Micheline de Combarieu, dans son article intitulé « Les prières à la Vierge dans l’épopée », explique, à partir de l’analyse d’un corpus de chansons de geste des XII et XIIIe siècle, que si la littérature épique médiévale n’est pas à proprement parler une littérature mariale, elle comporte cependant de nombreuses prières, adressées par les héros à la Vierge Marie. Ces prières témoignent à la fois de cet essor de la dévotion mariale entre le XIe et le XIIIe siècle et du contenu théologique présent dans cette littérature. Ainsi, la place de la Vierge Marie, contrairement au genre des Miracles, se cantonne à celle d’intercesseur : l’ethos marial est ainsi différent de celui qui est présenté dans la littérature médiévale des Miracles.
Comme l’écrit Micheline de Combarieu[1]
« Sur le plan théologique, la réflexion mariale, au XIIe siècle, s’oriente essentiellement autour de deux thèmes : la maternité virginale de Marie, et sa fonction de médiatrice : saint Bernard montre comment elle s’exerce de deux façons entre Dieu et nous : Marie est l’aqueduc, celle qui, après nous avoir donné le rédempteur en acceptant de le mettre au monde, nous transmet la grâce de Dieu ; elle est aussi l’échelle des pécheurs, celle par qui nous pouvons avoir accès au Christ. »
La prière à Marie est généralement formulée par le héros épique soit comme une simple interjection, soit comme une véritable adresse à la Vierge Marie.
Dans les prières que l'on peut qualifier de credo épiques, la prière est l'occasion d'une affirmation de foi. La Vierge Marie est ainsi honorée comme Mère de Dieu, à travers l’évocation de l’Annonciation et de l’Incarnation du Christ, selon les formules que l’on trouve par exemple dans la chanson de geste Huon de Bordeaux, chanson de geste du XIIIe siècle :
« La pucele en qui Dex s'est aonbrés »[2],
"virgene pucele",
qui fait allusion à la virginité de Marie
« mere genitrix » (celle qui porta Dieu, ou celle qui porta celui qui l’avait formée)
comme dans cet exemple, tiré de la chanson de geste intitulée Chanson de Guillaume (XIIe siècle) :
« Sainte Marie, mere genitriz,
Si verreiemeny cum deus portas a fiz »[3]
On évoque également le mystère du Couronnement de la Vierge Marie, sous le titre de « Reine couronnée » : ainsi Charlemagne, dans la Chanson des Saxons de Jean Bodelle, se plaint ainsi :
« Sainte Marie Dame, roïne couronnée !
Dit Kerles l’ampereres, com dure destinée ! »[4]
Ces différentes formules utilisées fréquemment pour invoquer la Vierge Marie : « virgene pucelle », « pucele en qui Dex s'est aonbrés » , « mere Deu genitrix », « roïne couronnée » résument les privilèges de la Vierge Marie et témoignent de la connaissance profonde de ces privilèges marials dans la conscience médiévale: Marie mère de Dieu (Theotokos), la virginité perpétuelle de Marie, le couronnement de Marie au ciel.
Les prières des héros épiques sont liées aux épreuves qu’ils traversent : ce sont d’abord des plaintes, des constats de désolation, suivies de prières de demande, puis d'action de grâce après l’exaucement de ces prières. Ces prières de demande sont parfois liées à des promesses :
"Sainte Marie pensez de moi aidier !
Je referai d'Origny le mostier."[5]
Qui témoignent de la nécessité de faire un vœu qui engage celui qui demande une grâce.[6]
Marie est présentée comme auxiliatrice : elle présente les prières à Dieu. Ainsi, par exemple dans la chanson de geste du XIIIe siècle intitulée Gaydon[7]:
"Hé ! Dex, dit-il, dame de paradis.
Proie ton fil, roïne genitrix.
Qui le travail et la painne en souffris,
Et la fontainne dou ciel en toi ouvri !"[8]
Si la Vierge Marie est invoquée dans la prière des héros, son rôle est cependant totalement subordonné à celui de Dieu. En témoigne les remerciements du héros, qui sont adressés à Dieu et à la Vierge Marie :
« Se Dex ne le gardast et la Vierge henourée
Et Cheu que il avoit l’arméure endossée
Jalès jour ne menjast ne ferist en meslée ! »[9]
La littérature épique médiévale renvoie ainsi l’ethos d’une Vierge dont le rôle est subordonné à celui de Dieu : elle est donc conforme à la réflexion théologique mariale telle qu’elle est été définie au XIIe siècle : Marie est à la fois, dans son rôle médiateur, l’aqueduc de la grâce et l’échelle des pécheurs.
Cet ethos marial diffère donc vraiment de celui de la Vierge Marie tel qu’il est présenté dans la littérature médiévale des Miracles de la Vierge Marie, où la Vierge Marie est toute puissante.
Source :
Micheline de Combarieu. « Les prières à la Vierge dans l'épopée », In : Presses universitaires de Provence (Ed.) , La prière au Moyen Age. Librairie Champion, 1981, pp.91-120.
[1] Micheline de Combarieu (Université d'Aix-Marseille I) Les prières à la Vierge dans l'épopée. Presses universitaires de Provence, 1981.p.91-120.
[2] Huon de Bordeaux, vv 2662, cité par Micheline de Combarieu, op. cit.
[3] Gaydon. vv. 1382-5, cité par Micheline de Combarieu, op. cit.
[4] Saxons, T.2, p. 178, cité par Micheline de Combarieu, op. cit.
[5] Raoul de Cambrai, vv. 2831-33 (et vv. 2994-97) et Couronnement de Louis. vv.677 sq.)
[6] Ce vœu est conforme aux apparitions mariales, au cours desquelles la Vierge demande de construire une église.
[7] Cette chanson de geste appartient au cycle carlovingien, elle est conçue comme une suite à la Chanson de Roland.
[8] Gaydon. vv. 1382-5, cité par Micheline de Combarieu, op. cit.
[9] Chanson de Doon de Mayence, XIIIe siècle, cité par cité par Micheline de Combarieu, op. cit.
-sur Chansons mariales des troubadours et trouvères (XIIIès), dans l’Encyclopédie mariale
-sur légendes, miracles et mariales (littérature médiévale), dans l’Encyclopédie mariale
-sur la littérature et Marie au Moyen Age, dans l’Encyclopédie mariale
-sur les quatre vérités dogmatiques concernant la Vierge Marie, dans l’Encyclopédie mariale
-sur saint Bernard de Clairvaux, Docteur marial (1091-1153),dans l’Encyclopédie mariale
-sur les grands témoins marials du Moyen Age, dans l’Encyclopédie mariale
Isabelle Rolland