La thèse d’Edouard-Marie Gallez - Le Messie et son Prophète (2005) propose le premier cadre explicatif cohérent qui prend en compte toutes les découvertes
Edouard-Marie Gallez a poursuivi les travaux entrepris par le Père Antoine Moussali en proposant un cadre conceptuel global qui révolutionne les conceptions sur les origines de l’islam en proposant pour la première fois une explication historique et rationnelle à son apparition. Cette explication globale permet d’articuler toutes les recherches précédentes, de comprendre les incohérences de l’historiographie musulmane classique. Il s’agit d’une mise en ordre du puzzle constitué par les multitudes de données, de recherches diverses antérieures dans des domaines très variés, qui, souvent, paraissaient contradictoires. Une explication historique et rationnelle est enfin proposée, et ce faisant, des passages entiers du Coran ont même cessé d’être obscurs. De fait, cette synthèse qui ouvre des pistes et en réactualise de plus anciennes se voit confirmée et précisée par les nouvelles recherches qui ne cessent de s’accumuler depuis sa parution.
Le premier temps, du 1er au 6ème siècle, est le temps des judéo-nazaréen et du développement de l’idéologie messianiste après le départ du Christ et la destruction de Jérusalem en 70
La prédication de Jésus, qui s’affirme être le messie attendu par le peuple hébreu, et la destruction du Temple de Jérusalem en 70 remodèlent un peuple hébreu déjà travaillé par des mouvements anciens : pharisiens (futurs Juifs rabbiniques), nationalistes, zélotes, partisans du Temple liés aux Hasmonéens, et d’autres, auxquelles s’ajoutent encore ceux des communautés juives éloignées. Si l’enseignement des disciples des Jésus fédère des Hébreux de toutes tendances (déjà parmi ses douze apôtres eux-mêmes), les dérives et contrefaçons de ces idées nouvelles contribuent à radicaliser les Juifs non chrétiens. En particulier, les judéo-nazaréens, se revendiquant seuls vrais Juifs et seuls vrais héritiers de Jésus, prônent une mise en œuvre politique du salut annoncé par Jésus dans une perspective mondiale de libération du mal. Dans l’exil, ils vont organiser leur projet messianiste et guerrier de prise de Jérusalem et de reconstruction du Temple, prélude à une conquête du monde.
L’idée du salut du monde par le Christ a été dévoyée en un projet politique et une nouvelle attente
Du point de vue de l’histoire des idées, la possibilité d’un salut, nouveauté spirituelle et philosophique absolument radicale prêchée par Jésus et ses apôtres, a transformé en profondeur la perception du destin collectif : il est devenu possible d’envisager une société et un monde délivrés du mal. Face au scandale des injustes qui prospèrent et du mal qui sévit partout, cette idée nouvelle se prêtait à être dévoyée. Autour de la communauté judéochrétienne première de Jérusalem, certains n’ont pas accepté que le messie attendu par le peuple hébreu puisse se faire serviteur et mourir crucifié. Bien que vénérant Jésus, ils ont réinterprété son enseignement et sa promesse de sauver le monde selon leur lecture des prophéties bibliques (Livre d’Isaïe, et particulièrement Livre de Daniel) : promesse du rétablissement de la royauté en Israël, de sa suprématie à venir sur les nations, telle que les méchants et les injustes seraient vaincus et que le mal serait banni de la terre. Selon ces messianistes, que les historiens ont appelé « judéo-nazaréens », Jésus aurait du réaliser ce programme de son vivant mais en avait été empêché par la corruption d’Israël et de ses prêtres, par le dévoiement de la religion et par l’impureté du Temple : Dieu avait alors enlevé Jésus au ciel avant la crucifixion en attendant que des circonstances plus favorables permettent son retour et la réalisation des prophéties.
Les judéo-nazaréens en rupture avec les judéo-chrétiens se sont refugiés en Syrie
Au-delà, ces idées de salut ont contribué à l’agitation des esprits et à la radicalisation des Juifs. Elles ont donné une dimension nouvelle aux révoltes nationalistes qui ont mené à l’insurrection de 66 contre les Romains, la première « guerre juive ». Vers 66-68, la communauté chrétienne de Jérusalem a pu quitter la ville à temps, devant l’imminence du siège par les Romains et face aux persécutions dont elle était victime de la part des insurgés. Le Temple de Jérusalem est alors détruit au cours des combats qui ont vu les Romains l’emporter en 70. Cet événement a scellé la rupture des judéo-nazaréens avec les judéochrétiens : alors que ces derniers, restés fidèles à l’enseignement des apôtres, ont regagné Jérusalem, les messianistes ont choisi l’exil, en Syrie, se considérant comme les seuls vrais Juifs et seuls vrai héritiers de Jésus, les seuls vrais « purs » et « justes » dans un esprit sectaire. Ils se sont sentis confortés en cela par leur interprétation de la mission prophétique de Jésus, qui avait prédit l’encerclement de Jérusalem et la destruction du Temple. Confortés également dans leur constat de la corruption du peuple hébreu, que Dieu a châtié selon eux par les malheurs de la première « guerre juive », et plus encore par ceux de la seconde, qui a conduit à la destruction de Jérusalem en 135 et à l’expulsion des Juifs de la terre d’Israel.
Les judéo-chrétiens fondent l’Église sont condamnés par les juifs et appelés notzrim (nazaréens)
De leur côté, les judéochrétiens ont constitué l’Église d’Orient, de langue araméenne, continuant les traditions et manières de prier de l’époque, et y fédérant toutes les tendances du peuple hébreu autour des successeurs des apôtres. En réaction à la conversion en masse des Juifs qui rejoignent majoritairement cette Église, la continuation du parti pharisien a constitué peu à peu le judaïsme rabbinique (ce qu’on connait aujourd’hui sous le terme de judaïsme). En se durcissant, ce courant est allé jusqu’à condamner dans une malédiction rituelle quotidienne tous les Juifs non rabbiniques sous le nom de minim (hérétique). En particulier parmi les minim, les Juifs ayant reconnu Jésus comme messie, qu’ils soient chrétiens, messianistes, ou s’inscrivant dans d’autres mouvances encore (mouvances décrites par les Pères de l’Église), ont été particulièrement visés, confondus ensemble et maudits au titre de notzrim (nazaréen).
Les judéo-nazaréens dans leur exil élaborent une doctrine nouvelle et une espérance pour le salut du monde
Depuis leur exil, vécu comme un temps de purification à l’image du peuple hébreu au désert, les judéo-nazaréens ont précisé leur doctrine au cours des premiers siècle. Pour eux, Jésus devait redescendre sur terre (sur le mont des Oliviers, à Jérusalem), prendre la tête des armées des « purs » pour libérer Jérusalem, rebâtir le Temple, rétablir le royaume d’Israël et régner sur le monde. Devant l’absence manifeste du retour de Jésus, imputée selon eux à l’impureté spirituelle du peuple hébreu (y compris des judéochrétiens), et à la mainmise romaine puis byzantine sur Jérusalem, ils en sont progressivement venus à se croire les instruments du salut politique du monde en portant eux-mêmes le projet guerrier de conquête d’Israël et de relèvement du Temple. Ils espéraient ainsi provoquer le retour du messie, de sorte qu’il prenne la tête des armées des purs, éradique les injustes et établisse les judéo-nazaréens comme maîtres d’un monde terrestre délivré du mal, un monde parfait régi par la loi de Dieu.
Le deuxième temps, du 6ème au 7ème siècle, est le temps du proto-islam et de l’alliance judéo-arabe
Incapables de mener à bien par eux-mêmes leur projet politico-guerrier de prise de Jérusalem et de salut du monde, les judéo-nazaréens comprennent vers la fin du 6e siècle qu’ils doivent recruter des forces militaires auxiliaires. Ils embrigadent pour cela leurs voisins arabes : ils forment dans leurs rangs des prédicateurs de langue arabe pour leur transmettre leur espérance messianiste, à commencer par Waraqa Ibn Nawfal. Mahomet sera plus tard l’un de ceux-ci. Il deviendra le chef des Arabes ralliés. Forte de cette impulsion, la communauté judéo-arabe ira conquérir Jérusalem, sous l’autorité d’Omar, espérant ainsi faire revenir le « Messie-Jésus ».
Le troisième temps, à partir de 640, est, après la mort de Mahomet, le temps du primo-islam qui voit les arabes s’émanciper et devenir seuls maîtres du Proche Orient
Devant l’échec du projet de faire revenir le « Messie Jésus », les chefs militaires arabes, maîtres du Proche-Orient se sont retournés contre leurs maîtres judéo-nazaréens, tout en conservant la conviction messianiste d’avoir été choisis par Dieu pour dominer le monde, comme le montre, selon eux, la fulgurance de leurs conquêtes. S’ensuit alors une terrible lutte interne entre Arabes, pour la conquête du pouvoir et la légitimation religieuse de son exercice. Des oppositions entre factions cherchant à fonder leurs prétentions politiques naitront les premiers concepts propres à l’islam : rôle de lieutenant de Dieu sur terre du Calife, livre sacré, révélation de Dieu, prophétisme, ville sainte.
Jérusalem a été prise par les Arabes conduits par les judéo-nazaréens mais l’attente déçue conduit à une rupture d’alliance
Malgré la reconstruction du Temple, selon les témoignages contemporains (le pèlerin Arculfe, le patriarche Sophrone), et le rétablissement du culte et des sacrifices, le « Messie Jésus » n’est pas revenu. Les Arabes se sont alors retournés contre leurs maîtres en religion, ont massacré les chefs et banni les autres. La condamnation des judéo-nazaréens est allée jusqu’à chercher à détruire toute trace de leur influence auprès des Arabes, jusqu’à la destruction de leurs textes religieux (Torah, Évangile, et lectionnaire – ou « Coran » en arabe), jusqu’à l’effacement même du nom qu’ils portaient (nasârâ, nazaréens en arabe) qui a été détourné de son sens premier pour désigner d’office les chrétiens.
Ces changements ouvrent une terrible période de guerre civile et de troubles
Les Arabes cherchent alors une justification religieuse à leurs prétentions au pouvoir et à leur conviction rémanente d’avoir été choisis par Dieu pour dominer la terre entière. Des oppositions entre factions, du jeu de surenchère auquel elles se sont livrées pour rivaliser de légitimité religieuse, sont nés les premiers concepts de l’islam : rôle de lieutenant de Dieu sur terre du Calife, reprenant celui qui était escompté de la part du « Messie Jésus » ; livre sacré arabe (lectionnaire, c'est-à-dire « Coran » en arabe) composé progressivement à partir des textes-brouillons des prédications judéo-nazaréennes en langue arabe rassemblés par les premiers Califes dans cette optique ; création d’un lieu saint entièrement arabe (La Mecque, sous le Calife Muawiya) ; révélation spécifique de Dieu au peuple arabe en langue arabe ; exhumation de la figure de Mahomet, entre-temps tombée dans l’oubli car rappelant trop l’époque judéo-nazaréenne, pour instrumentaliser son image de chef arabe premier, justifier l’autorité des prétendants au pouvoir et expliquer l’origine du livre sacré.
Cette surenchère a exigé un travail d’annihilation des témoignages discordants, des opposants politiques et religieux et des textes non conformes
C’est pourquoi la quasi-totalité des textes arabes de cette époque a ainsi disparu, et les versions successives des Corans ont été systématiquement brûlées. Parallèlement, un travail de réécriture et de réinterprétation des témoignages restants (et en particulier du texte Coranique au fur et à mesure de son édification) a été mené dans le sens voulu par les nouveaux maîtres arabes. Un travail qui s’est poursuivi encore longtemps après, jusqu’aux 10-11e siècles environ.
Les succès militaires confortent les arabes dans leur conviction d’avoir été choisis par Dieu
Ballotté par les tourments de la guerre civile, le primo-islam n’était pas encore structuré comme religion nouvelle, mais présentait déjà quelques-unes de ses caractéristiques fondamentales : la conviction messianiste d’avoir été choisi par Dieu pour dominer la terre et y établir Sa loi (moteur des Expansion à l'époque de Mahomet, 622-632 Expansion durant les quatre premiers Califes, 632-661 Expansion sous la dynastie Omeyyade, 661-750 conquêtes), la dynamique de reconstruction a posteriori de son histoire, de son discours et de sa légitimité, et l’état permanent de guerre civile entre factions musulmanes.
Le quatrième temps, à partir du 8ème siècle, est le temps de l’islam et de l’établissement d’une religion nouvelle par la force
Venant à bout de toutes les factions, le Calife Abd al-Malik s’impose par la force et structure le nouvel empire autour de sa langue, de son administration, et d’un corpus religieux issu de la synthèse des inventions du primo-islam qu’il reprend à son compte. Il fait reposer sa domination politique absolue sur l’établissement d’une religion nouvelle qu’il veut universelle, soumettant à son autorité divine Juifs, chrétiens, Arabes et jusqu’au monde entier. Au fil des siècles, et malgré les vicissitudes des guerres civiles récurrentes, ses successeurs consolident toutes les failles de ce corpus religieux en fabriquant un discours, un texte sacré et une théologie à partir de ce legs des premiers temps. L’islam comme on le connaît s’établit vers la fin du 10e siècle et la « fermeture des portes de l’ijtihad », l’arrêt de « l’effort d’interprétation » qui en verrouilleront les piliers et les dogmes.
Le Calife Abd al-Malik a mis fin à la guerre civile par sa force militaire, et imposé aux Arabes son propre corpus religieux en s’appropriant les inventions du primo-islam
Il s’est posé en chef absolu des Arabes, lieutenant de Dieu sur terre, et maître des autres croyants en affirmant la suprématie de l’islam sur les autres religions. C’était le sens de la construction du Dôme du Rocher (vers 692) et de ses inscriptions affirmant le prophétisme de Mahomet. Les Califes successeurs ont alors fait composer et structurer le récit légendaire de l’apparition de l’islam, la théologie islamique, et la figure prophétique de Mahomet.
L’islam (« soumission ») est imposé au 8ème siècle par les Califes de Damas puis de Bagdad
La domination politique totale des Califes, jusqu’à la reprise du nom d’islam « soumission », (terme apparaissant au 8e siècle) qualifie le mouvement politico-religieux nouveau des Arabes, qui s’ouvre alors à l’universel avec le transfert du pouvoir de Damas à Bagdad. L’histoire réelle, l’alliance avec les judéo-nazaréens, les origines géographiques, les racines juives et syriaques du texte coranique ont été presque totalement occultées par leur réinterprétation dans ce nouveau milieu persan, au service de la structuration de l’empire musulman et du pouvoir califal.
Le Coran, constitué à partir des écrits de prédication des judéo-nazaréens à destination des Arabes, a été peaufiné par les scribes sous l’autorité des Califes.
Il a été adapté à partir du malléable squelette consonantique (sans diacritisme) légué par les premières « collectes du Coran », à mesure que se formait le discours canonique des origines obligeant précisément à l’interpréter. Dans cette logique de cercle vicieux, le texte Coranique a été interprété et manipulé en fonction de ce qu’exigeaient les traditions fabriquées qui, elles-mêmes, voulaient s’appuyer sur le Coran.
Tout ceci conduit à l’établissement des textes des traditions musulmanes à partir du 9ème siècle
La première biographie normalisée du « Prophète Mahomet », la Sîra, composée au 9e siècle, soit 200 ans après les faits supposés (tous les écrits antérieurs ayant été détruits), les recueils de hadiths (ou dires de Mahomet complétant la révélation divine du Coran), l’histoire sainte des premiers Califes validant la conservation inaltérée du Coran et des traditions orales, et d’autres ouvrages exaltant les conquêtes ont été écrits sous l’autorité absolue des Califes de Bagdad, qui y ont trouvé la justification de leur pouvoir et leur conduite calquée sur celle prêtée à Mahomet.
La proclamation du Coran incréé au 10ème siècle et la fixation de l’islam par la « fermeture des portes de l’ijtihad » : la soumission et l’arrêt de « l’effort d’interprétation »
Cette période de l’établissement de l’islam a marqué l’histoire par la constante opposition de factions autour de l’interprétation d’une religion qui constituait la clé de l’exercice du pouvoir : oppositions entre sunnites et chiites, partisans et opposants des nouveautés introduites par les Califes, partisans d’un « Coran créé » et d’un « Coran incréé », écoles juridiques issues des diverses interprétations du texte normatif du Coran et des jurisprudences qui en ont découlé ... Devant les dangers pour la cohésion de l’empire, le pouvoir califal a décidé l’arrêt de l’effort d’interprétation de la religion à la fin du 10e siècle, ce qui en a figé les contours dans les modalités que nous voyons toujours aujourd’hui. Depuis, l’opposition entre musulmans s’est perpétuellement poursuivie, mais une certaine unité s’est toujours formée lorsque le projet messianiste était en jeu, que ce soit pour aller envahir des territoires nouveaux, défendre l’intégrité de l’islam, ou pour mater les révoltes des esclaves et des populations non-musulmanes « soumises ».
Cette explication offre un cadre cohérent et logique, intégrant toutes les découvertes récentes
Il n’y a aucune autre explication cohérente à ce jour.