épargne pas non plus les moyens d'ordre matériel.
On peut même dire qu'il se donne lui-même, qu'il donne son propre « moi » en ouvrant ce « moi » à un autre. Nous touchons ici un des points clés de toute l'anthropologie chrétienne. La personne humaine ne peut « pleinement se reconnaître que par le don désintéressé d'elle-même »(92).
Un bon Samaritain, c'est justement l'homme capable d'un tel don de soi.
29. En suivant la parabole évangélique, on pourrait dire que la souffrance, présentant des visages si divers à travers le monde humain, s'y trouve également pour libérer dans l'homme ses capacités d'aimer, très précisément ce don désintéressé du propre « moi » au profit d'autrui, de ceux qui souffrent.
Le monde de la souffrance humaine ne cesse d'appeler, pour ainsi dire, un monde autre: celui de l'amour humain; et cet amour désintéressé, qui s'éveille dans le cœur de l'homme et se manifeste dans ses actions, il le doit en un certain sens à la souffrance.
L'homme qui est le « prochain » ne peut passer avec indifférence devant la souffrance des autres, au nom de la loi fondamentale de la solidarité humaine; il le peut encore moins au nom de la loi d'amour du prochain. Il doit « s'arrêter », « avoir pitié », comme le fit le Samaritain de la parabole évangélique.
La parabole en elle-même exprime une vérité profondément chrétienne, mais en même temps une vérité humaine on ne peut plus universelle. Ce n'est pas sans raison que, même dans le langage courant, on appelle oeuvre « de bon samaritain » toute activité en faveur des personnes qui souffrent et ont besoin d'aide.
Cette activité a revêtu, au cours des siècles, des formes institutionnelles organisées et dans son champ d'application elle a suscité les professions correspondantes. Combien la profession du médecin, celle de l'infirmière ou d'autres semblables sont des activités « de bon samaritain »!
Etant donné l'inspiration « évangélique » qui les anime, nous sommes enclins à penser dans ces cas plus à une vocation qu'à une simple profession. Et les institutions qui, au cours des générations, ont accompli un service de « samaritain » se sont encore davantage développées et spécialisées en notre temps. Cela prouve sans aucun doute que l'homme d'aujourd'hui s'arrête avec toujours plus d'attention et de perspicacité aux souffrances de son prochain, cherche à les comprendre et à les prévenir avec toujours plus d'application. En ce domaine, l'homme possède également une capacité et une spécialisation croissantes.
En songeant à tout cela, on peut dire que la parabole du Samaritain de l'Evangile est devenue un des éléments essentiels de la culture morale et de la civilisation universellement humaine.
En pensant aussi à tous les hommes qui, par leur science et leurs capacités, rendent de multiples services au prochain qui souffre, on ne peut se dispenser de leur adresser des paroles de profonde reconnaissance.
Ces paroles s'étendent à tous ceux qui se dévouent avec désintéressement au service du prochain qui souffre, en s'engageant de leur propre gré dans des activités secourables « de bon samaritain » et en leur consacrant tout le temps et toutes les forces dont ils disposent en dehors de leur travail professionnel. Cette activité spontanée « de bon samaritain » ou caritative peut être appelée activité sociale; elle peut aussi être définie comme un apostolat toutes les fois qu'elle est entreprise pour des motifs clairement évangéliques, surtout lorsque cela se produit en lien avec l'Eglise ou avec une autre Communauté chrétienne.
L'activité volontaire « de bon samaritain » se réalise dans les milieux adaptés ou à travers des organisations créées à cet effet. Cette forme d'action a beaucoup d'importance, surtout s'il s'agit d'assumer de plus grandes tâches qui exigent la coopération et l'utilisation de moyens techniques.
Mais l'action individuelle est non moins précieuse, spécialement de la part des personnes plus aptes à s'occuper de diverses sortes de souffrances qui demandent précisément une aide individuelle, personnelle.
Quant à l'aide familiale, elle désigne soit les actes d'amour du prochain accomplis au bénéfice des membres de la même famille, soit l'entraide entre les familles.
Il est difficile d'énumérer ici tous les genres et toutes les sphères d'activité « de bon samaritain » qui existent dans l'Eglise comme dans la société. Il faut du moins reconnaître qu'ils sont très nombreux; et on doit s'en réjouir, car grâce à eux, les valeurs morales fondamentales, telles que la valeur de la solidarité humaine, la valeur de l'amour chrétien du prochain, forment le cadre de la vie sociale et des rapports humains et endiguent à ce plan les formes variées de la haine, de la violence, de la cruauté, du mépris de l'homme, ou bien de la simple « insensibilité », autrement dit de l'indifférence vis-à-vis du prochain et de ses souffrances.
Ici, on doit souligner l'importance considérable des attitudes qu'il convient d'adopter en éducation. La famille, l'école et les autres institutions de formation - ne serait-ce que pour des raisons humanitaires - doivent oeuvrer avec persévérance à l'éveil et à l'affinement de cette sensibilité envers le prochain et sa souffrance, dont la figure du bon Samaritain de l'Evangile est devenue le symbole. Evidemment, l'Eglise doit faire de même, et si possible approfondir davantage encore les motivations données par le Christ dans sa parabole et dans tout l'Evangile.
L'éloquence de la parabole du bon Samaritain et de l'Evangile entier se résume avant tout à ceci: l'homme doit se sentir comme appelé à titre vraiment personnel à être le témoin de l'amour dans la souffrance. Les institutions sont très importantes et indispensables; cependant aucune institution ne peut par elle-même remplacer le coeur humain, la compassion humaine, l'amour humain, l'initiative humaine, lorsqu'il s'agit d'aller à la rencontre de la souffrance d'autrui. Ceci vaut pour les souffrances physiques, mais plus encore pour les nombreuses souffrances morales, et par-dessus tout lorsqu'il s'agit de la souffrance de l'âme.
30. La parabole du bon Samaritain, qui - on l'a dit - appartient à l'Evangile de la souffrance, se retrouve avec lui tout au long de l'histoire de l'Eglise et du christianisme, tout au long de l'histoire de l'homme et de l'humanité.
Elle témoigne que la révélation par le Christ du sens salvifique de la souffrance ne s'identifie nullement à une attitude de passivité. C'est tout le contraire.
L'Evangile est la négation de la passivité en face de la souffrance.
Le Christ lui-même, en ce domaine, est essentiellement actif.
Et ainsi il réalise le programme messianique de sa mission conformément aux paroles du prophète:
« L'Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu'il m'a consacré par l'onction, pour porter la bonne nouvelle aux pauvres. Il m'a envoyé annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer en liberté les opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur »(93).
Le Christ accomplit de manière surabondante ce programme messianique de sa mission: il passe « en faisant le bien »(94), et le bien résultant de ses oeuvres a pris du relief surtout au plan de la souffrance humaine. La parabole du bon Samaritain est en harmonie profonde avec le comportement du Christ lui-même.
Cette parabole entrera, enfin, quant à son contenu essentiel, dans le discours bouleversant du jugement dernier, rapporté par Matthieu dans son Evangile:
« Venez les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde. Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez accueilli, nu et vous m'avez vêtu, malade et vous m'avez visité, prisonnier et vous êtes venu me voir »(95).
Aux justes qui demandent quand il leur est arrivé de faire tout cela pour lui, le Fils de l'homme répondra:
« En vérité, je vous le dis, dans la mesure où vous l'avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait »(96).
Le jugement inverse tombera sur ceux qui se sont comportés autrement:
« En vérité, je vous le dis, dans la mesure où vous ne l'avez pas fait à l'un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l'avez pas fait »(97).
On pourrait assurément allonger la liste des souffrances qui ont suscité l'émotion humaine, la compassion, la prise en charge, ou bien ne les ont point provoquées. La première et la seconde déclarations du Christ à propos du jugement dernier indiquent sans équivoque possible combien est essentiel, dans la perspective de la vie éternelle à laquelle tout homme est appelé, le fait de « s'arrêter », à l'exemple du bon Samaritain, près de la souffrance de son prochain, d'avoir pitié d'elle, et enfin de la soulager. Dans le programme messianique du Christ, qui est le programme du Royaume de Dieu, la souffrance est présente dans le monde pour libérer l'amour, pour faire naître des oeuvres d'amour à l'égard du prochain, pour transformer toute la civilisation humaine en « civilisation de l'amour ».
Dans cet amour, le sens salvifique de la souffrance se réalise à fond et atteint sa dimension définitive. Les paroles du Christ à propos du jugement dernier permettent de comprendre cela avec toute la simplicité et la clarté évangéliques.
Ces paroles sur l'amour, sur les actions charitables liées à la souffrance humaine, nous permettent encore une fois de découvrir, à la base de toutes les souffrances humaines, la souffrance rédemptrice du Christ. Le Christ dit: « C'est à moi que vous l'avez fait ». Il est bien celui qui, en chacun, expérimente l'amour. C'est bien lui qui reçoit une aide, lorsque celle-ci est apportée à toute souffrance sans exception. C'est bien lui qui est présent dans telle ou telle personne qui souffre, puisque sa souffrance salvifique a été ouverte une fois pour toutes à toute souffrance humaine. Et tous ceux qui souffrent ont été appelés une fois pour toutes à devenir participants « des souffrances du Christ »(98). De même tous ont été appelés à « compléter » par leur propre souffrance « ce qui manque aux épreuves du Christ »(99). En même temps le Christ a enseigné à l'homme à faire du bien par la souffrance et à faire du bien à celui qui souffre. Sous ce double aspect, il a révélé le sens profond de la souffrance.
VIII CONCLUSION
31. Tel est le sens, véritablement surnaturel et en même temps humain, de la souffrance. I1 est surnaturel, parce qu'il s'enracine dans le divin mystère de la Rédemption du monde, et il est d'autre part profondément humain, parce qu'en lui l'homme se reconnait lui-même dans son humanité, sa dignité et sa mission propre.
La souffrance, c'est bien certain, fait partie du mystère de l'homme. Peut-être n'est-elle pas, autant que ce dernier, enveloppée de ce mystère particulièrement impénétrable. Le Concile Vatican II a exprimé cette vérité que « en réalité, le mystère de l'homme ne s'éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. En effet.... nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l'homme à lui-même et lui découvre la grandeur de sa vocation »(100). Si ce texte se rapporte à tout ce qui touche au mystère de l'homme, il concerne certainement et de manière particulière la souffrance humaine. Sur ce point précis, « manifester l'homme à lui-même et lui découvrir la grandeur de sa vocation » est particulièrement indispensable. Il arrive aussi - l'expérience le prouve - que cela s'avère tout à fait dramatique. Par contre, lorsque c'est totalement réalisé et que la vie humaine en est éclairée, c'est évidemment très heureux. « Par le Christ et dans le Christ s'éclaire l'énigme de la douleur et de la mort »(101).
Nous terminons ces considérations sur la souffrance en cette année où l'Eglise vit le Jubilé extraordinaire lié à l'anniversaire de la Rédemption.
Le mystère de la Rédemption du monde est étonnamment enraciné dans la souffrance, et en retour celle-ci trouve en ce mystère sa référence suprême et la plus certaine.
Nous désirons vivre cette Année de la Rédemption en union étroite avec tous ceux qui souffrent. Il est donc nécessaire qu'au pied de la Croix du Calvaire se rassemblent en esprit tous ceux qui souffrent et qui croient au Christ, en particulier ceux qui souffrent à cause de leur foi en lui, crucifié et ressuscité, afin que l'oblation de leurs souffrances hâte la réalisation de la prière du Sauveur lui-même pour l'unité de tous(102). Que se rassemblent là aussi les hommes de bonne volonté, car sur la Croix se tient le « Rédempteur de l'homme », l'Homme de douleur qui a assumé en lui les souffrances physiques et morales des hommes de tous les temps, afin qu'ils puissent trouver dans l'amour le sens salvifique de leurs souffrances et des réponses fondées à toutes leurs interrogations.
Avec Marie, Mère du Christ, qui se tenait au pied de la Croix(103), nous nous arrêtons près de toutes les croix de l'homme d'aujourd'hui.
Nous invoquons tous les saints qui au cours des siècles ont participé spécialement aux souffrances du Christ. Nous leur demandons de nous soutenir.
Et nous demandons à vous tous qui souffrez de nous aider. A vous précisément qui êtes faibles, nous demandons de devenir une source de force pour l'Eglise et pour l'humanité. Dans le terrible combat entre les forces du bien et du mal dont le monde contemporain nous offre le spectacle, que votre souffrance unie à la Croix du Christ soit victorieuse!
A tous, Frères et Soeurs très chers, j'adresse ma Bénédiction Apostolique.
Donné à Rome, près de Saint-Pierre, en la célébration liturgique de Notre-Dame de Lourdes, le 11 février 1984, en la sixième année de mon pontificat.
(1) Col. 1, 24.
(2) Col. 1, 24.
(3) Rom. 8, 22.
(4) Cfr. IOANNIS PAULI PP. II Redemptor Hominis, 14. 18. 21. 22.
(5) Quod Ezechias subiit (cfr. Is. 38, 1-3).
(6) Sic ut Agar timuit (cfr. Gen. 15, 16), Iacob mente finxit (cfr. Gen. 37, 33-35), David expertus est (cfr. 2 Sam. 19, 1).
(7) Id Anna metuit, Tobiae mater (cfr. Tob. 10, 1-7; cfr. edam Ier. 6, 26; Am. 8, 10; Zac. 12, 10).
(8) Talis fuit Abrahae (cfr. Gen. 15, 2), Rachelis (cfr. Gen. 30, 1), Annae, Samuelis matris (cfr. 1 Sam. 1, 6-10), temptatio.
(9) Ut exsulum Babylonica lamentatio (cfr. Ps. 137 [136]).
(10) Quibus v. gr. affectus est Psaltes (cfr. Ps. 22 [21], 17-21), Ieremias (cfr. Ier. 18, 18).
(11) Sic ut accidit Iob (cfr. Iob 19, 18; 30, 1. 9), nonnullis Psaltibus (cfr. Ps. 22 [21], 7-9; Ps. 42 [41], 11; Ps. 44 [43], 16-17), Ieremiae (cfr. Ier. 20, 7), Servo patienti (cfr. Is. 53, 3).
(12) Quibus iterum oppressi sunt nonnulli Psaltes (cfr. Ps. 22 [21], 2-3; Ps. 31 [30], 13; Ps. 38 [37], 12; Ps. 88 [87], 9. 19); Ieremias (cfr. Ier. 15, 17) atque Servus patiens (cfr. Is. 53, 3).
(13) His Psaltes (Ps. 51 [50], 5), testes aerumnarum Servi (cfr. Is. 53, 3-6) et Zacharias Propheta (cfr. Zac. 12, 10) confusi sunt.
(14) Talia passi sunt tum Psaltes (cfr. Ps. 73 [72], 3-14), tum Qoelet (cfr. Qo. 4, 1-3).
(15) Haec perpessi sunt sive Iob (cfr. Iob 19, 19), sive Psaltes nonnulli (cfr. Ps. 41 [40], 10; Ps. 55 [54], 13-15), sive Ieremias (cfr. Ier. 20, 10); Siracides vero de hac miseria meditatur (cfr. Sir. 37, 1-6).
(16) Praeter plures Lamentationum locos, cfr. psalmistarum questus (cfr. Ps. 44 [43], 10-17; Ps. 77 [76], 3-11; Ps. 79 [78], 11; Ps. 89 [88], 51), prophetarum (cfr. Is. 22, 4; Ier. 4, 8; 13, 17; 14, 17-18; Ez. 9, 8; 21, 11-12). Cfr. etiam Azariae orationes (cfr. Dan. 3, 31-40), et Danielis (cfr. Dan. 9, 16-19).
(17) Cfr. e. gr. Is. 38, 13; Ier. 23, 9; Ps. 31 (30), 10-11; Ps. 42 (41), 10-11.
(18) Cfr. Ps. 73 (72), 21; Iob 16, 13; Lam. 3, 13.
(19) Cfr. Lam. 2, 11.
(20) Cfr. Is. 16, 11; Ier. 4, 19; Iob 30, 27; Lam. 1, 20.
(21) Cfr. 1 Sam. 1, 8; Ier. 4, 19; 8, 18; Lam. 1, 20-22; Ps. 38 (37), 9. 11.
(22) Meminisse iuvat radicem Hebraicam r" designare in universum quod malum est et bono oppositum (??b), nullamque admittere distinctionem inter sensum physicum, psychicum, ethicum. Invenitur etiam in substantiva forma ra' et r?'?, significante sine discrimine sive quod malum est in se, sive malam actionem, sive etiam male agentem. In formis verbalibus praeter simplicem illam formam (qal), quae, varia quidem ratione, designat « aliquid malum esse », invenitur etiam forma reflexiva-passiva (niphal), id est « malum subire », « maio corripi », atque forma causativa (hiphil), « malum inferre » seu « irrogare » alicui. Cum autem careat lingua Hebraica verbo Graecae formae respondente, idcirco fortasse verbum id raro in versione a Septuaginta occurrit.
(23) Dan. 3, 27 s.; cfr. Ps. 17 (18), 10; Ps. 36 (35), 7; Ps. 48 (47), 12; Ps. 51 (50), 6; Ps. 99 (98), 4; Ps. 119 (118), 75; Mal. 3, 16-21; Matth. 20, 16; Marc. 10, 31; Luc. 17, 34; Io. 5, 30; Rom. 2, 2.
(24) Iob 4, 8.
(25) Iob 1, 9-11.
(26) Cfr. 2 Macc. 6, 12.
(27) Io. 3, 16.
(28) Iob 19, 25-26.
(29) 1, 29.
(30) Gen. 3, 19.
(31) Io. 3, 16.
(32) Act. 10, 38.
(33) Cfr. Matth. 5, 3-11.
(34) Cfr. Luc. 6, 21.
(35) Marc. 10, 33-34.
(36) Cfr. Matth. 16, 23.
(37) Ibid. 26, 52. 54.
(38) Io. 18, 11.
(39) Ibid. 3, 16.
(40) Gal. 2, 20.
(41) Is. 53, 2-6.
(42) Io. 1, 29.
(43) Is. 53,7-9.
(44) Cfr. 1 Cor. 1, 18.
(45) Matth. 26, 39.
(46) Ibid. 26, 42.
(47) Ps. 22 (21), 2.
(48) Is. 53, 6.
(49) 2 Cor. 5, 21.
(50) Io. 19, 30.
(51) Is. 53, 10.
(52) Cfr. Io. 7, 37-38.
(53) Is. 53, 10-12.
(54) Iob. 19, 25.
(55) 1 Petr. 1, 18-19.
(56) Gal. 1, 4.
(57) 1 Cor. 6, 20.
(58) 2 Cor. 4, 8-11. 14.
(59) Ibid. 1, 5.
(60) 2 Thess. 3, 5.
(61) Rom. 12, 1.
(62) Gal. 2, 19-20.
(63) Ibid. 6, 14.
(64) Phil. 3, 10-11.
(65) Act. 14, 22.
(66) 2 Thess. 1, 4-5.
(67) Rom. 8, 17-18.
(68) 2 Cor. 4, 17-18.
(69) 1 Petr. 4, 13.
(70) Luc. 23, 34.
(71) Matth. 10, 28.
(72) 2 Cor. 12, 9.
(73) 2 Tim. 1, 12.
(74) Phil. 4, 13.
(75) 1 Petr. 4,16.
(76) Rom. 5, 3-5.
(77) Cfr. Marc. 8, 35; Luc. 9, 24; Io. 12, 25.
(78) Col. 1, 24.
(79) 1 Cor. 6, 15.
(80) Io. 3, 16.
(81) Luc. 9, 23.
(82) Cfr. ibid.
(83) Cfr. Matth. 7, 13-14.
(84) Luc. 21, 12-19.
(85) Io. 15, 18-21.
(86) Ibid. 16, 33.
(87) 2 Tim. 3, 12.
(88) Col. 1, 24.
(89) Cfr. Eph. 6, 12.
(90) Luc. 10, 29.
(91) Ibid. 10, 33-34.
(92) Gaudium et Spes, 24.
(93) Luc. 4, 18-19; cfr. Is. 61, 1-2.
(94) Act. 10, 38.
(95) Matth. 25, 34-36.
(96) Ibid. 25, 40.
(97) Ibid. 25, 45.
(98) 1 Petr. 4, 13.
(99) Col. 1, 24.
(100) Gaudium et Spes, 22.
(101) Gaudium et Spes, 22.
(102) Cfr. Io. 17, 11. 21-22.
(103) Cfr. ibid. 19, 25.