Jésus, dans sa réponse aux Pharisiens, oppose deux temps : le temps où l'Époux est présent, et le temps qui viendra, où l'Époux sera enlevé ; et ces deux temps, successifs pour les disciples, se retrouvent côte à côte dans notre vie de foi.
Pour nous l'Époux est à la fois présent et absent, à la fois proche et soustrait à nos prises, reconnu par la foi et souvent insensible ; et c'est cette relation paradoxale à Jésus ressuscité qui éclaire pour nous tout ce qui a trait au jeûne et à l'ascèse.
Parce que Jésus nous est présent, nous n'avons pas le droit de quitter l'allégresse. Parce que Jésus nous est caché par l'écran de sa gloire, il y a toujours une part de notre cœur qui doit jeûner, attendre et implorer. Mais ce jeûne même est une manière de vivre la joie, comme, à l'inverse, toutes nos joies chrétiennes sont des joies dépouillées, sans possession ni pesanteur.
La présence absente de l'Époux est notre manière quotidienne de vivre le mystère pascal. Chacun de nos instants se trouve à la fois sous le signe de la Croix et celui de la Résurrection, sous le signe de la mort nécessaire et le signe de la vie déjà reçue, sous le signe de l'effort et le signe du don de Dieu.
Ce n'est pas le Carême qui impose l'ascèse ; simplement il rappelle son urgence et l'éclaire ; il la resitue et lui donne son vrai sens ; et le retour au désert a pour but avant tout de nous remémorer les chemins de la vie et les inventions de l'amour de Dieu. Pour celui qui croit à la Pâque de Jésus, jeûner, c'est se parfumer en l'honneur de l'Époux (Mt 6,17) ; garder au cœur la dimension de l'ascèse, c'est ouvrir tout l'espace de sa vie à la bonne odeur du Christ (2 Co 2,15).
Encore faut-il que l'ascèse nous éveille et nous stimule dans tous les secteurs de notre activité et de notre vie relationnelle, comme Isaïe déjà le rappelait au peuple de Dieu.
Il n'y a pas d'authentique jeûne du corps sans jeûne du cœur ; et l'on ne libère du désir qu'en s'ouvrant aux besoins des frères ou des sœurs.
Quand une communauté jeûne vraiment selon Dieu, "les chaînes tombent", toutes "les chaînes injustes" qui retenaient les sœurs de donner le meilleur d'elles-mêmes ; "les jougs sont brisés", qui faisaient plier les intelligences et humiliaient les cœurs ; les sœurs ne mangent pas le pain sans l'avoir partagé ; la sœur exposée au danger trouve un abri dans la bonté des autres ; la sœur qui craint toujours le froid communautaire reçoit une pèlerine de miséricorde.
Alors une lumière jaillit pour la communauté, pour toutes celles qui ensemble attendent et accueillent l'Époux : une "lumière d'aurore", la lumière des recommencements. Et "les forces reviennent" à toutes, parce que le Seigneur prend dans sa gloire son troupeau qui chemine.
Alors aussi, selon sa promesse, le Seigneur se manifeste à toutes celles qui le cherchent (Jn 14,21)
Elles appellent ensemble, et le Seigneur parle.
Elles crient, chacune du fond de sa foi, et l'Époux répond : "Me voici !"
(…) Une autre question, Maître : pourquoi les disciples de Jean font-ils de grands jeûnes et pas les tiens ? Nous ne disons pas que tu ne dois pas manger. Même le prophète Daniel fut saint aux yeux de Dieu, tout en étant un grand de la cour de Babylone, or toi tu es plus grand que lui. Mais eux…
– Bien souvent, ce qu’on n’obtient pas par le rigorisme, on l’obtient par la cordialité. Il y a des personnes qui ne viendraient jamais au Maître, c’est donc au Maître d’aller à eux. D’autres viendraient volontiers au Maître, mais ils ont honte de le faire au milieu de la foule. Vers eux aussi le Maître doit aller. Et puisqu’ils me disent : “ Sois mon hôte pour que je puisse te connaître ”, j’y vais, sans tenir compte du plaisir d’une table opulente, ni des conversations qui me sont tellement pénibles, mais encore et toujours de l’intérêt de Dieu. Voilà pour moi. Et puisque souvent au moins une des âmes que j’aborde de cette façon se convertit — or toute conversion est une fête nuptiale pour mon âme, une grande fête à laquelle prennent part tous les anges du Ciel et que bénit le Dieu éternel — mes disciples aussi, en tant qu’amis de Moi-l’Epoux, jubilent avec leur ami l’Epoux. Voudriez-vous voir vos amis dans la peine pendant que moi je jubile ? Pendant que je suis avec eux ? Mais un temps viendra où ils ne m’auront plus avec eux. Alors ils feront de grands jeûnes (…)