88.1 Jésus, accompagné de Lévi et de Jean, chemine au chant des grillons sur un petit sentier, au milieu de champs brûlés tout en chaume. Suivent Joseph, Judas et Simon, en groupe.
Il fait nuit, mais on ne sent pas la moindre fraîcheur. La terre est un feu qui continue de brûler, même après l’incendie du jour. La rosée ne peut rien sur ces terres desséchées. Je crois qu’elle s’évapore avant même de toucher le sol, si grande est la chaleur qui se dégage des sillons et des crevasses du sol.
Tous se taisent, épuisés et en sueur. Mais je vois Jésus sourire. La nuit est claire, bien que la lune, qui va se coucher, luise à peine à l’orient.
« Tu crois qu’il sera là ? demande Jésus à Lévi.
– Certainement. A cette époque, les moissons sont rentrées et la récolte des fruits n’est pas encore commencée. Les paysans sont donc occupés à surveiller les vignobles et les pommeraies contre les voleurs, et ils ne s’en écartent pas, surtout quand les patrons sont exigeants comme celui de Jonas. La Samarie est proche et quand ces renégats le peuvent… ils nous pillent volontiers, nous qui venons d’Israël. Ne savent-ils pas qu’après cela, les serviteurs passent à la bastonnade ? Bien sûr qu’ils le savent, mais ils nous haïssent, voilà tout.
– N’aie pas de rancœur, Lévi, dit Jésus.
– Non. Mais tu verras comment par leur faute Jonas fut mis à mal il y a cinq ans. Depuis lors il passe la nuit à monter la garde. Car la flagellation est un supplice cruel…
– C’est encore loin ?
– Non, Maître, regarde, là où finit cette terre désolée et où se trouve une tache sombre. Ce sont les pommeraies de Doras, le dur pharisien. Si tu permets, je te précède pour me faire reconnaître par Jonas.
– Va.
88.2 – Mais les pharisiens sont-ils tous comme ça, mon Seigneur ? demande Jean. Ah ! Je ne voudrais pas être à leur service ! Je préfère ma barque !
– C’est la barque que tu préfères ? demande Jésus, à moitié sérieux.
– Non, c’est toi ! La barque, c’était quand j’ignorais ce qu’est l’Amour sur la Terre » répond Jean avec fougue.
Jésus rit de sa véhémence.
« Tu ne savais pas que l’amour existait sur la terre ? Comment es-tu donc né, si ton père n’a pas aimé ta mère ? demande Jésus comme pour plaisanter.
– Cet amour est beau, mais ne me séduit pas. C’est toi mon amour ! Pour le pauvre Jean, c’est toi l’Amour sur terre. »
Jésus le serre contre lui et dit :
« Je voulais te l’entendre dire. L’Amour est avide d’amour et l’homme donne et donnera toujours à son avidité d’imperceptibles gouttes comme celles qui tombent du ciel et sont si insignifiantes qu’elles s’évaporent dans l’atmosphère, dans l’embrasement de l’été. Même les gouttes d’amour des hommes se consumeront dans l’air, brûlées par la fièvre de trop de choses. Le cœur en produira encore… mais les intérêts, les passions, les affaires, les désirs égoïstes, tant, tant de choses humaines les feront disparaître. Et qu’est-ce qui montera vers Jésus ? Ah ! Trop peu de choses ! Les restes de tous les battements du cœur humain, ce qui peut bien encore en survivre, les battements intéressés des hommes qui veulent demander, et encore demander quand le besoin s’en fait sentir. M’aimer uniquement par amour sera le propre d’un petit nombre : des Jean… Regarde cet épi poussé hors saison. C’est peut-être une graine tombée au moment de la moisson. Elle a su naître, résister au soleil, à la sécheresse, grandir, murir… Regarde : cet épi est déjà formé. Il n’y a que lui de vivant dans ces champs vides. D’ici peu ses grains mûrs tomberont sur le sol en rompant l’enveloppe lisse qui les rattachait à la tige, et ce sera charité pour les oiseaux, ou bien, donnant le cent pour un, ils repousseront encore et, avant le labour d’hiver, ils arriveront de nouveau à maturité et rassasieront une foule d’oiseaux déjà tenaillés par la faim de la plus triste des saisons … Vois-tu, mon Jean, tout ce que peut réaliser une seule graine courageuse ? Tels seront les rares hommes qui m’aimeront d’amour. Un seul suffira pour apaiser la faim d’un grand nombre. Un seul embellira la région où règne la laideur du néant, et où il n’y avait d’abord que néant. Un seul fera surgir la vie là où régnait la mort, et les affamés viendront à lui. Ils mangeront un grain de son amour agissant, puis, égoïstes et distraits, ils s’envoleront ailleurs. Mais, même à leur insu, ce grain déposera un germe de vie dans leur sang, dans leur âme… et ils reviendront… Et aujourd’hui, demain, après-demain encore, comme disait Isaac, la connaissance de l’Amour se développera dans les cœurs. La tige, dégarnie, ne sera plus rien : un brin de paille brûlé. Mais que de bien naîtra de son sacrifice et quelle récompense pour elle ! »
Jésus qui s’était arrêté un instant devant un maigre épi, poussé au bord du sentier, dans un caniveau qui, au temps des pluies, était peut-être un ruisseau, a continué de parler, toujours écouté par Jean dans son attitude habituelle de disciple aimant qui boit non seulement les paroles, mais aussi les gestes de l’être aimé.
Les autres discutent sans s’apercevoir de ce doux colloque. Les voici maintenant arrivés à la pommeraie ; ils s’arrêtent et se regroupent. La chaleur est telle que, même sans manteau, ils transpirent. Ils se taisent et attendent.
88.3 De la sombre plantation, qu’éclaire à peine un rayon de lune, émerge la tache claire que fait Lévi et, derrière, une ombre plus épaisse.
« Maître, voici Jonas.
– Que ma paix vienne à toi ! » dit Jésus en le saluant, avant même que Jonas l’ait rejoint.
Mais Jonas ne répond pas. Il court, se jette en pleurant à ses pieds et les embrasse. Quand il peut parler, il dit :
« Combien je t’ai attendu ! Combien je t’ai attendu ! Quel découragement de voir la vie passer, la mort arriver et devoir se dire : “ Je ne l’ai pas revu ! ” Et pourtant, non, toute mon espérance ne faiblissait pas, même quand j’étais sur le point de mourir. Je pensais :
“ Elle me l’a dit : ‘ Vous le servirez encore ’ et elle n’a pu me dire une chose qui ne soit pas vraie. C’est la Mère de l’Emmanuel. Personne donc, plus qu’elle, n’a Dieu avec soi, et qui a Dieu sait ce qui est de Dieu. ”
– Lève-toi. Elle te salue. Tu l’as eue et tu l’as pour voisine. Elle habite Nazareth.
– Toi ! Elle ! A Nazareth ? Oh, si je l’avais su ! La nuit, en hiver, pendant les mois de gel, quand la campagne sommeille et que les méchants ne peuvent nuire aux cultivateurs, je serais venu en hâte baiser vos pieds et je serais rentré avec mon trésor de certitude. Pourquoi ne t’es-tu pas manifesté, Seigneur ?
– Ce n’était pas l’heure. Maintenant, l’heure est venue. Il faut savoir attendre. Tu l’as dit : “ Pendant les mois de gel, quand la campagne sommeille. ” Et pourtant, elle est déjà ensemencée, n’est-ce pas ? Eh bien, moi aussi, j’étais comme le grain déjà semé. Tu m’avais vu au moment des semailles. Puis j’avais disparu, enseveli dans un silence nécessaire. Pour croître et arriver au temps de la moisson et briller aux yeux de ceux qui m’avaient vu nouveau-né et appartenant au monde. Ce temps est venu. Le nouveau-né est désormais prêt à être le Pain du monde. Avant tous les autres, je cherche mes fidèles, et je leur dis : « Venez, rassasiez-vous de moi. ” »
L’homme l’écoute en souriant comme un bienheureux, et il ne cesse de répéter comme pour lui-même :
« Oh, c’est bien toi ! C’est bien toi !
– Tu as été sur le point de mourir ? Quand ?
– Quand j’ai été fouetté presque à mort parce qu’on avait pillé deux vignes. Regarde toutes ces blessures ! »
Il descend son vêtement et montre ses épaules toutes balafrées de cicatrices irrégulières.
« Il m’a frappé avec un fouet garni de fer. Il a compté les grappes enlevées, cela se voyait par la trace du pédoncule arraché, et m’a assené un coup pour chaque grappe. Puis il m’a laissé sur place, à demi mort. J’ai été secouru par Marie, la jeune femme d’un compagnon à moi. Elle m’a toujours bien aimé. Son père était régisseur avant moi et, à mon arrivée ici, je me suis attaché à cette petite parce qu’elle s’appelait Marie. Elle m’a soigné, et je suis guéri depuis deux mois car, à cause de la chaleur, les plaies s’étaient infectées, ce qui me donnait une forte fièvre. J’ai dit au Dieu d’Israël : “ Peu importe. Laisse-moi revoir ton Messie. Ces souffrances ne comptent plus guère. Accepte-les en sacrifice. Je ne peux jamais aller t’offrir un sacrifice. Je suis le serviteur d’un homme cruel et tu le sais. Même à la Pâque, il ne me laisse pas venir à ton autel. Prends-moi comme hostie, mais donne-le-moi, Lui ! ”
88.4 – Et le Très-Haut t’a donné satisfaction. Jonas, veux-tu me servir comme tes compagnons le font déjà ?
– Mais comment faire ?
– Comme eux. Lévi sait, et il te dira combien il est simple de me servir. Je ne demande que de la bonne volonté.
– Je te l’ai donnée quand tu n’étais qu’un bébé vagissant. Grâce à elle, j’ai triomphé de tout, aussi bien du découragement que des haines. C’est que… ici je ne peux pas trop parler… Le patron, une fois, m’a donné un coup de pied parce que j’affirmais avec insistance que tu existais. Mais quand il n’était pas là et que je me trouvais avec des gens à qui je pouvais me fier, ah ! Je le racontais, le prodige de cette nuit-là !
– Eh bien, maintenant, parle du prodige de ma rencontre ! Je vous ai retrouvés presque tous, et tous fidèles. N’est-ce pas un prodige ? Il vous a suffi de m’avoir contemplé avec foi et amour pour devenir justes aux yeux de Dieu et des hommes.
– Ah ! Maintenant, j’aurai un de ces courages ! Un de ces courages ! Maintenant que je sais que tu es là et que je peux annoncer : “ Il est là. Allez à lui !… ” Mais où, mon Seigneur ?
– Dans tout Israël. Jusqu’en septembre, je serai en Galilée. Nazareth ou Capharnaüm me verront souvent dans leurs murs et on pourra venir m’y trouver. Puis… je serai partout. Je suis venu rassembler les brebis d’Israël.
– Ah ! Mon Seigneur, tu trouveras beaucoup de boucs. Défie-toi des grands, en Israël !
– Ils ne me feront pas de mal, tant que l’heure n’est pas venue. Toi, dis aux morts, à ceux qui dorment, aux vivants : “ Le Messie est parmi nous. ”
– Aux morts, Seigneur ?
– Aux âmes mortes. Les autres, les justes morts dans le Seigneur, tressaillent déjà de joie pour leur prochaine libération des limbes. Dis aux morts que je suis la Vie, à ceux qui dorment que je suis le Soleil qui se lève pour les tirer du sommeil. Dis aux vivants que je suis la Vérité qu’ils cherchent.
– Et tu guéris aussi les malades ? Lévi m’a parlé d’Isaac. Ce miracle lui est-il réservé parce qu’il est ton berger, ou bien y en aura-t-il pour tous ?
– Pour les bons, le miracle est une juste récompense. Pour les moins bons, il sert à les amener à une bonté véritable. Pour les mauvais aussi, parfois, il sert à les secouer, à les persuader que j’existe et que Dieu est avec moi. Le miracle est un don et ce don est destiné aux bons. Mais celui qui est miséricorde et voit combien les hommes sont lourds et que seul un événement prodigieux peut les secouer, y recourt aussi pour pouvoir dire : “ J’ai tout fait pour vous, et cela n’a servi à rien. Dites-moi donc, vous-mêmes, ce que je dois faire de plus. ”
88.5 – Seigneur, ne dédaignes-tu pas d’entrer chez moi ? Si tu m’assures que le voleur ne pénétrera pas dans le domaine, je voudrais te donner l’hospitalité et appeler autour de toi les quelques personnes qui te connaissent par ma parole. Le patron nous a méprisés et piétirés comme de mauvaises herbes. Nous n’avons que l’espérance d’une récompense éternelle. Mais si tu te montres à des cœurs brisés, ils auront en eux une autre force.
– Je viens. Ne crains pas pour les arbres et les vignes. Peux-tu croire que les anges monteront une garde fidèle à ta place ?
– Oh ! Seigneur, je les ai vus, tes serviteurs célestes. Je crois et je viens avec toi en toute sécurité. Bénis soient-ils, ces arbres et ces vignes pour lesquels la brise sera vol des ailes d’anges et chants des voix angéliques ! Béni soit-il ce sol que tu sanctifies de ton pied ! Viens, Seigneur Jésus ! Ecoutez, arbres et vignes. Ecoutez, campagnes. Maintenant, ce Nom que je vous avais confié pour ma consolation, je le lui dis à lui. Jésus est ici. Ecoutez et que dans les branches et les sarments tressaille la sève. Le Messie est avec nous. »
Tout se termine sur ces joyeuses paroles.