127.1 C’est une journée d’hiver des plus sereines. Du soleil et du vent dans un ciel radieux, uni, sans la moindre trace de nuages. Le jour vient de se lever. Il reste une légère couche de givre ou plutôt de rosée presque gelée qui fait l’effet d’une poussière de diamant sur le sol et sur l’herbe.
Trois hommes se dirigent d’un pas décidé vers la maison ; manifestement, ils savent où ils doivent se rendre. Enfin ils aperçoivent Jean qui traverse la cour, chargé de brocs d’eau qu’il a tirée du puits. Ils l’appellent. Jean se retourne, pose les brocs et dit :
« Vous ici ? Soyez les bienvenus ! Le Maître vous verra avec joie. Venez, venez avant que la foule n’arrive. Maintenant il vient beaucoup de monde ici !… »
Ce sont les trois bergers, disciples de Jean-Baptiste, Siméon, Jean et Mathias, et c’est avec plaisir qu’ils suivent l’apôtre.
« Maître, voici trois amis. Regarde, dit Jean en entrant dans la cuisine où flambe gaiement un grand feu de brindilles qui répand une agréable odeur de bois et de laurier brûlé.
– Oh ! Paix à vous, mes amis. Comment se fait-il que vous veniez me voir ? Un malheur est-il arrivé à Jean-Baptiste ?
– Non, Maître. Nous sommes venus avec sa permission. Il te salue et te dit de recommander à Dieu le lion poursuivi par les archers. Il ne se fait pas d’illusions sur son sort, mais, pour l’instant, il est libre. Et il est heureux car il sait que tu as beaucoup de fidèles, même ceux qui tout d’abord étaient les siens. Maître… nous aussi, nous brûlons de venir avec toi, mais… nous ne voulons pas l’abandonner maintenant qu’il est poursuivi. Comprends-nous…, dit Siméon.
– Bien sûr, je vous bénis pour ce que vous faites. Jean-Baptiste mérite le plus grand respect et le plus grand amour.
– Oui, tu as raison. Jean-Baptiste est grand, toujours plus grand. Il rappelle l’agave qui, près de mourir, sort un grand candélabre avec sa fleur à sept pétales qui flamboie et répand son parfum. Lui, c’est pareil. Et il dit toujours : “ Je voudrais seulement le voir une fois encore… ” Te voir. Nous avons recueilli ce cri de son âme et, sans lui en avoir parlé, nous venons t’en faire part. Lui, c’est le “ Pénitent ”, l’“ Abstinent ”. Et il fait encore le sacrifice du désir saint de te voir et de t’entendre. Je suis Tobie, maintenant Mathias, mais je pense que l’archange donné au jeune Tobie ne devait pas être différent de lui. Tout en lui est sagesse.
– Il n’est pas dit que je ne le verrai pas… 127.2 Mais est-ce pour cette seule raison que vous êtes venus ? La marche est pénible en cette saison. Aujourd’hui, il fait beau, mais ces trois jours passés, quelle pluie sur les routes !
– Non, pas pour cette seule raison. Il y a quelques jours, Doras le pharisien est venu pour se purifier. Mais Jean-Baptiste lui a refusé le baptême en disant : “ L’eau ne pénètre pas là où se trouve une pareille croûte de péchés. Le seul qui puisse te pardonner, c’est le Messie. ” Il a alors répondu : “ J’irai le trouver. Je veux guérir, et je pense que ce mal vient de son maléfice. ” Alors Jean-Baptiste l’a chassé comme il aurait chassé Satan. En partant, Doras a rencontré Jean qu’il connaissait depuis le temps où il allait voir Jonas qui était un peu parent avec lui, et il lui a dit : “ J’y vais, tout le monde y va. Même Manahen y est allé et jusqu’aux… courtisanes y vont (je dis ce mot, mais il en a utilisé un autre plus dégoûtant). La Belle Eau est pleine de gens dans l’illusion. Mais, s’il me guérit et me lève l’anathème des terres, creusées comme par des machines de guerre par des armées de taupes, de vers et de courtilières qui déterrent les graines et rongent les racines des arbres fruitiers et des vignes – car il n’y a pas moyen d’en venir à bout –, je deviendrai pour lui un ami. Sinon… malheur à lui ! ” Nous lui avons répondu : “ Et c’est avec ces sentiments que tu y vas ? ” Il a demandé : “ Et qui a foi en ce possédé ? Du reste, puisqu’il reçoit les prostituées, il peut bien faire alliance avec moi. ” Nous avons voulu te prévenir pour que tu puisses savoir à quoi t’en tenir sur Doras.
– Tout est déjà fait.
– Déjà ? Ah ! C’est vrai ! Lui, il a des chars et des chevaux, quand nous n’avons que nos jambes. Quand est-il venu ?
– Hier.
– Et qu’est-il arrivé ?
– Voilà : si vous avez l’intention de vous occuper de Doras, vous pouvez vous rendre chez lui à Jérusalem et participer au deuil. On est en train de le préparer pour le tombeau.
– Il est mort ? !
– Oui, ici. Mais ne parlons pas de lui.
– Bien, Maître… 127.3 Dis-nous seulement une chose. Est-ce vrai, ce qu’il a dit de Manahen ?
– Oui. Cela vous déplaît-il ?
– Oh ! Mais c’est notre joie ! Nous lui avons tant parlé de toi, à lui, à Machéronte ! Et que veut un apôtre, sinon que son Maître soit aimé ? C’est ce que voulait Jean, et nous avec lui.
– Tu parles bien, Mathias, la Sagesse est avec toi.
– Moi… je ne voulais pas croire à ce que ces scribes puissants ont dit. Mais maintenant nous avons rencontré la femme voilée, celle qu’on dit être prostituée… Elle est même venue chez nous te chercher avant la fête des Tentes et nous lui avons dit : “ Celui que tu cherches n’est pas ici, mais il sera bientôt à Jérusalem pour la fête des Tentes. ” Nous lui avons parlé ainsi car Jean-Baptiste nous a dit : “ Voyez cette pécheresse : c’est une croûte d’ordure. Mais à l’intérieur, elle a une flamme qui ne cesse de grandir. Elle deviendra si forte qu’elle rompra la croûte et tout brûlera. L’ordure tombera et il ne restera que la flamme. ” C’est ce qu’il a dit. Mais… est-il vrai qu’elle couche ici, comme sont venus le dire deux scribes puissants ?
– Non, elle se trouve dans une des étables du régisseur, à plus d’un stade d’ici.
– Langues infernales. As-tu entendu ? Et eux !…
– Laisse-les dire. Les bons ne croient pas à leurs paroles, mais à mes œuvres.
– C’est aussi ce que dit Jean.
127.4 Il y a quelques jours, des disciples lui ont dit en notre présence : “ Rabbi, celui qui était avec toi au-delà du Jourdain et à qui tu as rendu témoignage, baptise maintenant. Et tous vont à lui. Tu vas rester sans fidèles. ” Jean a répondu :
“ Bienheureuse mon oreille qui entend cette nouvelle ! Vous ne savez pas quelle joie vous me faites. Sachez que l’homme ne peut rien prendre qui ne lui soit donné par le Ciel. Vous pouvez témoigner que j’ai dit : ‘ Je ne suis pas le Christ, mais celui qui a été envoyé devant lui pour lui préparer le chemin. ’ L’homme juste ne s’approprie pas un nom qui n’est pas le sien et, même si quelqu’un veut le louer en lui disant : ‘ C’est toi, celui-là ’, c’est-à-dire le Saint, il répond : ‘ Non. En vérité, non. Je suis son serviteur. ’ Et il en ressent également une grande joie car il dit : ‘ Voilà, c’est que je lui ressemble un peu si l’on peut me prendre pour lui. ’ Or que veut celui qui aime, si ce n’est ressembler à l’être aimé ? Seule l’épouse jouit de l’époux. Celui qui s’est entremis pour le mariage ne pourrait en jouir car ce serait immoralité et vol. Mais l’ami de l’époux qui se tient dans son voisinage et entend sa voix que remplit la joie nuptiale, éprouve une joie si vive qu’elle est un peu semblable à celle qui rend heureuse la vierge que l’ami a épousée et que cela lui donne un avant-goût du miel des paroles nuptiales. C’est ma joie, et elle est complète. Que fait encore l’ami de l’époux après l’avoir servi des mois durant et après avoir escorté son épouse jusqu’à la maison ? Il se retire et disparaît. Ainsi en est-il de moi ! Un seul reste : l’époux avec l’épouse : l’Homme avec l’Humanité. Ah ! Quelle parole profonde ! Il faut qu’il croisse et que je diminue. Celui qui vient du Ciel est au-dessus de tous. Les patriarches et les prophètes s’effacent à son arrivée, car il est pareil au soleil qui éclaire tout et d’une lumière si vive que les astres et les planètes, dont la lumière est éteinte, s’en revêtent ; quant à ceux qui ne sont que ténèbres par eux-mêmes, ils disparaissent dans sa suprême splendeur. Il en est ainsi, car, lui, il vient du Ciel, tandis que les patriarches et les prophètes doivent monter au Ciel, mais n’en proviennent pas. Celui qui vient du Ciel est au-dessus de tous et il annonce ce qu’il a vu et entendu. Mais celui qui ne tend pas vers le Ciel ne peut accepter son témoignage, et par conséquent il renie Dieu. Ceux qui acceptent le témoignage de celui qui est descendu du Ciel scellent leur foi en Dieu Vérité, et non pas fable sans vérité ; ils entendent la Vérité parce qu’ils ont une âme qui la recherche. Car Celui que Dieu a envoyé dit les paroles de Dieu, parce que Dieu lui a donné l’Esprit avec plénitude ; or l’Esprit dit : ‘ Me voici. Prends-moi, Je veux être avec toi, qui es le délice de notre amour. ’ Car le Père aime le Fils sans mesure et lui a tout remis en main. Ceux donc qui croient au Fils possèdent la vie éternelle. Mais ceux qui refusent de croire au Fils ne verront pas la Vie et la colère de Dieu restera en eux et sur eux. ”
Voilà ce qu’il a dit. J’ai gravé ces paroles dans mon esprit pour te les rapporter, dit Mathias.
– Et moi, je t’en loue et t’en remercie.
127.5 Le dernier des prophètes d’Israël n’est pas celui qui descend du Ciel mais, comme il a reçu les bienfaits des dons divins dès le sein de sa mère – vous ne le savez pas, mais moi, je vous le dis –, c’est celui qui est le plus proche du Ciel.
– Quoi ? Quoi ? Oh, raconte ! Il dit de lui-même : “ Je suis le pécheur. ” »
Les trois bergers sont impatients de savoir et les disciples eux aussi ont le même désir.
« Quand ma Mère me portait, enceinte de moi qui suis Dieu, parce qu’elle est la Femme humble et aimante, elle alla rendre service à la mère de Jean qui était sa cousine par sa mère et avait conçu pendant sa vieillesse. Jean-Baptiste avait déjà son âme car il en était au septième mois[48] de sa formation ; ce germe d’homme, enfermé dans le sein de sa mère, tressaillit de joie en entendant la voix de l’Epouse de Dieu. Il fut aussi le Précurseur par le fait qu’il devança les rachetés car d’un sein à l’autre se répandit la grâce ; et elle y pénétra et le péché originel disparut de l’âme de l’enfant. C’est la raison pour laquelle je dis que, sur la terre, trois personnes possèdent la sagesse, comme au Ciel il y en a trois qui sont la Sagesse : le Verbe, sa Mère, le Précurseur sur la terre ; le Père, le Fils, l’Esprit Saint au Ciel.
– Notre âme est remplie d’étonnement… Presque comme lorsqu’on nous a dit : “ Le Messie est né… ” Car tu es l’abîme de la miséricorde et notre Jean est l’abîme de l’humilité.
– Et ma Mère est l’abîme de la pureté, de la grâce, de la charité, de l’obéissance, de l’humilité, de toute autre vertu dont la source est en Dieu et dont Dieu comble ses saints.
127.6 – Maître, dit Jacques, fils de Zébédée, il est arrivé beaucoup de monde.
– Allons-y. Venez, vous aussi. »
Il y a foule.
« Que la paix soit avec vous » dit Jésus, souriant plus qu’à l’accoutumée.
Les gens bavardent et le montrent du doigt. Il y a beaucoup de curieux.
« “ Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu ”, est-il dit[49].
Trop souvent on oublie ce commandement. On tente Dieu quand on veut lui imposer notre propre volonté. On tente Dieu quand on agit imprudemment contre les préceptes de la Loi, qui est sainte et parfaite et dont le côté spirituel, le principal, s’occupe et se préoccupe jusque de la chair que Dieu a créée. On tente Dieu quand, après avoir reçu son pardon, on recommence à pécher. On tente Dieu quand, après avoir reçu ses dons, on fait naître un dommage de ces bienfaits, alors que nous les avons reçus pour qu’ils soient utilisés pour notre bien et nous tournent vers Dieu.
On ne se moque pas de Dieu. Trop souvent, cela arrive. Hier, vous avez vu le châtiment qui attend ceux qui se moquent de Dieu. Le Dieu éternel, plein de pitié pour celui qui se repent, fait en revanche montre d’une grande sévérité à l’égard de celui qui ne se repent pas et n’accepte pas de changer.
Vous venez à moi pour entendre la parole de Dieu. Vous venez à moi pour obtenir un miracle. Vous venez à moi pour être pardonnés. Et le Père vous donne la parole, le miracle et le pardon. Et moi, je ne regrette pas le Ciel parce que je peux vous donner le miracle et le pardon, et vous faire connaître Dieu.
127.7 L’homme est tombé hier, foudroyé comme Nadab et Abiu[50] par le feu de la colère divine. Mais en ce qui vous concerne, abstenez-vous de le juger. Seulement que ce qui est arrivé, ce nouveau miracle, vous fasse réfléchir sur la manière d’agir qui convient pour avoir l’amitié de Dieu. Lui, il voulait l’eau de la pénitence, mais sans esprit surnaturel. Il la voulait avec une mentalité humaine : comme une pratique magique qui le guérisse de la maladie et le délivre du malheur. Il n’avait pas d’autre but que son corps et sa récolte. Rien pour sa pauvre âme : elle n’avait pas de valeur pour lui. Ce qui comptait pour lui, c’étaient la vie et l’argent.
Je le déclare : “ Le cœur est là où est le trésor et le trésor est là où est le cœur. C’est donc dans le cœur que se trouve le trésor. ”
Il n’avait rien d’autre au fond du cœur que la soif de vivre et de posséder beaucoup d’argent. Comment se le procurer ? Tout moyen était bon, même le crime. Dans ce cas, demander le baptême n’était-ce pas se moquer de Dieu et le tenter ? Il aurait suffi d’un repentir sincère de sa longue vie de péché pour lui procurer une sainte mort et même ce qu’il était juste d’obtenir sur terre. Mais il était impénitent. N’ayant jamais aimé personne en dehors de lui-même, il en arriva à ne pas s’aimer lui-même car la haine tue jusqu’à l’amour animal et égoïste qu’on a pour soi. Les larmes d’un repentir sincère auraient dû être son eau lustrale. Et qu’il en soit ainsi pour vous tous qui m’écoutez. Car personne n’étant sans péché, vous avez tous besoin de cette eau. Elle descend, pressée par le cœur, elle lave, rend la virginité à ce qui était profané, relève celui qui est tombé, rend la vigueur à celui que la faute avait saigné à blanc.
Cet homme ne se préoccupait que des malheurs de la terre. Mais il n’y a qu’un malheur qui doit faire réfléchir l’homme : c’est le malheur éternel de perdre Dieu. Cet homme n’oubliait pas de faire les offrandes rituelles, mais il ne savait pas offrir à Dieu un sacrifice spirituel, c’est-à-dire s’éloigner du péché, faire pénitence, demander par ses actes le pardon. Les offrandes hypocrites, faites avec des richesses provenant de biens mal acquis, reviennent à inviter Dieu à se faire complice des mauvaises actions de l’homme. Cela peut-il donc arriver ? N’est-ce pas se moquer de Dieu que d’avoir cette audace ? Dieu repousse celui qui dit : “ Voilà mon sacrifice ”, mais brûle de continuer sa vie de péché. Est-ce que le jeûne corporel sert à quelque chose lorsque l’âme ne s’impose pas le jeûne du péché ?
Que la mort de l’homme qui a eu lieu ici vous fasse réfléchir sur les conditions nécessaires pour être vraiment aimés par Dieu. Maintenant, dans son riche palais, les parents et les pleureurs mènent le deuil sur sa dépouille que l’on va bientôt conduire au tombeau. Ah ! Quel vrai deuil, quelle vraie dépouille ! Il n’est plus qu’une dépouille ! Rien d’autre qu’un deuil sans espérance. Car son âme déjà morte sera pour toujours séparée de ceux qu’il a aimés en raison d’une parenté ou d’affinité d’idées. Même si un séjour identique les unit pour toujours, la haine qui y règne les séparera. La mort est alors une “ vraie ” séparation. Il vaudrait mieux que, au lieu des autres, ce soit l’homme qui pleure sur lui-même quand il a tué son âme, et que, par ces larmes d’un homme contrit et humble, Dieu rende la vie à cette âme en lui pardonnant.
Allez, sans haine ou commentaire, sans rien d’autre que l’humilité. Comme moi qui ai parlé de lui sans haine, mais en portant sur lui une juste appréciation. La vie et la mort enseignent à bien vivre et à bien mourir, pour conquérir la Vie qui n’est pas sujette à la mort. Que la paix soit avec vous. »
127.8 Il n’y a ni malades ni miracles, et Pierre dit aux trois disciples de Jean-Baptiste :
« J’en suis désolé pour vous.
– Oh, il ne faut pas l’être. Nous croyons sans voir. Nous avons eu le miracle de sa naissance pour nous rendre croyants. Et maintenant nous avons sa parole pour confirmer notre foi. Nous ne demandons qu’à y rester fidèles jusqu’au Ciel comme Jonas, notre frère. »
Tout prend fin.
[48] Jean-Baptiste avait déjà son âme car il en était au septième mois… Ces mots, adressés à des gens simples, ne permettent pas d’exclure que l’âme est infusée dès le premier instant de la conception du corps.
[49] dit, en: Dt 6, 16.
[50] Nadab et Abiu : voir le récit de leur mort en Lv 10, 1-2 ; Nb 3, 4 ; 26, 61 ; 1 Ch 24, 2.