Les tentations de Jésus diffèrent des nôtres sur un point essentiel : lorsque nous sommes tentés, nous pauvres pécheurs, le péché trouve toujours en nous une secrète connivence, parce que notre liberté est blessée.
Pour Jésus, bien des projets, bien des choix, bien des solutions pouvaient se présenter à son intelligence ou traverser son imagination ; mais sa liberté d'homme était à ce point en harmonie avec le vouloir du Père qu'une révolte ou un refus étaient proprement impensables. En tout il s'est voulu semblable à nous ; en tout sauf le péché. C'est l'une des facettes de son mystère, du mystère de sa personne de Fils de Dieu, vrai Dieu et vrai homme.
Dès le début de son ministère Jésus se trouve confronté avec les forces du mal. Dès le début il a été victorieux ; il sera vainqueur également lors de l'assaut final, son agonie et sa passion.
L'Évangile fait le lien entre ces deux extrémités. Nous lisons en effet, après la troisième tentation : "Ayant épuisé toute tentation possible, le tentateur s'éloigna de lui jusqu'au moment fixé", ce moment auquel Jésus fera allusion lorsqu'on viendra l'arrêter au jardin des Oliviers : "C'est maintenant votre heure ; c'est le pouvoir des ténèbres" (Lc 22,53).
Entre les tentations au désert et la tentation de Gethsémani, Jésus n'a cessé de combattre les forces du mal et de les vaincre par ses guérisons et ses exorcismes ; et les trois tentations du désert renvoient à trois types d'action et d'influence que Jésus a refusés toute sa vie :
"Ordonne à ces pierres de devenir des pains !"... ce serait le messianisme de l'abondance.
"Tu auras la gloire de tous les royaumes !"... ce serait un messianisme de puissance.
"Jette-toi en bas, les Anges te sauveront !"... ce serait un messianisme de prestige.
Or, dans le projet de Dieu, la seule puissance de Jésus doit être le rayonnement de la vérité.
Ce récit des tentations était d'autant plus parlant à la première génération chrétienne qu'il évoquait les trois tentations d'Israël durant la marche au désert : Les pierres à changer en pains évoquaient l'épisode de la manne (Ex 16) ; l'adoration réclamée par le tentateur renvoyait à l'apostasie du veau d'or (Ex 32) ; et la tentation de forcer la main à Dieu pour un miracle rappelait la révolte du peuple à l'oasis de Massa (Ex 17).
Les trois tentations que Jésus a écartées personnellement, en tant que Messie envoyé de Dieu, Israël les avait connues, collectivement, en tant que peuple témoin de Dieu.
Et nous les retrouvons dans notre propre vie de baptisés, ces trois séductions de l'abondance, du pouvoir et du chantage à l'amour de Dieu.
Nous aimerions que notre foi nous assure la sécurité, que notre place de témoins du Christ dans le monde serve notre volonté de puissance, que Dieu nous "rattrape au vol" et soit une assurance sur la vie lorsque nous jouons avec le danger moral ou lorsque nous faisons sur l'avenir des paris un peu fous.
L'exemple de Jésus nous fait tourner le dos à ces tentations. Parce que nous sommes baptisés, parce que l'Esprit Saint nous donne part à l'œuvre messianique de Jésus, nous renonçons à miser sur l'aisance, sur la puissance, sur le sensationnel, et pour entrer dans la victoire de Jésus, nous imitons sa liberté.
C'est tout le sens de notre Carême : vivre à fond, et pas seulement de pain ; adorer Dieu seul, en lâchant devant lui tout reste de puissance ; aimer Dieu avec suffisamment de gratuité pour cesser de le mettre à notre service.
Alors notre nourriture de chaque jour, nécessaire et agréable, sera d'accomplir sa volonté.
(…) Il s’approche de Jésus :
« Tu es seul ? »
Jésus le regarde sans répondre.
« Comment es-tu arrivé ici ? Tu t’es perdu ? »
Jésus le regarde de nouveau et se tait.
« Si j’avais de l’eau dans ma gourde, je t’en donnerais. Mais je n’en ai pas moi-même. Mon cheval est mort et je me dirige à pied vers le gué. Là je boirai et je trouverai quelqu’un qui me donne un pain. Je connais la route. Viens avec moi, je te conduirai. »
Jésus ne lève même pas les yeux.
« Tu ne réponds pas ? Sais-tu que si tu restes ici tu vas mourir ? Déjà le vent se lève. Il va y avoir la tempête. Viens. »
Jésus serre les mains en une prière muette.
« Ah ! C’est donc bien toi ? Depuis le temps que je te cherche ! Et maintenant, cela fait si longtemps que je t’observe. Depuis le moment où tu as été baptisé. Tu appelles l’Eternel ? Il est bien loin ! Maintenant tu es sur terre et au milieu des hommes. Or chez les hommes, c’est moi qui suis roi. Pourtant, tu me fais pitié et je veux t’aider parce que tu es bon et que tu es venu te sacrifier pour rien. Les hommes te haïront à cause de ta bonté. Ils ne comprennent qu’or, mangeaille et jouissance. Sacrifice, souffrance, obéissance sont pour eux des paroles mortes, plus mortes que cette terre-ci et ses alentours. Ils sont plus arides encore que cette poussière. Il n’est que le serpent pour se cacher ici en attendant de mordre et aussi le chacal pour te mettre en pièces. Allons, viens. Ils ne méritent pas que l’on souffre pour eux. Je les connais mieux que toi. »
Satan s’est assis en face de Jésus. Il le fouille de son regard terrible et sourit de sa bouche de serpent. Jésus se tait toujours et prie mentalement.
« Tu te défies de moi. Tu as tort. Je suis la sagesse de la terre. Je puis te servir de maître pour t’aider à triompher. Vois : l’important, c’est de triompher. Puis, une fois qu’on s’est imposé au monde et qu’on l’a séduit, on le mène où l’on veut. Mais il faut d’abord être comme cela leur plaît, comme eux, les séduire en leur faisant croire que nous les admirons et que nous suivons leurs pensées (…)