Mon père était natif de Corps, chef-lieu de canton du département de l'Isère et s'appelait Pierre Calvat. Il était simple maçon et scieur de long, mais bon chrétien. Ma mère, Julie Barnaud, était native de Séchilienne. Mes parents habitaient Corps; ils étaient très pauvres; et mon père étant obligé de travailler au loin pour nourrir sa famille passait souvent des mois entiers dehors. Ce fut en partie pour cela que je fus mise à servir chez des patrons aussitôt que je pus travailler, avant l'âge de sept ans. Mes parents eurent dix enfants, six garçons et quatre filles. Mon père était très sérieux, il était aimé de tout le pays; il aimait le travail et tous ses enfants également. Souvent il nous exhortait à vivre dans la crainte de Dieu, à être honnêtes et dociles. Il ne manquait jamais, chaque fois qu'il se trouvait dans la famille, de nous faire faire notre prière avant de nous mettre au lit; et comme j'étais trop jeune encore pour me tenir à genoux, il m'asseyait sur ses genoux et m'apprenait à faire le signe de la croix, puis me mettait un crucifix dans les mains, me parlait du bon Dieu et m'expliquait à sa manière le grand mystère de la Rédemption, le Christ qui avait voulu tant souffrir et puis mourir pour nous ouvrir les portes du paradis.
La mère de Mélanie aimait beaucoup les fêtes. Un jour, elle emmena sa fille à une fête. Je me rappelle que chaque fois qu'elle me portait à des fêtes ou à des comédies, aussitôt que je voyais la foule, je pleurais et me cachais la figure sur ses épaules tout en continuant de pleurer très fort, de sorte que j'empêchais les assistants d'entendre ce qui se disait et ma mère devait me porter dehors.
Je ne parlais qu'avec mon père; quand il me disait que c'étaient nos péchés qui avaient fait mourir Notre Seigneur Jésus-Christ, je lui disais: Oh, jamais je ne veux faire des péchés puisque ça a tant fait souffrir mon bon Dieu. Oh! pauvre bon Dieu, je veux toujours penser à vous, et ne veux jamais vous déplaire. Quand je pourrai marcher toute seule, je ferai comme vous avez fait, j'irai dans la solitude, je penserai à vous; et puis, quand je serai grande, j'irai dire aux méchants hommes et aux méchantes femmes: faites-moi mourir sur une croix pour que j'efface vos péchés, autrement vous n'irez jamais en paradis.
Ces paroles achevaient d'exaspérer ma mère; elle ne pouvait plus me voir devant ses yeux [...] Je méritai le châtiment d'être chassée de la maison le soir.
Le matin, je voulus rentrer auprès de ma chère mère, et par un juste jugement de Dieu, je fus renvoyée comme incorrigible et obstinée.
Ne sachant où aller, je pris le chemin qui aboutissait à un bois qui est à quelques minutes de la maison. [...] J'avais environ trois ans.
La première fois que je me rappelle avoir été baisée par ma mère, ce fut vers l'année 1851, à l'occasion de ma prise d'habit chez les soeurs de la Providence, de Corenc. Mélanie voit Jésus.
Il y avait trois ou quatre jours que j'étais dans le bois sans voir ni entendre personne. Je n'avais plus la force de marcher, je tombais, et j'étais plongée dans une profonde tristesse en pensant combien on offensait mon Jésus. [...]
Tout à coup, je vois venir à moi un tout petit enfant d'une grande beauté, vêtu d'un blanc brillant avec une jolie couronne sur la tête. Dès que ce petit enfant fut près de la sauvage il lui dit: Bonjour, ma sœur, pourquoi pleurez-vous? Je viens vous consoler. Je pleure parce que je voudrais savoir tout ce que mon Jésus a fait pour sauver le monde, pour que je fasse comme Lui sans rien manquer; puis ce que le monde a fait pour faire mourir mon Jésus-Christ; puis je voudrais avoir une maman; je n'ai personne.
Ma sœur, dit alors le petit, dites-moi Frère, je suis votre bon Frère, je veille sur vous; nous avons une maman. Notre maman est partout avec ses enfants; aimez la bien cette bonne maman; elle est toujours avec celles qui se montrent ses enfants. Bientôt je vous mènerai voir notre maman [...] Aimez le silence et vous entendrez la voix du Dieu du ciel qui vous parlera au cœur; ne formez de liaison avec personne et Dieu sera votre tout.
Mon petit frère venait à peu près tous les jours. [...] Je dois dire que mon bien aimé Frère, pendant plus de vingt ans m'a laissé ignorer qu'il était Jésus, et que moi j'avais tout bonnement et simplement cru qu'il était mon frère, comme lui-même me l'avait assuré.
Mon aimable Frère me dit que la vraie sagesse est dans la connaissance de notre Créateur et dans l'amour de la croix pour l'amour de Dieu; qu'on doit aimer le Rédempteur pour Lui-même non tant pour ses dons, non tant pour le ciel des cieux qu'il donne par miséricorde à ses serviteurs.
[Les "stigmates"]
Dès que je fus touchée par la main bénie de mon Frère de la manière que je viens de dire, j'éprouvais en ces parties de mon corps de grandes douleurs, surtout les vendredis, et quelquefois le sang coulait des plaies qui s'y formaient d'elles-mêmes sans laisser de traces. Ces plaies duraient environ trois heures, de deux heures après midi jusqu'à 4 heures et demie. Certains vendredis elles commençaient le jeudi soir et restaient ouvertes jusqu'au vendredi soir; des fois elles ont été ouvertes tout le temps du carême.
[Le travail]
Dans l'année 1841, une femme de la montagne était venue chercher à Corps une enfant pour avoir soin d'une petite créature; et comme à cause de mon méchant caractère je donnais toujours des déplaisirs à ma chère mère, je fus aussitôt livrée à cette femme; [...] Après environ deux heures de marche, nous arrivâmes dans cette maison vraiment solitaire. La famille se composait de quatre personnes: la vieille mère, qui était venue me chercher, sa fille âgée de 20 à 25 ans, un fils d'une douzaine d'années, et le tout petit enfant dont, soit disant, je devais avoir soin, et qui était l'enfant de la ville de ma Maîtresse; mais souvent on m'envoyait garder les vaches qui étaient nombreuses, et les faire paître.
L'enfance de Mélanie, Bergère de la Salette, Écrit par elle-même le 30 novembre 1900, Document remis par l'abbé Combe, directeur spirituel, à Léon Bloy. Edition Téqui, Paris 1969
Quelques compléments concernant les stigmates :
Dans une résumé de son autobiographie, elle raconte, en parlant d’elle à la troisième personne :
« Le petit enfant [Jésus] qui venait quelque fois [la prit] par la main et la conduisit le long du chemin du département des Hautes-Alpes toujours conversant sur la Passion ou sur la vie cachée de Notre Seigneur Jésus-Christ ; ils étaient dans un bois lorsque Mélanie prit la boutade de ne pas vouloir s’en aller si son bon Jésus ne lui faisait souffrir tout ce qu’il avait souffert et partout où il avait souffert, sans qu’il en échappe une brise de moins, le jeune conducteur eut beau lui dire d’avancer, et de la dispersuader que les souffrances de Jésus-Christ étaient inexprimables et qu’elles étaient trop dures pour elle, elle était trop têtue pour se convaincre qu’elle ne pourrait pas.
Vous pourrez donc les supporter, ma sœur, eh bien ! Faites le signe de croix !
Puis l’enfant oui touche d’abord la tête avec ses deux petites mains aussitôt des douleurs lui tiennent la tête. La Sauvage [Mélanie elle-même] porte les mains à la tête croyant d’y toucher quelque chose, mais elle n’y toucha rien, enfin l’Enfant continue à la toucher ; après la tête, ce fut les mains, les pieds et le côté. Cela lui causa de grandes douleurs tous les jours et particulièrement le vendredi, mais à mesure qu’elle augmentait en âge, les douleurs augmentaient aussi. »[1]
En 1854 Mélanie réside momentanément au sanctuaire de la Salette. A. Bossan observe : « Elle tenait habituellement ses manches rabattues sur ses mains. Cependant, de temps en temps, en gesticulant ou bien à table en se servant, ses manches retombaient et on voyait ses mains… M. L’abbé Denaz m’a dit en ces circonstances avoir vu des plaques [plaies ?] rouges sur les mains de Mélanie sans savoir ce que c’était. »[2]