Le mot « ébionite » vient de l'adjectif hébreu « ébyôn » qui signifie pauvre. Cet adjectif se retrouve dans de nombreux Ecrits intertestamentaires retrouvés à Qumrân. Les pères de l'Eglise connaissaient l'existence des , qui n'étaient ni juifs ni chrétiens.
Pour saint Irénée, les
« utilisent l'Evangile selon Matthieu, rejettent l'apôtre Paul qu'ils accusent d'apostasie à l'égard de la Loi... [et vont] jusqu'à adorer Jérusalem, comme étant la maison de Dieu »[1]
Adorer Jérusalem se comprend tout à fait dans la mouvance messianiste que l'on retrouve dans les Ecrits intertestamentaires retrouvés à Qumrân : il s'agit d'un rêve d'un messianisme politique guerrier et terrestre, post-chrétien mais qui n'est plus du tout chrétien.
Saint Irénée nous informe que les pratiquent quelque chose qui ressemble à l'Eucharistie, mais sans vin, avec de l'eau :
« Vains aussi les . Refusant d'accueillir dans leurs âmes, par la foi, l'union de Dieu et de l'homme, ils demeurent dans le vieux levain de leur naissance. Ils ne veulent pas comprendre que l'Esprit Saint est survenu en Marie et que la puissance du Très-Haut l'a couverte de son ombre [...] Ils repoussent donc le mélange du Vin céleste et ne veulent être que l'eau de ce monde, n'acceptant pas que Dieu se mélange à eux, mais demeurant en cet Adam qui fut vaincu et chassé du paradis. »[2]
On trouve la même information chez Epiphane :
« Ils célèbrent chaque année une sorte de mystères à l'imitation des chrétiens et de l'Eglise, dans laquelle ils recourent à des pains azymes et, pour l'autre partie du mystère, à de la simple eau. »[3]
Une telle attitude se comprend très bien dans la mouvance messianiste qui considère que le fils de Joseph (Jésus) n'a pas accompli le Salut. Les réservent donc le « vin nouveau » pour le jour où le messie, revenu inaugurer le Royaume de Dieu sur terre, le boira avec les fidèles.
Il est intéressant d'observer que la première chose que fit Muhammad lors de son arrivée à Médine en 622 fut d'interdire le vin, lequel est réservé au Ciel où il coulera à flots (Coran 47, 15). Une filiation entre les et le proto-islam est une hypothèse intéressante.
Cette dimension est complétée par un texte de saint Jérôme :
« L'Evangile appelé "selon les Hébreux" et que j'ai traduit récemment en grec et latin, et qu'Origène utilise souvent rapporte ceci après la Résurrection du Sauveur : "Quand le Seigneur eut donné le linceul au serviteur du prêtre, il vint à Jacques et lui apparut. Celui-ci avait juré de ne plus manger de pain depuis l'heure où il but au calice du Seigneur jusqu'à ce qu'il le voie relevé d'entre ceux qui dorment. Le Seigneur [lui] dit presque tout de suite : [Apporte] une table et du pain... Il prit le pain, le bénit, le rompit et le donna à Jacob le Juste et lui dit : Mon Frère, mange ton pain car le Fils de l'Homme s'est relevé d'entre ceux qui dorment." »[4]
Pour les , il n'est pas dit que le Messie fût mort sur la croix avant d'avoir été enlevé au Ciel. C'est saint Jérôme qui emploie le mot résurrection là où l'Evangile "selon les Hébreux" emploie une périphrase "relevé d'entre ceux qui dorment" ; or on aurait attendu plutôt "relevé d'entre les morts" (25 fois dans le Nouveau Testament).
Il est intéressant d'observer que cette ambigüité se retrouvera à la fois[5]
- chez les gnostiques, qui, dès qu'ils contemplent la Passion, sont docètes, car si le Christ est un « illuminé » ou un « pneumatique », il ne peut pas mourir.
- et chez les musulmans où « Issa » n'est pas mort non plus.
Ainsi, il est clair que le fait de croire que Marie a conçu le Christ virginalement ne suffit pas à faire des chrétiens. La conception virginale peut faire simplement partie d'un merveilleux qui, par ailleurs, est très présent dans les écrits ébionites.
Toutes ces hérésies expliquent que pour Epiphane, qui écrit après 350, l'hérésie ébionite constitue un « monstre polymorphe », « l'hydre à plusieurs têtes de la fable »[6]
Au 3° et 4° siècle, l'appellation "" est progressivement remplacée par celle de "Nazaréens" (une appellation incertaine, qui n'est plus portée par les chrétiens).
En hébreu, la racine nzr peut évoquer le rejeton de David (Is 11, 1) qui devient chef de guerre (Dn 11, 7), ce qui est approprié pour un messianisme désireux de reconquérir Jérusalem et de régner sur le monde.
[1] Irénée, Contre les hérésies I, 26, 2, trad. A. Rousseau, SC 264, p. 347.
[2] Irénée, Contre les hérésies V, 1, 3, trad. A. Rousseau, SC 153, p.25-27,
[3] Panarion 30, 16 - PG 41, 432
[4] Jérôme, De viris illustribus, 2 - PL 23, 611F.
[5] Edouard-Marie Gallez, Le messie et son prophète, Editions de Paris 2012, tome I et II.
[6] Epiphane, Panarion, 30, 3 (PG 41, 405-473)
Françoise Breynaert,
à partir de Edouard-Marie Gallez, Le messie et son prophète,
Editions de Paris 2012