"Combien de fois devrai-je pardonner ?"
Du temps de Jésus les rabbins répondaient : "Une fois, deux fois, trois fois, oui ; mais pas la quatrième". Pierre, généreux, est prêt à aller jusqu'à sept fois ; mais Jésus, pour couper court à tout calcul, invente pour ses disciples la parabole du serviteur gracié et impitoyable.
Tous les traits sont volontairement forcés : D'abord les deux sommes apparaissent disproportionnées ; dix-mille talents, près de quatre cent millions de francs-or, c'est une somme énorme, comme seuls pouvaient en manier des gouverneurs de royaumes ou de provinces ; c'est la dette impossible à payer. En face, une somme modique : cent deniers, l'équivalent de deux ou trois mois de salaire pour un journalier agricole.
Surprenante est aussi la bonté du roi : son financier ne demandait qu'un moratoire, le temps de combler le trou par une bonne gestion ; le roi, d'un coup, lui remet toute sa dette. En contraste avec cette magnanimité du roi, la dureté du serviteur n'est que plus révoltante et sordide : en sortant du palais, il prend à la gorge son compagnon.
Jésus prend bien soin de situer cette scène dans un pays étranger. En effet, le droit d'Israël ignorait la prison pour dette, la torture du débiteur, et encore plus la vente de la femme et des enfants pour éteindre la dette. Aucune allusion politique précise ne vient donc détourner l'attention des disciples, et chacun reçoit de plein fouet la question du roi dans la parabole : "Ne devais-tu pas, toi aussi, avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j'avais eu pitié de toi ?"
Et nous entendons aujourd'hui le Christ Sauveur dire à chacun de nous : "Toi qui si souvent as été pardonné, que fais-tu du pardon dans ta vie quotidienne ?"
Toute notre vie se déroule sous le regard et le pardon de Dieu. Notre baptême déjà nous a plongés dans sa miséricorde. Puis Dieu notre Père a pardonné les fredaines de notre enfance, les faux-pas et les impatiences de notre jeunesse. Il pardonne encore, sans se lasser, les chutes plus lourdes de l'adulte, quand les tentations ou les leurres du midi de la vie viennent ravager les cœurs, les foyers, les familles et les communautés, laissant le croyant ou la croyante désemparés devant le gâchis de leur existence. Il pardonne, enfin, au soir de la vie, tous les réflexes de repli ou d'amertume, tous les manques de confiance, toutes les compromissions avec la tristesse.
En réponse à cette miséricorde, qui nous ouvre chaque jour au meilleur de nous-mêmes, Jésus attend de nous, non pas un pardon, ni quatre ni sept, mais quatre-cent quatre-vingt-dix pardons, autrement dit le pardon au quotidien, le pardon sans calcul ni limite.
Et nous, très souvent, de nous révolter : "Seigneur, il ne mérite pas mon pardon !" C'est vrai ; mais nous-mêmes, avons-nous jamais mérité la bonté de Dieu ? Souvent l'envie nous prend de saisir l'autre au collet : "Rends-moi ce que tu me dois ! Rends-moi ce que j'ai fait pour toi ! Rends-moi cette vie que je t'ai donnée, cette fidélité que je t'ai gardée !"
Mais Jésus nous demande de desserrer les mains, d'ouvrir de nouveau notre cœur, de laisser tomber toute aigreur et toute colère. Jésus nous appelle à nous retourner humblement vers Dieu qui nous supporte, vers Dieu qui nous laisse vivre, vers Dieu qui nous fait vivre parce qu'il nous aime : "Sois patient envers moi, Seigneur, et je te rembourserai tout".
En fait nous ne rembourserons rien du tout.
Car on ne rembourse pas Dieu, et il n'a que faire de nos comptes.
(…) Il m’a été demandé par l’apôtre Simon-Pierre : “ Combien de fois dois-je pardonner ? A qui ? Pourquoi ? ” Je lui ai répondu en particulier, et maintenant, je répète pour tous ma réponse, parce qu’il est juste que vous le sachiez désormais. Ecoutez combien de fois, et comment, et pourquoi il faut pardonner.
Il faut pardonner comme Dieu pardonne, lui qui, si on pèche mille fois et si on s’en repent, pardonne mille fois, pourvu qu’il voie que chez le coupable il n’y a pas de volonté de pécher, pas de recherche de ce qui fait pécher, mais que le péché n’est que le fruit d’une faiblesse de l’homme. Si l’on persiste volontairement dans le péché, il ne peut y avoir de pardon pour les offenses à la Loi. Mais bien que ces fautes vous affligent, vous, individuellement, pardonnez. Pardonnez toujours à qui vous fait du mal. Pardonnez pour être pardonnés, car vous commettez vous aussi des fautes contre Dieu et vos frères. Le pardon ouvre le Royaume des Cieux, tant à celui qui reçoit le pardon qu’à celui qui l’accorde. Cela ressemble à ce fait survenu entre un roi et ses serviteurs.
Un roi voulut faire ses comptes avec ses serviteurs. Il les appela l’un après l’autre, en commençant par ceux du plus haut rang. Il en vint un qui lui devait dix mille talents, mais il n’avait pas de quoi payer les avances que le roi lui avait faites pour pouvoir se construire des maisons et pour toutes sortes de biens. C’est qu’en réalité, pour des raisons plus ou moins justes, il n’avait pas mis beaucoup de zèle à bien employer la somme reçue pour ces projets. Le roi-maître, indigné de sa paresse et de son manque de parole, ordonna qu’il soit vendu, lui, sa femme, ses enfants et tout ce qu’il avait jusqu’à ce qu’il ait payé sa dette. Mais le serviteur se jeta aux pieds du roi et l’implora avec des larmes et des supplications : “ Laisse-moi aller. Sois encore un peu patient et je te rendrai tout ce que je te dois, jusqu’au dernier denier. ” Le roi, ému par tant de douleur – c’était un bon roi –, non seulement consentit à sa demande, mais, ayant appris que parmi les causes de son manque de zèle et de l’inobservation des échéances, il y avait aussi des maladies, en vint à lui faire remise de sa dette.
Cet homme repartit tout heureux. Mais en sortant de là, il trouva sur son chemin un autre sujet, un pauvre être auquel il avait prêté cent deniers pris sur les dix mille talents qu’il avait eus du roi. Persuadé de la faveur du souverain, il se crut tout permis et, saisissant le malheureux à la gorge, il lui dit : “ Rends-moi immédiatement ce que tu me dois ! ” En vain, l’homme se courba pour lui baiser les pieds en pleurant et en gémissant : “ Aie pitié de moi qui ai tant de malheurs. Sois encore un peu patient et je te rendrai tout jusqu’au dernier sou. ” Impitoyable, le serviteur appela les soldats et fit conduire le malheureux en prison pour le décider à payer, sous peine de perdre la liberté ou même la vie.
Les amis du malheureux l’apprirent et, tout attristés, ils allèrent en faire part au roi et maître. Une fois informé, ce dernier ordonna qu’on lui amène le serviteur impitoyable et, le regardant sévèrement, il lui dit : “ Mauvais serviteur, moi je t’avais aidé pour que tu deviennes miséricordieux, puisque je t’avais rendu riche et que je t’ai aidé encore en te remettant ta dette pour laquelle tu m’avais tant demandé de patienter. Tu n’as pas eu pitié d’un de tes semblables, alors que moi, le roi, j’avais fait preuve d’une grande pitié pour toi. Pourquoi n’as tu pas agi comme je l’ai fait pour toi ? ” Indigné, il le remit aux gardiens de prison pour qu’ils le gardent jusqu’à ce qu’il ait tout payé, en disant : “ Comme il n’a pas eu pitié de quelqu’un qui lui devait bien peu, alors que moi, qui suis roi, j’ai tellement fait preuve de pitié pour lui, de la même façon, qu’il ne bénéficie pas de ma pitié. ” (…)