63.1 Avec la précision d’une photographie parfaite, un pauvre lépreux se présente à ma vue spirituelle depuis ce matin, avant même que l’aube ne se lève.
C’est vraiment une ruine humaine. Je ne saurais dire quel âge il a, tellement le mal l’a dégradé. Squelettique, à demi nu, il montre son corps réduit à l’état d’une momie décharnée. Ses mains et ses pieds sont déformés, il en manque des parties, de sorte que ces pauvres extrémités ne paraissent plus appartenir à un homme. Ses mains désarticulées et déformées ressemblent aux pattes de quelque monstre ailé, ses pieds sont comme des sabots de bœuf, tant ils sont rabougris.
Quant à la tête !… Je pense qu’un cadavre resté sans sépulture, momifié par le soleil et le vent, aurait une allure semblable. Il reste, par-ci par-là, quelques touffes de cheveux, collés à la peau jaunâtre et croûteuse comme si la poussière l’avait desséchée sur un crâne, des yeux à peine entrouverts et renfoncés, les lèvres et le nez dévorés par le mal mettent déjà à nu cartilages et gencives, les oreilles ne sont plus que des restes de pavillons informes ; par dessus tout cela s’étend une peau parcheminée, jaune comme certains kaolins, sous laquelle les os semblent percer. Cette peau doit avoir pour office de tenir ensemble ces pauvres os dans son sac dérisoire, tout marqué de cicatrices et lacéré de plaies putrides. Une ruine !
Ce misérable me fait penser exactement au spectre de la Mort parcourant la terre, dont le squelette, recouvert de lambeaux d’une peau sèche, se drape dans un manteau sordide tout en haillons ; mais au lieu d’une faux, il tient un bâton noueux, sûrement arraché à un arbre.
Il est debout sur le seuil d’une caverne éloignée de toute habitation. Une vraie ruine, tellement délabrée que je ne puis dire si à l’origine c’était un tombeau ou une cabane de bûcherons ou encore les restes d’une maison démolie. Il regarde du côté de la route, éloignée de plus de cent mètres de son antre, une voie de grande circulation, poussiéreuse et encore ensoleillée. Il n’y a personne sur la route. A perte de vue, soleil, poussière et solitude. Beaucoup plus loin, en montant vers le nord-ouest, il doit y avoir un village ou une ville. J’en vois les premières maisons à un kilomètre au moins.
Le lépreux regarde et soupire, puis il prend une écuelle ébréchée et la remplit à un petit ruisseau. Il boit. Il pénêtre dans un enchevêtrement de ronces, en arrière de l’antre, se penche, arrache au sol des radis sauvages. Il revient au ruisseau, où il les débarrasse du plus gros de la poussière avec le peu d’eau qui coule, et les mange lentement, en les portant péniblement à sa bouche, avec ses mains mutilées. Ils doivent être durs comme du bois. Il a du mal à les mastiquer. Il en recrache beaucoup sans arriver à les avaler malgré les gorgées d’eau qu’il absorbe.
63.2 « Où es-tu, Abel ? » crie une voix.
Le lépreux remue, il a sur les lèvres quelque chose qui voudrait être un sourire. Mais ces lèvres sont tellement rongées que son essai de sourire est informe. Il répond d’une voix étrange, stridulante, qui me fait penser aux cris de certains oiseaux dont j’ignore le nom exact :
« Je suis ici ! Je ne croyais plus que tu viendrais. Je pensais qu’il t’était arrivé malheur, j’étais triste… Si tu me fais défaut toi aussi, que va-t-il rester au pauvre Abel ? »
Sur ces mots, il se dirige vers la route jusqu’à la distance permise par la Loi. On le voit parce qu’il s’arrête à mi-chemin.
Sur la route arrive un homme qui paraît courir tant il va vite.
« Mais est-ce bien toi, Samuel ? Ah ! Si tu n’es pas celui que j’attends, qui que tu sois, ne me fais pas de mal !
– C’est moi, Abel, c’est bien moi, et en bonne forme. Regarde comme je cours. Je suis en retard, je le sais, et j’en suis peiné pour toi. Mais quand tu sauras… comme tu seras heureux ! Et je ne t’apporte pas seulement les quignons de pain habituels, mais une miche entière, fraîche et bonne, toute pour toi. J’ai aussi un bon poisson et un fromage. Tout pour toi. Je veux que tu fasses la fête, mon pauvre ami, pour te préparer à une fête plus grande encore.
– Mais comment es-tu si riche ? Je n’y comprends rien…
– Je te le dirai tout à l’heure.
– Guéri, qui plus est : on dirait que ce n’est plus toi !
63.3 – Ecoute : j’ai su qu’à Capharnaüm se trouvait ce Rabbi qui est saint, et j’y suis allé…
– Arrête-toi, arrête-toi ! Je suis infecté.
– Peu importe. Je n’ai plus peur de rien. »
L’homme, qui n’est autre que le pauvre bossu guéri et bien traité par Jésus dans le jardin de la belle-mère de Pierre, est en effet arrivé, de son pas rapide, à quelques pas du lépreux. Il a parlé en marchant et il rit, tout heureux.
Mais le lépreux répète :
« Arrête-toi, au nom de Dieu. Si quelqu’un te voit…
– Je m’arrête. Regarde : je mets ici les provisions. Mange, pendant que je parle. »
Il pose le paquet sur une grosse pierre et l’ouvre. Puis il s’écarte de quelques pas pendant que le lépreux s’avance et se jette sur ce festin inaccoutumé.
« Ah ! Ça fait bien longtemps que je ne me suis pas régalé comme ça ! Que c’est bon ! Et dire que je serais allé me reposer comme cela, l’estomac vide. Pas un homme de pitié, aujourd’hui… pas même toi… J’avais mâché des radis…
– Pauvre Abel ! J’y pensais, mais je me disais : “ C’est bien. Il doit être triste en ce moment, mais ensuite il sera heureux ! ”
– Heureux, oui, pour cette bonne nourriture. Mais après…
– Non, tu seras heureux pour toujours. »
Le lépreux hoche la tête.
« Rends-toi compte, Abel, si tu peux avoir la foi, tu seras heureux.
– Mais la foi en qui ?
– Dans le Rabbi. Dans le Rabbi qui m’a guéri.
– Mais je suis lépreux, et au dernier degré, comment peut-il me guérir ?
– Ah ! Il le peut. Il est saint.
– Oui, Elisée lui aussi a guéri Naamân le lépreux[117]… Je le sais… Mais moi… Moi, je ne puis aller au Jourdain.
– Tu seras guéri sans besoin d’eau. Ecoute : ce Rabbi, c’est le Messie, tu comprends ? Le Messie ! C’est le Fils de Dieu. Il guérit tous ceux qui ont foi. Il dit : “ Je le veux ” et les démons s’enfuient, les membres se redressent, et les aveugles recouvrent la vue.
– Ah ! Si j’avais la foi, moi ! Mais comment puis-je voir le Messie ?
– Voilà… je suis venu pour cela. Il est là, dans ce village. Je sais où il se trouve ce soir. Si tu veux… J’ai pensé : “ Je le dis à Abel et si Abel reconnaît avoir la foi, je le conduis au Maître. ”
– Tu es fou, Samuel ? Si je m’approche des maisons, je vais être lapidé !
– Non, pas jusqu’aux maisons. La nuit va tomber, je te conduirai jusqu’à ce petit bois. Ensuite, j’irai appeler le Maître et je te l’amènerai…
– Va, vas-y tout de suite ! J’arrive par mes propres moyens jusqu’à cet endroit. Je marcherai dans le fossé derrière la haie, mais toi, va… va… oh ! Vas-y, mon cher ami ! Si tu savais ce que c’est que de souffrir de cette maladie… Et d’avoir l’espoir de guérir !… »
Le lépreux ne s’occupe même plus de la nourriture. Il pleure et gesticule en implorant son ami.
« Je pars et, toi, arrive. »
L’ancien bossu s’éloigne au pas de course.
63.4 Abel descend péniblement dans le fossé qui longe la route, tout encombré de buissons poussés sur le fond desséché. C’est tout juste s’il reste un filet d’eau au milieu. La nuit descend pendant que le malheureux glisse parmi les broussailles des buissons, toujours aux aguets d’un passant sur la route. A deux reprises, il se met à plat ventre : la première fois, c’est un cavalier qui passe au trot, la seconde fois ce sont trois hommes chargés de foin qui se dirigent vers le village. Puis il continue.
Mais Jésus arrive avant lui au petit bois avec Samuel.
« Il va bientôt être ici. Il marche lentement à cause de ses plaies. Prends patience.
– Je ne suis pas pressé.
– Tu vas le guérir ?
– A-t-il la foi ?
– Oh !… il mourait de faim. Il voyait cette nourriture, après des années de privation, et pourtant il a tout laissé après quelques bouchées pour courir ici.
– Comment l’as-tu connu ?
– Tu sais… je vivais d’aumônes depuis mon malheur et je parcourais les chemins pour aller d’un lieu à l’autre. Je passais ici tous les sept jours et étais entré en relations avec ce pauvre malheureux… Un jour, poussé par la faim, il s’était avancé sous un orage capable de mettre les loups en fuite jusqu’au chemin qui mène au village, en quête de quelque chose. Il fouillait les ordures comme un chien. J’avais dans ma besace du pain sec que m’avaient offert des personnes compatissantes, et j’ai partagé avec lui. Depuis lors, nous sommes amis et chaque semaine je reviens pour renouveler sa provision. Avec ce que j’ai : si j’ai beaucoup, c’est beaucoup ; si j’ai peu, c’est peu. Je fais ce que je peux comme si c’était mon frère. C’est depuis le soir où tu m’as guéri, sois-en béni, que je pense à lui… et à toi.
– Tu es bon, Samuel, et c’est pourquoi la grâce t’a visité. Celui qui aime mérite tout de Dieu. 63.5 Mais voici quelque chose dans les buissons…
– C’est toi, Abel ?
– Oui, c’est moi.
– Viens. Le Maître t’attend ici, sous le noyer. »
Le lépreux sort du fossé et monte sur la berge, la franchit et s’avance dans le pré. Jésus l’attend, adossé à un très grand noyer.
« Maître, Messie, Saint, aie pitié de moi ! »
Et il s’affale sur l’herbe aux pieds de Jésus. Le visage collé au sol, il ajoute :
« Oh ! Mon Seigneur, si tu veux, tu peux me purifier ! »
Puis il ose se mettre à genoux, allonge ses bras squelettiques aux mains tordues et tend son visage osseux, tout dévasté… Des larmes tombent de ses orbites malades à ses lèvres que la lèpre a rongées.
Jésus le regarde avec une immense pitié, il regarde ce fantôme qu’un mal horrible dévore et dont une vraie charité peut seule supporter le voisinage tant il est répugnant et malodorant. Et voici que Jésus tend une main, sa belle main droite et saine, comme pour caresser le malheureux.
Celui-ci sans se lever, se rejette en arrière sur ses talons et s’écrie :
« Ne me touche pas ! Aie pitié de toi-même ! »
Mais Jésus fait un pas en avant. Solennel, respirant une douce bonté, il pose ses doigts sur la tête grignotée par la lèpre et dit à pleine voix, d’une voix qui n’est qu’amour et pourtant impérieuse :
« Je le veux, sois purifié ! »
Sa main s’attarde quelques minutes sur la pauvre tête.
« Lève-toi. Va trouver le prêtre. Accomplis ce que la Loi prescrit. Ne dis pas ce que je t’ai fait, mais sois bon, ne pèche plus jamais. Je te bénis.
– Oh ! Seigneur ! Abel ! Mais tu es tout à fait guéri ! »
Samuel, qui voit la transformation de son ami, crie de joie.
« Oui. Il est guéri. Sa foi le lui a mérité. Adieu. Que la paix soit avec toi !
– Maître ! Maître ! Maître ! Je ne te quitte plus, je ne peux plus te quitter !
– Accomplis ce que demande la Loi. Puis nous nous reverrons encore. Pour la seconde fois, que ma bénédiction soit sur toi. »
Jésus s’éloigne en faisant signe à Samuel de rester. Les deux amis pleurent de joie, pendant qu’à la lueur d’un quartier de lune ils retournent à la caverne pour s’arrêter une dernière fois à ce repaire infortuné.
C’est la fin de la vision.
[117] Elisée lui aussi a guéri Naamân le lépreux, comme on peut lire en : 2 R 5, 1-14.