112.1 La place du marché de Jéricho, avec ses arbres et les cris des vendeurs. Dans un coin, le gabelou Zachée occupé à ses… extorsions légales et illégales. Il doit aussi acheter et vendre des objets de valeur, car je le vois peser et expertiser des colliers et autres bijoux de métal précieux. Je ne sais si on les lui a remis à cause de quelque impossibilité de payer les taxes en espèces, ou si on les a vendus pour d’autres besoins.
C’est maintenant le tour d’une femme, élancée, toute revêtue d’un manteau de couleur entre rouille et gris-brun. Son visage est couvert d’un voile très fin de soie jaunâtre qui ne permet pas de l’identifier. On ne se rend compte que de la sveltesse du corps, qu’on devine malgré cet accoutrement de toile bise qui l’enveloppe. Elle doit être jeune, du moins à en juger par le peu qu’on en voit : une main qui sort un moment du manteau et présente un bracelet d’or, et des pieds chaussés de sandales pas tellement simples, mais déjà pourvues d’une empeigne et d’un entrelacement de courroies qui laissent voir des orteils lisses et jeunes, et une partie de la cheville fine et très blanche. Elle tend son bracelet sans mot dire, reçoit l’argent sans discuter et se retourne pour s’en aller.
Je m’aperçois maintenant que, derrière elle, Judas l’observe attentivement et, au moment où elle s’en va, il lui dit quelque chose que je ne comprends pas bien. Mais elle, comme si elle était muette, ne répond pas et s’éloigne vivement ainsi fagotée.
Judas interroge Zachée :
« Qui est-elle ?
– Je ne demande pas leur nom à mes clients, surtout quand ils sont gentils comme celle-là.
– Jeune, n’est-ce pas ?
– On le dirait.
– Mais est-elle juive ?
– Qui peut le savoir ? ! On trouve de l’or jaune dans tous les pays.
– Fais-moi voir ce bracelet.
– Tu veux l’acheter ?
– Non.
– Alors, pas question. Qu’est-ce que tu crois ? Qu’on va parler à sa place ?
– Je voulais voir si je pouvais deviner qui elle est …
– Cela t’inquiète tellement ? Es-tu nécromancien pour le deviner ou chien policier que conduit son flair ? Va, sois tranquille. Ainsi attifée, soit elle est honnête et malheureuse, soit elle est lépreuse. Donc… pas question.
– Je n’ai pas envie de femme, répond Judas d’un air méprisant.
– Possible… mais avec ce visage, j’y crois peu. C’est bien. Si tu ne veux rien d’autre, cède la place. J’ai d’autres clients à servir. »
Contrarié, Judas s’éloigne et demande à un marchand de pain et à un marchand de fruits s’ils connaissent la femme qui vient de leur acheter du pain et des pommes, et s’ils savent où elle habite. Mais ils l’ignorent. Ils répondent :
« Elle vient depuis quelque temps, tous les deux ou trois jours. Mais d’où elle est, nous ne le savons pas.
– Mais comment parle-t-elle ? » insiste Judas.
Les deux hommes rient et l’un répond :
« Avec la langue. »
Judas les injurie et s’en va… 112.2 pour tomber juste au milieu du groupe de Jésus et de ses disciples qui viennent acheter du pain et de quoi le garnir pour leur repas du jour. La surprise est réciproque… et guère enthousiaste. Jésus se contente de lui dire : « Tu es ici ? » et pendant que Judas bredouille quelque chose, Pierre éclate de rire bruyamment :
« Eh bien, je suis aveugle et incrédule : je ne vois pas les vignes et je ne crois pas au miracle.
– Mais que dis-tu ? demandent deux ou trois disciples.
– Je dis la vérité. Ici, il n’y a pas de vignes. Et je ne puis croire que Judas ici, dans cette poussière, fasse la vendange par le seul fait qu’il est disciple du Rabbi.
– La vendange est finie depuis quelque temps, répond sèchement Judas.
– Et Kérioth est bien loin d’ici, achève Pierre.
– Tu m’attaques tout à coup. Tu m’en veux.
– Non. Je suis moins niais que tu ne le souhaiterais.
– Assez ! » interrompt Jésus.
Mais il est sévère. Il se tourne vers Judas :
« Je ne pensais pas te voir ici. Je te croyais plutôt à Jérusalem pour la fête des Tentes.
– J’y vais demain. J’étais ici pour attendre un ami de la famille qui…
– Je t’en prie : cela suffit.
– Tu ne me crois pas, Maître ? Je te jure que moi…
– Je ne t’ai rien demandé et je te prie de ne rien me dire. Tu es ici. Ça suffit. Comptes-tu venir avec nous ou as-tu encore des affaires à régler ? Réponds simplement.
– Non… j’ai fini, d’autant plus que mon ami n’arrive pas et je vais pour la fête à Jérusalem. Et toi, où vas-tu ?
– A Jérusalem.
– Aujourd’hui même ?
– Ce soir, je serai à Béthanie.
– Chez Lazare ?
– Chez Lazare.
– Dans ce cas, j’y vais moi aussi.
– Oui, tu viens jusqu’à Béthanie. Ensuite André, accompagné de Jacques, fils de Zébédée, et de Thomas iront à Get Semni faire les préparatifs et nous attendre tous, et toi, tu iras avec eux. »
Jésus martèle tellement ces mots que Judas ne réagit pas.
« Et nous ? demande Pierre.
– Toi, avec mes cousins et Matthieu, vous irez où je vous enverrai pour revenir le soir. Jean, Barthélemy, Simon et Philippe resteront avec moi, c’est-à-dire qu’ils iront à Béthanie annoncer que le Rabbi est venu et leur parlera à la neuvième heure. »
112.3 Ils avancent vite au milieu des champs dénudés. Il y a de l’orage, pas dans le ciel qui est serein, mais dans les cœurs. Tous s’en rendent compte et marchent en silence.
Par cette route de Jéricho à Béthanie, la maison de Lazare, où ils arrivent, est l’une des premières du village. Jésus congédie le groupe qui doit aller à Jérusalem, puis l’autre qu’il envoie vers Bethléem en disant :
« Allez-y sans inquiétude. Vous trouverez à mi-chemin Isaac, Elie et les autres. Dites-leur que je serai à Jérusalem pour plusieurs jours et que je les attends pour les bénir. »
En attendant, Simon a sonné à la grille et s’est fait ouvrir. Les serviteurs vont prévenir et Lazare accourt. Judas, qui s’était déjà éloigné de quelques mètres, revient en arrière et dit à Jésus, en guise d’excuse :
« Je t’ai déplu, Maître. Je l’ai compris. Pardonne-moi », mais tout en le disant, il jette un coup œil furtif par la porte ouverte, du côté du jardin et de la maison.
« Oui. Ça va bien. Va, va. Ne fais pas attendre tes compagnons. »
Judas n’a plus qu’à s’en aller. Pierre murmure :
« Il espérait qu’il y aurait un changement d’ordre.
– Cela, jamais, Pierre. Je sais ce que je fais. Mais toi, sois gentil pour cet homme-là…
– J’essaierai. Mais je ne te promets rien… Adieu, Maître. Viens, Matthieu, et vous deux aussi. Dépêchons-nous.
– Que ma paix soit toujours avec vous. »
112.4 Jésus entre avec les quatre disciples qui sont restés et, après avoir embrassé Lazare, il lui présente Jean, Philippe et Barthélemy, puis il les congédie et reste seul avec Lazare.
Ils se dirigent vers la maison. Cette fois, sous le beau portique, il y a une femme. C’est Marthe. Assez grande, mais moins que sa sœur, brune et mate alors que l’autre est blonde et rose, c’est une belle jeune fille, aux formes harmonieuses. Ses cheveux sont couleur de jais, au-dessus d’un front légèrement brun et lisse. Ses yeux, qui respirent la douceur, sont noirs, grands, veloutés, encadrés par des cils foncés. Le nez est légèrement aquilin et la bouche vermeille tranche sur la couleur brune des joues. Elle sourit en montrant de belles dents très blanches.
Son habit de laine est bleu foncé avec des galons rouges et vert foncé au cou et au bout des manches larges, qui s’arrêtent au coude et d’où sortent d’autres manches d’un lin très fin et blanc, serrées au poignet par un petit cordon qui les plisse. En haut de la poitrine aussi, à la base du cou, ressort cette chemisette très fine et blanche que serre un cordon. Sa ceinture est une écharpe bleue, rouge et verte, faite d’une étoffe très fine qui serre le haut des hanches et retombe, avec un nœud de franges, du côté gauche. C’est un vêtement riche et chaste.
« J’ai une sœur, Maître. La voilà : c’est Marthe. Elle est bonne et pieuse. Elle fait le réconfort et l’honneur de la famille, ainsi que la joie du pauvre Lazare. Auparavant, elle était ma première et unique joie. Maintenant, elle est la seconde, car la première, c’est toi. »
Marthe se prosterne à terre et baise le bord du vêtement de Jésus.
« Paix à cette excellente sœur et à cette femme chaste. Relève-toi. »
Marthe se lève et entre dans la maison avec Jésus et Lazare. Puis elle s’excuse de s’absenter pour les besoins de la maison.
« Elle est ma paix… », murmure Lazare, en scrutant Jésus des yeux. Mais Jésus ne semble pas s’en apercevoir.
112.5 Lazare demande :
« Et Jonas ?
– Il est mort.
– Mort ? Dans ce cas…
– Je l’ai eu à la fin de sa vie. Mais il est mort libre et heureux, chez moi à Nazareth, entre ma Mère et moi.
– Doras l’a usé avant de te le donner !
– Il est mort de fatigue, oui, mais aussi sous les coups qu’il a reçus.
– C’est un démon, et il te hait. Cette hyène déteste le monde entier… Il ne t’a pas dit qu’il te hait… ?
– Il me l’a dit.
– Méfie-toi de lui, Jésus. Il est capable de tout. Seigneur… que t’a dit Doras ? Ne t’a-t-il pas conseillé de me fuir ? Ne t’a-t-il pas montré le pauvre Lazare sous un jour ignominieux ?
– Je crois que tu me connais suffisamment pour comprendre que je juge par moi-même et avec justice. Quand j’aime, j’aime sans me demander si cet amour peut me servir ou me desservir aux yeux du monde.
– Mais cet homme est féroce et atroce quand il blesse et tâche de nuire… Il m’a tourmenté encore ces jours passés. Il est venu ici et m’a dit… Ah ! Alors que j’ai déjà tant de soucis ! Pourquoi vouloir t’enlever à moi, toi aussi ?
– Je suis le réconfort des tourmentés et le compagnon des abandonnés. C’est pour cela aussi que je suis venu à toi.
– Oh ! Alors tu sais ?… Ah, ma honte !
– Non. Pourquoi ta honte ? Je sais. Eh quoi ? Prononcerai-je l’anathème sur toi qui souffres ? Je suis miséricorde, paix, pardon, amour pour tous ; et que sera-ce pour les innocents ? Tu n’es pas responsable du péché qui te fait souffrir. Devrais-je m’acharner sur toi, alors que j’ai pitié d’elle aussi ?…
– Tu l’as vue ?
– Je l’ai vue. Ne pleure pas. »
Mais Lazare a laissé retomber sa tête sur ses bras croisés sur la table. Il pleure et sanglote douloureusement.
Marthe s’avance et regarde. Jésus lui fait signe de garder le silence. Elle s’éloigne alors avec des larmes qui coulent silencieusement. Lazare se calme peu à peu et a honte de sa faiblesse. Jésus le réconforte et, comme son ami désire rester seul un instant, il sort dans le jardin et se promène dans les parterres où quelques roses pourpres résistent encore.
112.6 Marthe le rejoint peu après.
« Maître… Lazare t’a parlé ?
– Oui, Marthe.
– Lazare n’a plus de paix depuis qu’il sait que tu sais et que tu l’as vue…
– Comment le sait-il ?
– D’abord cet homme qui était avec toi et qui prétend être ton disciple : cet homme jeune, grand, brun et sans barbe… puis Doras. Ce dernier nous a fustigés de son mépris, et l’autre a seulement dit que vous l’aviez vue sur le lac… avec ses amants…
– Mais ne pleurez pas pour cela ! Croyez-vous que j’ignorais votre blessure ? Je la connaissais déjà quand j’étais auprès du Père… Ne te laisse pas abattre, Marthe. Relève ton cœur et ton front.
– Prie pour elle, Maître. Moi, je prie… mais je n’arrive pas à pardonner complètement, et peut-être l’Eternel repousse-t-il ma prière.
– Tu as raison : il faut pardonner pour être pardonné et écouté. Je prie déjà pour elle. Mais donne-moi ton pardon et celui de Lazare. Toi, par ta fraternelle bonté, tu peux parler et obtenir encore plus que moi. Sa blessure est trop ouverte et brûlante pour que même ma main l’effleure. Toi, tu peux le faire. Donnez-moi votre pardon plénier, saint et, moi, j’agirai…
– Pardonner… Nous ne le pourrons pas. Notre mère est morte de douleur à cause de sa mauvaise conduite… et ce n’était encore que peu de chose au regard de sa conduite actuelle. Je vois les tortures de notre mère… elles sont toujours présentes à mon esprit. Et je vois ce que souffre Lazare.
– C’est une malade, Marthe, une folle. Pardonnez-lui.
– Elle est possédée du démon, Maître.
– Qu’est-ce que la possession diabolique, sinon une maladie de l’âme contaminée par Satan, dénaturée au point d’en faire un être spirituel diabolique ? Comment expliquer autrement certaines perversions humaines ? Ces perversions rendent l’homme pire que les fauves pour ce qui est de la férocité, plus libidineux que les singes quant à la luxure, et ainsi de suite, pour en faire un être hybride où se fondent l’homme, l’animal et le démon. Voilà l’explication de ce qui étonne comme une monstruosité qui passe pour inexplicable chez tant de personnes. Ne pleure pas. Pardonne. Moi, je vois. C’est que j’ai une vue qui dépasse celle de l’œil et du cœur : j’ai la vue de Dieu. Je vois. Je te le dis : pardonne parce qu’elle est malade.
– Guéris-la, alors !
– Je la guérirai. Aie foi. Je te donnerai cette joie. Mais toi, pardonne et dis à Lazare de pardonner lui aussi. Pardonne. Aime-la encore. Rapproche-toi d’elle. Parle-lui comme si elle était comme toi. Parle-lui de moi…
– Comment veux-tu qu’elle te comprenne, toi qui es le Saint ?
– Elle paraîtra ne pas comprendre, mais déjà mon seul nom est salut. Fais qu’elle pense à moi et dise mon nom. Ah ! Satan s’enfuit quand la pensée de mon nom arrive dans un cœur. Souris, Marthe, à cette espérance. Regarde cette rose. La pluie des jours derniers l’avait abîmée, mais regarde : le soleil d’aujourd’hui l’a épanouie, et elle est encore plus belle car les gouttes de pluie qui restent entre ses pétales lui créent une parure de diamants. Il en sera ainsi de votre maison… Larmes et douleur maintenant, puis… joie et gloire. Va. Parles-en à Lazare, pendant que moi, dans la paix de ton jardin, je prie le Père pour Marie et pour vous… »
Tout se termine ainsi.