Le groupe des Dombes est formé de théologiens catholiques, orthodoxes et protestants qui se réunissent et travaillent à l'unité, et publient des textes communs.
Nos frères protestants ne cessent de nous rappeler que tout vient de Dieu et rien de la créature, et ils sont réticents à accorder un rôle positif à Marie dans l'œuvre de la rédemption. Le groupe des Dombes a déjà esquissé un horizon d'accord sur ce point, avec la thématique du don.
"La passivité n'est jamais totale"
(Groupe des Dombes, Marie... § 219)
Un exemple concret aidera à mieux comprendre qu'il n'y a ni contradiction ni exclusivité entre l'action de Dieu et celle de l'homme. Un religieux octogénaire était hospitalisé pour une fracture du péroné. Il semblait ne plus vouloir vivre et refusait toute nourriture. Si une infirmière voulait lui donner la becquée pour avaler un yaourt, il la recrachait aussitôt.
Dans la même ville habitait une jeune femme qui avait été avant son mariage professeur dans l'établissement où résidait alors ce vieux religieux. Celui-ci l'avait aidée à assumer son métier, et elle avait pour lui beaucoup d'estime et d'admiration. A l'annonce que ce vieux religieux était hospitalisé, elle vint le voir. Constatant son état et son refus de se nourrir, elle lui dit : « Mais, Monsieur Louis, il faut manger... » Et aussitôt elle prit une petite cuillère et entreprit de lui faire avaler le yaourt sur la table...
Et Monsieur Louis mangea le yaourt... Elle revint tous les jours, et Monsieur Louis reprit l'habitude et l'envie de se nourrir... Il vécut encore plusieurs années, avant de mourir presque nonagénaire.
Le refus de manger était bien de lui. La décision de manger était-elle de lui ? Oui, bien sûr. Mais pourquoi cette décision positive ? A cause du lien d'amour entre Monsieur Louis et cette jeune femme. C'est cet amour réciproque qui a déclenché l'ouverture de la bouche pour accepter la nourriture.
L'humanité, bloquée par le péché ne pouvait ouvrir la bouche pour recevoir le Sauveur. Mais entre Dieu et la jeune Marie, - grâce à l'Immaculée conception - existait un lien d'amour pleinement réciproque. Et c'est amour qui a permis à Marie d'accueillir le Verbe pour qu'il s'incarne en elle.
"Le cadeau n'est pleinement cadeau que s'il est reçu."
(Groupe des Dombes, Marie... § 220)
Un don part de l'initiative d'un donateur, en l'occurrence Dieu.
Mais le don exige un récepteur. Sinon, le don n'arrive pas à destination, et il n'y a pas don effectif.
L'éclairage de saint Matthieu
Saint Mathieu nous fournit un excellent éclairage sur cette problématique du don dans la parabole de l'intendant malhonnête (Mt 18.23-35).
L'intendant malhonnête, en refusant de remettre le petite dette de l'un de ses obligés, révèle par là qu'il n'a pas accueilli la remise de la grosse dette que le Roi lui a concédée. S'il l'avait accueilli, son cœur aurait été transformé et serait devenu lui aussi "re-metteur de dette", à l'image du Roi. En condamnant l'intendant malhonnête, le Roi ne se déjuge donc pas: son pardon est toujours accordé, mais il ne parvient pas à destination. Un don réel, - et le pardon est une forme de don - transforme celui qui le reçoit. Sans cette transformation, le don n'est pas reçu, donc pas effectif.
Un cadeau, même reçu, peut l'être avec des nuances et des degrés.
Prenons un exemple. Supposons que j'aie deux filleuls, Timothée et Maylis. J'offre à chacun la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorack. Ils me remercient tous les deux.
Huit jours après, je rencontre la mère de Timothée: "Votre CD est toujours dans son emballage sur un coin d'armoire. Pour Timothée, tout ce qui compte, c'est son ballon".
Et dans la rue, je croise Maylis: "Oh, parrain, ton disque est merveilleux. Je l'ai déjà écouté quatre fois. Et chaque fois, je le trouve plus beau"...Et vous voyez cette fille en grandissant s'intéresser à la musique, apprendre un instrument, se créer une belle collection de disques. Et en vous annonçant son mariage, de vous dire encore: "Tu sais, le disque que tu m'as donné pour ma profession de foi, je l'ai toujours et je l'écoute avec un plaisir toujours nouveau en pensant à toi."
Vous avez fait le même cadeau à chacun. Et pourtant, combien les fruits en sont différents. Au fond, Timothée n'a reçu que le "geste" et il vous a dit merci pour cela, mais il n'a pas profité réellement du cadeau. Le cadeau fait à Maylis est une semence qui ne cesse de croître et de donner du fruit.
Marie, Immaculée Conception
Plus le cadeau est riche et noble, plus le récipiendaire doit être "capable" de le recevoir.
Si le Père voulait donner le Fils à la Terre, il ne pouvait prendre le risque qu'il ne soit reçu qu'à moitié, ni même aux trois quarts. Pour la plénitude de l'Incarnation, il fallait que rien du Fils ne soit "étranger" à l'humanité. Jésus ne pouvait être un enfant "non voulu", aussi partiel que soit ce "non voulu".
Or depuis le drame du péché, aucun être humain n'est désormais capable d'un amour total et d'une liberté totale. Comment Dieu alors, pouvait-il faire cadeau à la terre, de son Fils?
La solution ne pouvait venir que de Lui, et non de l'homme.
Dieu a travaillé l'homme par une longue préparation: une promesse à la chute, pour qu'au cœur de tout membre de notre humanité, germe une espérance toujours renouvelée ; le choix d'un homme, Abraham et d'un peuple ; une longue histoire avec son tribut de pesanteurs et d'élans ; une lignée, une famille...
Et finalement une petite fille "plus jeune que le péché", restituée, dès sa conception, dans la grâce d'origine, "toute graciée" et partant capable d'accueillir en plénitude toute grâce qui descendrait sur notre terre. Pour que rien n'échappe du don de Dieu, pour que rien n'en soit refusé, incompris, gaspillé.
Vatican II a trouvé une perle pour le dire : "Marie, toute pétrie de l'Esprit Saint" (Lumen gentium 56).
Oui, je pense que cette expression "Marie, toute pétrie de l'Esprit Saint" est une définition parfaite de dogme de l'Immaculée Conception. Dans sa formulation même elle dit qu'il s'agit bien de Marie dès son origine, dès sa conception. Il n'y a pas en elle une reprise, une "correction postérieure" : depuis toujours l'Esprit la travaille, et rien en elle ne sera étranger à cette action de l'Esprit Saint.
Le texte du groupe des Dombes
§ 219. Le cas de Marie est un exemple de ce qui arrive à tous les sauvés. Le salut est un rapport: il n'y a pas de salut si celui-ci n'est pas reçu, s'il ne rencontre une réponse dans l'action de grâces. La passivité devant la grâce, le «se laisser faire » de la foi devant elle, fonde une activité nouvelle: la disponibilité se fait obéissance -.
La docilité au Saint-Esprit devient active.
La passivité n'est jamais totale: la réceptivité elle-même devient active dans un temps second. Mais toute réponse est à la fois l'œuvre de la grâce de Dieu et de la liberté de l'homme suscitée par la grâce. Le fait exclusif de l'homme, c'est le refus de la grâce.
[...]
§ 220. Mais ici une distinction s'impose: l'accueil n'est pas une oeuvre. Celui qui reçoit un cadeau n'est pour rien dans l'initiative du cadeau. Mais le cadeau n'est pleinement cadeau que s'il est reçu. En rigueur de terme, il n'y a pas de cadeau si le destinataire ne l'accueille pas. Il n'y a plus alors qu'une offre de cadeau. Le donateur a en quelque sorte besoin du donataire pour qu'il y ait cadeau. Un cadeau est une sorte d'invocation que le donateur fait au donataire. La réponse au cadeau fait partie du cadeau. Le don de Dieu qui est le Christ en personne se soumet à cette loi du libre accueil: « Que de fois j'ai voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes et vous n'avez pas voulu ! » (Mt 23, 37). Augustin dira plus tard: « Celui qui t'a créé sans toi ne te sauvera pas sans toi."
(Groupe des Dombes, Marie dans le dessein de Dieu et la communion des saints, tome II Controverses et conversion, Bayard, Paris 1998, §219-220)
Père Bernard Vial