87.1 « Et moi, je te dis, Maître, que les meilleurs, ce sont les humbles. Ceux vers qui je me suis tourné n’ont manifesté que mépris et indifférence. Ah ! Les enfants de Yutta ! »
Isaac s’adresse à Jésus. Assis sur l’herbe au bord du fleuve, ils font tous cercle autour de Jésus. Isaac semble faire le compte-rendu de ses efforts.
Judas intervient et, chose rare, il appelle le berger par son nom :
« Isaac, je pense comme toi. A leur contact, nous perdons notre temps et notre foi. Moi, j’y renonce.
– Moi, non, mais j’en souffre. Je ne renoncerai que si le Maître me le demande. Je suis habitué depuis des années à souffrir pour être fidèle à la vérité. Je ne pouvais mentir pour gagner les bonnes grâces des puissants. Et sais-tu combien de fois ils sont venus se moquer de moi, dans ma chambre de malade, et promettre – des promesses fallacieuses, c’est sûr – de me secourir si je disais que j’avais menti et que toi, Jésus, tu n’étais pas le Sauveur nouveau-né ? Mais je ne pouvais pas mentir. Mentir, ç’aurait été renier ma joie, ç’aurait été détruire mon unique espérance, ç’aurait été te repousser, mon Seigneur ! Te repousser, toi ! Dans la nuit de ma misère, dans la tristesse de mon infirmité, je gardais toujours la joie d’un ciel parsemé d’étoiles : le visage de ma mère, l’unique joie de ma vie d’orphelin, le visage d’une épouse qui ne fut jamais mienne et à laquelle je gardais mon amour au-delà de la mort. C’étaient mes deux petites étoiles. Il y avait aussi deux étoiles plus grandes, semblables à des lunes très pures : Joseph et Marie souriant à un nouveau-né et à nous, pauvres bergers, et, étincelant au centre du ciel de mon cœur, ton visage innocent, doux, trois fois saint… Je ne pouvais repousser ce ciel qui était le mien ! Je ne pouvais renoncer à sa lumière, la plus pure qui puisse exister. J’aurais préféré passer ma vie au milieu des tourments, que me passer de toi, mon souvenir béni, mon Jésus nouveau-né ! »
Jésus pose la main sur l’épaule d’Isaac et sourit.
Judas reprend la parole :
« Tu insistes donc ?
– J’insiste aujourd’hui, demain, encore et toujours. Quelqu’un viendra.
– Combien de temps durera ce travail ?
– Je l’ignore. Mais, crois-moi : il suffit de ne pas regarder en avant, ni en arrière. Il faut travailler jour après jour et, si le soir on a obtenu des résultats, dire : “ Merci, mon Dieu ” ; et sinon : “ J’espère en ton secours pour demain. ”
– Tu es sage.
– Je ne sais même pas ce que cela veut dire. Mais je fais dans ma mission ce que j’ai fait lorsque j’étais malade. Presque trente années d’infirmité, ce n’est pas un jour !
– Je le crois bien ! Je n’étais pas encore né que tu étais déjà infirme.
– J’étais infirme. Mais, je ne les ai jamais comptées, ces années. Je n’ai jamais dit : “ Voilà le mois de Nisan qui revient et je ne refleuris plus avec les roses. Voilà Tisri et je continue à m’affaiblir ici. ” J’allais de l’avant, me parlant à moi-même et aux bons qui appartenaient au Seigneur. Je me rendais compte que les années passaient car ceux qui avaient été les enfants d’autrefois venaient m’apporter les friandises de leur mariage et celles de la naissance de leurs bébés. Mais si je regarde en arrière, maintenant que je suis redevenu jeune après ma vieillesse, que vois-je du passé ? Rien. C’est le passé.
– Rien ici. Mais au Ciel il y a “ tout ” pour toi, Isaac, et ce tout t’y attend » dit Jésus.
87.2 Puis, s’adressant à tout le monde :
« C’est cela qu’il faut faire. Je le fais, moi aussi. Aller de l’avant. Sans lassitude. La lassitude est encore une racine de l’orgueil humain, de même que l’empressement. Pourquoi se dégoûte-t-on des défaites, pourquoi se trouble-t-on des lenteurs ? Parce que l’orgueil nous fait penser : “ Me le refuser, à moi ? Me faire attendre si longtemps ? C’est manquer de respect envers l’apôtre de Dieu. ” Non, mes amis. Regardez la création et pensez à celui qui l’a faite. Méditez sur le progrès de l’homme, et pensez à son origine. Pensez à cette heure où nous sommes, et calculez combien de siècles l’ont précédée. Le monde créé est l’œuvre d’une création tranquille. Le Père n’a pas fait l’univers de façon désordonnée. Il a procédé par étapes. L’homme actuel est l’œuvre d’un progrès patient, et il ne cessera de progresser en connaissance et en puissance, qui seront saintes ou non, selon la volonté des hommes. Mais l’homme n’est pas devenu savant en un jour. Nos premiers parents, renvoyés du Jardin, avaient tout à apprendre, lentement, progressivement. Apprendre jusqu’aux choses les plus simples : comment le grain de blé est meilleur réduit en farine, puis en pâte, puis après la cuisson. Apprendre à le réduire en farine et à le cuire. Apprendre à faire du feu avec du bois. Apprendre comment on fait un habit en regardant la fourrure des animaux. Comment se faire un abri en observant les fauves. Comment faire une couche en étudiant les nids. Apprendre à se soigner par les herbes et les eaux en voyant comment agissent les animaux poussés par l’instinct. Apprendre à voyager à travers déserts et mers en étudiant les étoiles, en domestiquant les chevaux, apprendre l’équilibre des embarcations qu’enseigne une coquille de noix flottant sur l’eau d’une rivière. Combien d’insuccès avant de réussir ! Mais la réussite vient, et on continue. L’homme n’en sera pas plus heureux pour autant, parce qu’il se rendra plus habile dans le mal que dans le bien. Mais il progressera. La Rédemption n’est-elle pas œuvre de patience ? Décidée depuis des siècles de siècles, et même au-delà des limites du temps, voici qu’arrive à présent l’heure que les siècles ont préparée. Tout est affaire de patience. Alors pourquoi s’impatienter ? Dieu ne pouvait-il pas tout faire en un éclair ? L’homme, doué de raison, sorti des mains de Dieu, ne pouvait-il pas tout savoir en un éclair ? Ne pouvais-je pas, moi, venir au commencement des siècles ? Tout aurait pu se passer comme cela. Mais rien ne doit être violence. Rien. La violence est toujours contraire à l’ordre. Dieu et ce qui vient de Dieu est ordre. N’ambitionnez pas d’être plus que Dieu.
87.3 – Mais alors, quand seras-tu connu ?
– Par qui, Judas ?
– Mais par le monde !
– Jamais.
– Jamais ? Mais n’es-tu pas le Sauveur ?
– Je le suis, mais le monde ne veut pas être sauvé. Ce n’est que dans la proportion d’un sur mille qu’il voudra me connaître, et dans la proportion d’un sur dix mille qu’il me suivra réellement. Et encore, j’exagère. Je ne serai pas connu même par mes plus intimes.
– Mais s’ils te sont intimes, ils te connaîtront.
– Oui, Judas. Ils me connaîtront en tant que Jésus, le juif Jésus. Mais ils ne me connaîtront pas pour ce que je suis. En vérité, je vous dis que je ne serai pas connu de tous mes intimes. Connaître veut dire aimer avec fidélité et vertu… et il y aura quelqu’un qui ne me connaîtra pas. »
Jésus a le geste de résignation découragée qu’il a toujours quand il annonce sa future trahison : il ouvre les mains et les tient ainsi, tournées vers l’extérieur, le visage affligé qui ne regarde ni les hommes ni le ciel, mais seulement sa future destinée de Trahi.
« Ne dis pas cela, Maître, intervient Jean d’une voix suppliante.
– Nous te suivons pour toujours mieux te connaître » dit Simon.
Les bergers font chorus.
« nous te suivons comme une épouse et tu nous es plus cher qu’elle. Nous sommes plus jaloux de toi que d’une femme. Ah non ! Nous te connaissons déjà tellement que nous ne pouvons plus te méconnaître. Lui (Judas désigne Isaac) dit que renier ton souvenir de nouveau-né aurait été pour lui plus atroce que de perdre la vie. Or tu n’étais alors qu’un nouveau-né. Nous, nous te possédons comme homme et comme maître. Nous t’entendons et nous voyons tes œuvres. Ton contact, ton haleine, ton baiser sont pour nous une consécration continuelle, une perpétuelle purification. Seul un démon pourrait te renier après avoir été ton intime !
– C’est vrai, Judas, mais il y en aura un.
– Malheur à lui ! Je serai pour lui un justicier.
– Non, laisse au Père la justice. Sois son rédempteur, le rédempteur de cette âme qui se tourne vers Satan.
87.4 Mais saluons Isaac. Le soir est venu. Je te bénis, serviteur fidèle. Tu sais maintenant que Lazare de Béthanie est notre ami et qu’il veut aider mes amis. Je pars. Toi, reste. Laboure le terrain aride de Juda. Plus tard, je reviendrai. Tu sais, au besoin, où me trouver. Que ma paix soit avec toi ! »
Jésus bénit et embrasse son disciple.