Permettez-moi de vous partager mon expérience personnelle. Je viens d'une famille de tradition bouddhiste. Mon père, jeune étudiant, a connu des missionnaires salésiens italiens et il s'est converti au christianisme, Maman est venue au contact du christianisme à travers Papa et elle a reçu le baptême peu avant le jour du mariage. Pour être plus précise, elle a reçu les cinq sacrements en deux semaines.
Comment le Fils serait-il heureux en Paradis, si sa mère n'y est pas avec lui ?
J'ai été baptisée petite fille. Quand j'avais six ans mon grand-père paternel est mort et il est mort bouddhiste. On m'avait enseigné que seulement celui qui a reçu le baptême pouvait aller au Paradis. Dans le deuil du Grand-père, plus que de sa mort en elle-même, j'étais affligée du fait qui n'était pas baptisé. Je demandais avec insistance à mon père : "Est-il vrai qu'en paradis nous serons complètement heureux ?"
A sa réponse affirmative mon incompréhension et ma confusion grandirent davantage. "Mais comme pourras-tu être heureux en paradis si grand-père n'est pas avec toi ? Comment peux-tu avoir le bonheur parfait si ton père ne se réjouit pas avec toi ?" Quelques années après ma Grand-mère maternelle aussi s’est convertie au christianisme. Nous l’avons convaincue de s'inscrire parmi les catéchumènes. Parmi les motivations que nous lui présentions, la plus efficace était celle-ci : pour que nous soyons ensemble dans l’au-delà, nous ne pouvons pas aller dans deux paradis différents.
Dans les catéchismes chinois, dans les livres populaires de doctrine chrétienne et dans les représentations artistiques, l'Assomption de Marie est communément présentée comme un événement avec deux protagonistes : Marie et Jésus. Marie est accueillie dans la gloire de Jésus. C’est le Fils qui accueille la mère avec joie, vénération et affection.
La maternité de Marie n'est certainement pas le seul fondement de son Assomption et le rapport entre Jésus et Marie est beaucoup plus que la piété filiale, cependant ce sens fort du lien familial permet aux peuples de l'Asie de penser avec beaucoup de naturel à Marie élevée dans la gloire à côté de Jésus. La gloire du Fils comprend la gloire de la Mère. Dans ce sens l'Assomption de Marie est comme encadrée dans le mystère du salut centré en Jésus et elle a une perspective christologique très marquée.
La conception chinoise du ciel
Est-ce que vous savez comment est traduit le mot Dieu, Deus, Theos en chinois? "Tienzhu" ce qui veut dire littéralement : “ le Seigneur du ciel. ” Notre spécialiste des religions, F. Heiler dit : "En général dans le culte et dans les mythes des peuples primitifs et anciens il y a une foi diffuse dans "le ciel". L'impression puissante donnée par son ampleur, sa plénitude de lumière, l'utilité liée au soleil, source de chaleur, et aux astres de la nuit, sa relation avec les phénomènes atmosphériques et en particulier avec la pluie source de fécondité, tout ceci explique la vénération profonde et la peur devant le ciel."
Pour les Chinois le ciel est la sphère du divin, le transcendant, l'infini, l'absolu. Par les documentations archéologiques et littéraires on sait que dans la dynastie Shang déjà, (XVI-XI siècle Av. J-C) on attribuait au ciel l'autorité suprême sur la nature et sur la vie humaine. Le "tien" sans être résolument anthropomorphique possédait des attributs qu'on pourrait définir comme "personnels", comme la majesté, l'omnipotence, l' intelligence, la providence, etc. Le ciel représentait non seulement l'ordre juste de la nature, mais aussi de la vie humaine, au niveau personnel comme au niveau social. Savoir découvrir la "volonté" du ciel était un signe de sagesse, réaliser la "volonté" du ciel devenait la base de l'éthique, aimer la "volonté" du ciel signifiait atteindre le bonheur. Conformer sa propre vie avec "le ciel" était accompli par chaque homme, mais surtout par les rois et par ceux qui ont la responsabilité des autres.
Dans les traditions populaires chinoises se développaient des récits sur la montée au ciel de personnages mythiques
Pour reconnaître la "volonté" du ciel on recourait souvent aux oracles obtenus à travers l'interprétation du vol des oiseaux ou de la lecture des fentes formées dans les cuirasses des tortues mises sur le feu. Le ciel reste une sphère inaccessible et mystérieuse de toute façon, objet du désir et des rêves humains.
Dans les traditions populaires se développaient des récits sur la montée au ciel de personnages mythiques. Le plus célèbre est celui de Chian Wuo, rapporté dans le Livre du mont et de la mer. Il s'agit d'une femme qui, après avoir pris l'élixir d'immortalité, monte au ciel et s’établit dans la lune. Jusqu’à aujourd'hui, chaque Chinois, quelque soit la partie du monde où il vit, connaît ce récit, lié à la fête de la lune célébrée tous les ans le 15 du huitième mois.
Nous ne voulons pas établir des rapports faciles entre cette conception du ciel en Chine et la réalité de Marie élevée au ciel, encore moins entre les images mythiques et celle de Marie. Cependant nous osons affirmer que l'idée de la montée en ciel n'est pas étrangère à la mentalité des cultures asiatiques, c'est l'expression du désir caché de l'homme d'atteindre la sphère du divin, de se conformer avec l'ordre éternel qui soutient l'univers, désir de la transcendance, de l'immortalité, de l'infini. L’Assomption de Marie est le signe que la réalisation de ce désir est possible et elle nous la montre.
L'idéal de la plénitude : en regardant Marie au ciel on comprend quels trésors de gloire Dieu réserve à l'humanité...
Pour nous chrétiens, Marie, de l'immaculée Conception à l'Assomption est le modèle de la plénitude de notre être humain. L'immaculée représente le paradigme de la vocation humaine pensé et "au commencement" voulue par Dieu, pendant que l'Assomption est le signe prophétique de ce que l'humanité devra devenir à la "fin des temps". En Marie Immaculée toute l'humanité est reconduite à ses origines, à sa beauté initiale et à son innocence, en Marie élevée au Ciel, nous avons les prémices et l'anticipation de l'humanité dans la splendeur de sa plénitude. En regardant Marie au ciel on comprend quels trésors de gloire Dieu réserve à l'humanité (cf. Eph 1,18).
Entre sa Conception immaculée et son Assomption, la vie de Marie est faite d'humilité, d'anéantissement de soi, de fidélité à la volonté de Dieu et de service joyeux, de silence méditatif, conservant toutes les choses dans son cœur, de souffrance unie à celle de son fils, et elle fut à l’égard disciples de Jésus un guide maternel. Il s’agit d’un chemin graduel vers la perfection et la plénitude. Les Asiatiques comprennent bien ce type de chemin intérieur. Tous les essais et les maîtres de vie en Asie enseignent la recherche du sacré, de la plénitude humaine à travers exercices méticuleux de détachement de soi, d’affinage de l'esprit, d'ouverture vers l' infini, d'amour et de miséricorde vers les autres.
Confucius dit : "Tout mon enseignement peut se résumer en un seul point : efforce-toi d'atteindre la plénitude et aime l'autre comme tu t'aimes toi-même"... Cette plénitude explique Mencius, le disciple de Confucius, consiste à "connaître les capacités de sa propre nature, développer les potentialités de son propre cœur et se conformer avec le vouloir du ciel." Dans le bouddhisme, la plénitude est paradoxalement un vide absolu, "nirvâna", la cessation de tous les "rapports causaux", qui déterminent une existence conditionnée, c'est la cessation de la "soif", de l’attachement à la vie du monde et au "je", et le réveil suprême.
La vie de Marie, vue comme tension vers la plénitude, peut ouvrir des horizons plus amples pour une inculturation profonde de l'Évangile en Asie
Le chemin de Marie, simple mais intense, dans le détachement et l’amour du prochain, est un chemin limpide, fascinant non seulement pour les chrétiens, mais aussi pour tous ceux qui cherchent la perfection et la plénitude. La vie de Marie, vue non dans l’optique des privilèges, mais dans celle de la Bible, une vie en tension vers la plénitude, peut ouvrir des horizons plus amples pour une inculturation profonde de l'Évangile et pour un dialogue interreligieux plus fécond en Asie.
Pour moi, Chinoise, contempler Marie c’est comme rester devant une peinture qui a ces caractéristiques : peu de coups de pinceau, beaucoup d’espace blanc, des couleurs ténues, des contours pas totalement définis, des sujets simples et sans prétention, une atmosphère de silence sacré. Tout est dense de sens, tout invite au dépassement, à se lancer vers l'infini, à guetter le mystère, à se dilater dans le beau, à faire l’expérience du ciel.
Je conclus : je n'entends pas établir des parallèles ni créer des ponts faciles, il faudrait beaucoup de compétence et beaucoup d'étude. Ce qui est ici présenté est le fruit de la réflexion de quelqu’un qui vient de la culture chinoise, qui a une certaine connaissance des cultures asiatiques, et a reçu le cadeau de la foi chrétienne et tâche de la vivre avec conviction et avec joie. Je suis certaine que Marie qui est née et a vécu en terre asiatique, comprend les profondes aspirations au salut des peuples de l'Asie. Maintenant élevée dans la gloire, elle ne cesse pas de guider ses fils et ses filles de l'Asie sur le chemin vers le ciel et vers la plénitude.
Soeur Maria Ko Ha Fong