Le caractère très tardif des sources musulmanes

Les premiers témoignages écrits des traditions musulmanes, les premiers textes sacrés musulmans sont très tardifs

Les premières publications, les premiers écrits de ces textes datent du 9e siècle ; on n’en a auparavant que des bribes, de rares témoignages matériels : fragments de manuscrits coraniques, inscriptions du Dôme du Rocher, graffitis, pièces de monnaie, recueils coraniques incomplets, … Par eux-mêmes, ils ne suffisent pas à établir que l’histoire de l’islam, comme nous pensons la connaître aujourd’hui d’après le discours musulman, se serait effectivement passée ainsi. En particulier, le matériel historique dont disposent les chercheurs ne peut établir que le discours musulman, l’islam, serait apparu entre 610 et 632, à partir de la seule prédication de Mahomet entre La Mecque et Médine. Les chercheurs parlent du « trou noir » historique des 7 et 8ème siècles dans la mesure où il n’y existe quasiment pas de documents et sources musulmanes avant les premiers documents listés ci-après :

  • Coran : le premier codex présenté comme complet date du 9e siècle ; il est conservé à la mosquée Al Hussein de Fustat, au Caire (Egypte)

Ce recueil (et d’autres) est appelé à tort « Coran d’Othman » par les musulmans, alors que les spécialistes l’ont daté comme postérieur de 150 ans au moins à Othman, le 3ème calife (selon François Déroche, spécialiste des manuscrits coraniques anciens, parler de « Coran d’Othman » au sujet de ce recueil relèverait de la « pieuse forgerie »). Selon les traditions musulmanes, Othman aurait dirigé la première et définitive édition du texte coranique entre 650 et 656, et fait écrire 4 ou 5 recueils coraniques, expédiés dans les grandes villes de l’empire pour y servir d’exemplaires de référence. Aucun de ces recueils ne nous est parvenu. S’ils ont existé, il faut se rendre à l’évidence qu’ils ont alors été détruits par les musulmans eux-mêmes. Les chercheurs disposent cependant de manuscrits anciens antérieurs au 9ème siècle mais ils sont incomplets. Par eux-mêmes, ils ne peuvent établir l’existence du Coran comme on le connait avant le 9ème siècle (explications détaillées ci-après). Et ce d’autant plus que les traditions musulmanes elles-mêmes enseignent que ce sont les vizirs Ibn Muqla et Ibn Isa, qui en ont fixé la version définitive en 933, trois siècles après la mort de Mahomet.

 

  • - Hadiths (les dires de Mahomet, textes fondamentaux venant en complément du Coran) : premiers recueils par Boukhari et Muslim publiés au 9ème siècle (également les recueils d’Al Nasai, d’Abu Dawood, d’Al Tirmidhi et d’Ibn Majah aux 9 et 10ème siècles)
  • - Biographie de Mahomet (sîra, qui permet de comprendre le Coran par sa lecture contextualisée) : Ibn Hicham, au 9ème siècle ; quelques fragments d’autres auteurs antérieurs ont été retrouvés (Ibn Ishaq), mais ils présentent des versions hétérodoxes.
  • - Exégèse du Coran (tafsir) : Tafsir At-Tabari, par Tabari, fin 9ème début 10ème siècle
  • - Chronique historique relatant notamment l’histoire des premiers temps de l’islam (en complément de la sîra, et l’histoire des premiers califes) : Histoire des prophètes et des rois, par Tabari, 10e siècle

La véracité et l’authenticité de ces sources sont fortement remises en question par la recherche historico-critique

Les premiers écrits de ces sources apparaissent très tardivement après les faits décrits, 200 ans au moins après eux, ce qui reviendrait à écrire aujourd’hui l’histoire de la Révolution Française, voire de Louis XV, d’après la seule tradition orale dans un contexte de destruction systématique par les autorités entre Louis XV et aujourd’hui des documents historiques sur cette période.

Le contexte politico-religieux de l’apparition des premières sources écrites au 9ème siècle était celui du pouvoir absolu et totalitaire des califes à la fois juges et parties : ils tiraient la légitimité de leur autorité par la religion, et, dans le même temps, ils contrôlaient le discours religieux et la publication de ses textes. Ces mêmes traditions rendent compte d’une persécution impitoyable des opposants, des hérétiques et des sceptiques, notamment du parti des Motazilites qui soutenaient que le Coran était un livre « créé ». En réaction interviendra le phénomène de la cristallisation de l’islam intervenant à partir de 847 (date de la proclamation du dogme du coran incréé par le calife al-Mutawakkil) et l’interdiction de la réflexion critique sur le Coran (poursuivie par la « fermeture des portes de l’ijtihad », ou interprétation de la religion en 1029). Ce contexte califal était de plus soumis à des contraintes inédites par rapport à l’époque de Mahomet, induites par les nécessités de la gestion d’un immense empire aux communautés religieuses hétérogènes. Elles ont pu pousser les califes de Bagdad à modifier les règles religieuses en ce sens.

Le contexte culturel de l’apparition des premières sources écrites au 9ème siècle, et après, était celui des califes de Bagdad (abbassides), établis en milieu persan, loin du contexte hébréo-araméo-arabe de Damas (califes omeyyades) et encore plus loin du contexte hébréo-araméo-arabe de Médine (Mahomet puis les 4 premiers califes). Un des tout premiers traditionnistes musulmans, Tabari, auteur de la première chronique historique et du premier tafsir, était persan et non arabe.

La nature même de ces sources met en question leur authenticité : Coran et hadiths ne sont pas en effet des textes à vocation historique mais des textes religieux normatifs ; en particulier, la transmission des hadiths avait pour but de répondre à des problèmes de doctrine religieuse, selon le contexte du moment, et non de transmettre des données historiques. Ils sont donc très susceptibles d’avoir changé, d’avoir été modifiés, d’avoir été augmentés en fonction de l’évolution de ce contexte (cas par exemple de la sourate 9, qui codifie les rapports entre musulmans et mécréants, dont les dhimmi, dans le cadre d’une administration d’empire qui n’avait pas cours au temps de Mahomet).

L’histoire véhiculée par ces sources elles-mêmes rend compte de campagnes successives de destructions systématiques des documents religieux hétérodoxes (notamment des Corans), de la persécution des proches de Mahomet (famille, amis et compagnons, nommés Ahl al-Bayt) et de la persécution très violente des opposants politiques, des hérétiques, des hypocrites et des sceptiques.

La tradition orale arabe ancienne que revendiquent les traditionnistes pour justifier l’authenticité rigoureuse des textes est contestée frontalement

La tradition musulmane revendique pour elle-même une authenticité et une conformité absolue aux événements des origines, et notamment une transmission à l’identique du texte coranique depuis la prédication de Mahomet. Elle argue pour cela de l’existence d’une tradition orale ancienne et efficace, propre à la civilisation nomade arabe. L’examen de son application à la transmission des textes sacrés et traditions présente pourtant des invraisemblances troublantes mises en lumière par l’analyse historico-critique.

Comme souligné par Patricia Crone, on constate une inflation considérable du nombre des hadiths publiés à mesure que l’on s’éloigne dans le temps des événements qu’ils décrivent. Elle pointait également l’inflation similaire de leur niveau de détail et de précision. A cette inflation répond l’énorme volume de déchet produit par cette tradition, selon ses propres critères d’analyse, avec seulement 20 000 hadiths sahih, c’est-à-dire jugés comme authentiques par les traditionnistes musulmans, sur un total de plus d’un million et demi. La critique islamique écarte les auteurs peu sérieux ou peu crédibles selon ses critères propres de légitimité et d’autorité des transmetteurs dans les chaînes orales (isnad) ; mais ce « ménage » reste toujours aujourd’hui difficilement accessible aux musulmans eux-mêmes (traités compliqués écrits en arabe, peu ou pas traduits dans les langues vernaculaires). Ce « ménage » témoigne a contrario de l’incapacité de cette tradition d’oralité à transmettre des récitatifs en garantissant leur intégrité.

Cette question du volume considérable de la tradition des hadiths, sur laquelle se fondent les autres écrits de tradition (sîra, tafsir, commentaires, chroniques historiques) suscite par ailleurs des interrogations de fond quant aux impossibilités physiques et physiologiques sur lesquelles elle bute : le traditionniste Boukhari est réputé avoir retenu par cœur 200 000 hadiths, avec le détail de leur isnad, sur le total de 600 000 hadiths qu’il aurait recueilli et mis par écrit (avec le détail de leur isnad). Sur ce nombre, et selon sa sélection, il en a publié environ 20 000 hadiths sahih, en écartant donc 580 000. Sur ce compte de 20 000, on dénombre environ 7000 hadiths sahih différents, une fois éliminés les doublons ; ils représentent une moyenne d’un hadith par journée vécue par Mahomet entre 610 et 632, sachant qu’un seul transmetteur, Abû Hurayra, serait à l’origine du tiers des hadiths sahih (5300-5400) selon les chaînes d’isnad. Lequel, selon ces mêmes traditions, n’aurait côtoyé Mahomet que durant 2 années.

Cette tradition orale arabe semble tout aussi peu vraisemblable du fait de la structure des textes (censés être des récitatifs oraux) de hadiths et du Coran qu’elle aurait transmis, incompatible dans son ensemble avec ce que l’on sait des civilisations d’oralité et de la composition de récitatifs oraux. Ainsi, on ne connait pas la tradition orale arabe ancienne, alors même que ses méthodes de composition, ses modalités d'apprentissage, ses moyens mnémotechniques (cantillation, rythmique, gestuation, mime, colliers ou supports de récitation …), ses structures de contrôle de l'intégrité de la transmission devaient être très développées au regard de la difficulté d'apprentissage des textes. Les analyses du Coran et des hadiths révèlent en effet que ces textes (particulièrement les hadiths et leurs isnad), n'ont pas été composés pour faciliter l'apprentissage oral (même si le Coran présente pour de nombreux passages ce type de structures, avec rimes, allitérations, symétries des phrases, des versets, etc.). De plus, les indices matériels des premiers temps de l'islam ne prêchent pas pour l'existence d'une tradition orale structurée, ancienne, et capable de conserver des récitatifs oraux dans le respect de leur intégrité : la diversité des manuscrits anciens, les nombreuses versions hétérodoxes du texte coranique qu'ils présentent, les cas de réécritures de manuscrit, les ratures, les corrections, les palimpsestes observés sur ces manuscrits anciens, les traditions arabes qui décrivent les conflits au sujet de la concurrence de différentes versions du coran rendent peu vraisemblable cette tradition orale arabe. Aujourd’hui, l’apprentissage par cœur se fait d’ailleurs à partir de supports écrits : il n’y a plus de transmission orale ; en son absence, l’invocation de la « tradition orale arabe qui aurait tout transmis à l’identique entre 610 et le 9ème siècle » (et même après, puisque la publication de nouveaux hadiths s’est poursuivie) relève de la mythologie.

L’étude des manuscrits coraniques anciens révèle que le Coran a été écrit au fil d’un long processus éditorial, bien après la date de 656 revendiquée par les traditions musulmanes (« Coran d’Othman »)

De très nombreux manuscrits coraniques anciens ont été retrouvés, depuis les fragments jusqu’aux recueils importants de centaines de folios (les plus importants ont été datés du 8e s. et correspondent à environ 85% du squelette consonantique du Coran). Les plus anciens ont été datés des années 660-675 par le croisement d’analyses au carbone 14 et d’analyses épigraphiques. Les manuscrits les plus anciens (Sanaa, Wetzstein II 1913) étudiés par le projet interuniversitaire Corpus Coranicum (et publiés en ligne) mettent en évidence, par des preuves physiques, l’évolution et la fixation progressive du texte (palimpsestes, coupe de feuilles, ratures, corrections, lavages, grattages, réécritures, etc.), particulièrement sur les points sensibles du dogme musulman le différenciant des courants religieux des 7e, 8e et 9e siècles. On ne peut parler à leur sujet de manuscrits « brouillons », ou « supports d’apprentissage » en l’absence de recueil complet qui leur serait contemporain. Il faut attendre le 9e siècle pour trouver un tel recueil (Coran de la mosquée al-Hussein de Fustat, au Caire), bien que cela entre contradiction avec le Coran lui-même, qui met l'emphase sur l’objet « livre » comme support de la révélation. L’état de ces manuscrits anciens valide l’hypothèse d‘une élaboration et fixation progressives du texte coranique, conjointement à celle des dogmes et de la théologie de l’islam. Elle expliquerait alors les mentions nombreuses des traditions musulmanes aux vagues de destructions systématique des documents religieux devenus hétérodoxes, remplacés successivement par de nouveaux documents ou par la correction des documents anciens.

Des études linguistiques nouvelles ont été réalisées sur la langue arabe ancienne. Elles aussi mettent à mal le récit traditionnel des origines de l’islam

Robert Kerr a montré que les manuscrits les plus anciens avaient été écrits en alphabet hijazi (qui, malgré ce que semble indiquer son nom, n’était pas en vigueur au Hijaz mais en Arabie du Nord, ou Arabie Pétrée, particulièrement en Syrie) et non, comme on aurait pu l’attendre, en alphabet arabe du Sud (Médine, ville d’Othman, La Mecque).

Soubassements linguistiques araméens : présence d’expressions typique de la culture hébréo-araméenne/araméo-chrétienne (« Mère de Jésus » pour désigner l’Esprit Saint), ou de mots araméens translitérés en alphabet arabe, réinterprétés dans la langue arabe qui leur a donné un nouveau sens.

Ces études ont montré que la langue arabe écrite n’était pas encore fixée à l’époque de Mahomet. Il a fallu un long processus d’élaboration et de différenciation des lettres de l’alphabet, de calligraphie, de grammaire, de vocabulaire pour que la langue arabe classique écrite émerge à la césure des 8e et 9e siècles. Ainsi, les premiers manuscrits coraniques présentent en fait une très grande plasticité de leur texte. Ils sont écrits dans une langue dite défective, ou scriptio defectiva. Elle présentait initialement seulement 10 graphèmes distincts pour signifier les 29 lettres différentes de l'alphabet arabe d'aujourd'hui, dans lequel on distingue de nombreux graphèmes entre eux par des signes diacritiques. Ces 29 lettres (mis à part le hamza et l’alif) ne donnent que le son des consonnes. Il y manque la vocalisation, ou voyellisation, faite au moyen d'un appareil d'accents lui aussi absent des manuscrits les plus anciens, et qui a été ajouté et perfectionné au fil des siècles pour signifier par écrit les 150 phonèmes (environ) de la langue arabe. Ainsi, ces manuscrits anciens montrent une quasi infinité de possibilités de lectures différentes (10 graphèmes pour 150 phonèmes), même avec un squelette consonantique (rasm) identifié comme conforme au texte coranique fixé à partir des 9e et 10e siècles. Cette plasticité du texte est illustrée par la très grande proportion d’hapax legomena, c'est à dire de mots ou expressions qui n’apparaissent qu'une seule fois, et donc sans possibilité d’en vérifier le sens par son emploi ailleurs dans le texte, et auquel il est donc possible en fait de donner n'importe quel sens. Selon Djamel Eddine Kouloughli, 1 forme sur 7 est un hapax legomen dans le Coran, ce qui est considérable.