Deux hommes prient le même Seigneur, dans le même temple. Et pourtant quelle différence dans la connaissance du vrai Dieu, quelle différence d'authenticité dans la prière !
Pour le pharisien, la prière n'a qu'un pôle : le moi satisfait et sécurisé. Cet homme est, à ses yeux, le seul intact, le seul digne, l'artisan de sa propre perfection.
"Les autres" se laissent compromettre avec l'argent ; "les autres" connaissent des aventures avec la femme d'autrui ; "les autres" trempent dans des affaires injustes. D'autres encore, comme ce publicain, sont entrés dans le système fiscal de l'occupant, et leur métier leur salit les mains. Tandis que lui, le "séparé", l'homme à part, est demeuré inentamé, inattaquable.
Mais il confond la paix du cœur et l'autojustification. Pour lui la sainteté consiste à coïncider avec une image gratifiante de lui-même, à remplir les cases qu'il a lui-même tracées.
Il est le seul digne de l'amour de Dieu, ou du moins il a besoin d'être le seul à capter son estime. Il lui faut éliminer les autres pour se sentir aimé du Seigneur ; et dès lors l'autre n'est plus le frère, mais le coupable. Il n'a jamais su "être-avec" les autres devant Dieu, et pour se sentir vivre, il lui faut se percevoir comme en dehors de la destinée commune. L'insécurité n'a plus de sens pour lui : il a mis Dieu à son service, il l'a satellisé, à portée de son orgueil.
Désormais toute son assurance repose sur ses œuvres : ses comptes pour le Temple sont en règle, et, une fois la dîme versée, il se sent tranquille pour user de tout le reste comme bon lui semble. Par ailleurs ses jeûnes réguliers le rassurent sur la possession qu'il a de lui-même et le confirment dans son impression d'équilibre et de réussite.
Le plus étrange est que de tout cela il parvienne à faire une prière : "Je te rends grâces, Seigneur, d'être l'unique à tes yeux ; je te rends grâces de m'avoir élu pour être à part ; je te rends grâces de n'être pas comme le reste des hommes ; je te rends grâces de la lumière que tu me donnes sur moi-même et sur les autres."
Non content d'introduire dans sa prière tous ses mépris, toutes ses agressivités, non content d'écraser les autres pour se pousser devant Dieu au premier rang, il va s'imaginer que Dieu l'aurait choisi en excluant les autres, comme si le cœur de Dieu était trop petit pour aimer aux dimensions du monde.
Le publicain, lui, ne vient pas au Temple pour trouver en Dieu un témoin de sa réussite, mais un confident de sa misère. Il se tient à distance, comme un homme qui n'aurait pas droit à l'amour de Dieu ; et pourtant il est venu car il sait que l'amour n'est pas une question de droit.
Il n'ose pas lever les yeux, de peur de rencontrer un regard qu'il ne saurait supporter, le regard de Dieu, chargé d'amour, mais d'un amour tellement immérité ! Il ne songe même pas à se comparer aux autres, car une première comparaison déjà l'a rendu humble, celle de sa vie lourde et lâche, fausse et mesquine, avec ce qu'il pressent de la bonté de Dieu.
Il a rejoint le sens du péché, qui ne consiste pas à nous imaginer criminel ni à nous charger de misères plus ou moins artificielles, mais à reconnaître humblement, avec une sorte d'évidence, combien le mensonge s'est installé dans nos vies, combien nous avons perdu la hâte du Royaume et combien peu nous savons aimer.
C'est alors que peut monter la vraie prière, celle qui traverse le dépit orgueilleux et exprime la vraie conversion, l'authentique retournement vers Dieu : "Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je suis !"
"Qui s'abaisse sera élevé" : c'est le Seigneur qui l'a promis, et c'est lui qui le fera. Il saura restaurer dans son amour et élever tout près de lui, sur la même croix et dans la même gloire, ceux qui pour lui se seront abaissés dans l'humilité, la douceur et le service.
C'est notre espérance, et ce sera son œuvre.
(…) Ecoutez cette autre parabole pour comprendre ce qui a de la valeur aux yeux de Dieu. Elle vous enseignera à vous corriger d’une pensée qui n’est pas bonne, mais que beaucoup partagent. La plupart des hommes se jugent eux-mêmes et, comme un homme sur mille est vraiment humble, il se produit que l’homme se croit le seul parfait, alors que chez le prochain, il remarque des péchés par centaines.
Un jour, deux hommes qui étaient allés à Jérusalem pour affaires, montèrent au Temple, comme il convient à tout bon juif chaque fois qu’il met les pieds dans la Cité sainte. L’un était pharisien, l’autre publicain. Le premier était venu percevoir les revenus de certains magasins et faire ses comptes avec ses intendants qui habitaient dans les environs de la ville. L’autre venait verser les impôts perçus et demander pitié au nom d’une veuve qui ne pouvait payer la taxe de sa barque et des filets, car la pêche, faite par l’aîné des fils, suffisait à peine à donner à manger à ses nombreux autres enfants.
Avant de monter au Temple, le pharisien était passé chez les tenanciers des magasins et avait jeté un coup d’œil sur ces commerces qu’il avait vus remplis de marchandises et d’acheteurs. Il s’était réjoui, avait appelé le tenancier du lieu et lui avait dit :
“ Je vois que tes affaires prospèrent.
– Oui, grâce à Dieu, je suis content de mon travail. J’ai pu augmenter le stock de marchandises, et j’espère faire encore mieux. J’ai amélioré le magasin ; l’an prochain, je n’aurai pas les dépenses de bancs et d’étagères et j’aurai donc un plus grand profit.
– Bien ! Bien ! J’en suis heureux ! Combien paies-tu pour cet endroit ?
– Cent didrachmes par mois. C’est cher, mais la situation est bonne…
– Tu l’as dit : la situation est bonne. Par conséquent, je double la redevance.
– Mais, seigneur ! s’écria le marchand, de cette manière, tu m’enlèves tout profit !
– C’est juste. Dois-je peut-être t’enrichir à mes dépens ? Vite ! Ou bien tu me donnes tout de suite deux mille quatre cents didrachmes, ou bien je te mets dehors, et je prends la marchandise. Ce lieu est à moi, et j’en fais ce que je veux. ”
Ainsi fit-il pour le premier, le second, le troisième de ses tenanciers, doublant pour tous la redevance, restant sourd à toute prière. Comme le troisième, chargé de famille, voulait résister, il appela les gardes et fit poser les scellés en jetant le malheureux dehors. De retour dans son palais (…)