Une réinterprétation sécularisée du concept de « Royaume »
S'est développée dans de larges cercles de la théologie, et tout spécialement en milieu catholique, une réinterprétation sécularisée du concept de « Royaume », qui développe une nouvelle vision du christianisme, des religions et de l'histoire en général, et qui, par ce profond remaniement, prétend rendre à nouveau accessible et assimilable ce qu'elle considère être le message de Jésus.
On a pu dire qu'avant le concile régnait l'ecclésiocentrisme : l'Eglise aurait été alors présentée comme le centre du christianisme.
Puis on serait passée au christocentrisme présentant le Christ comme le centre de tout.
Mais, ajoute-t-on, non seulement l'Eglise divise, le Christ aussi, lui qui appartient aux seuls chrétiens. Donc du christianisme on serait passé au théocentrisme, se rapprochant un peu plus, de cette façon, de la communauté des religions. Mais on ne toucherait pas au but pour autant, car Dieu lui-même est un possible élément de division entre les religions et entre les hommes.
Il faudrait donc à présent franchir un pas qui mène au régno-centrisme, au caractère central du Royaume. En définitive, cela aurait été précisément le cœur du message de Jésus, et constituerait la voie juste permettant de réunir enfin les forces positives de l'humanité dans la marche vers l'avenir du monde. « Royaume » désignerait alors simplement un monde où règnent la paix, la justice, et où la création est préservée. Il ne s'agirait de rien d'autre. »
Ce royaume devrait être instauré en tant que finalité de l'histoire. Et la véritable mission des religions serait de travailler ensemble à l'avènement du « Royaume ». Pour le reste, elles pourraient parfaitement maintenir leurs traditions, vivre chacune son identité, mais tout en conservant leurs identités respectives, elles devraient collaborer pour un monde dans lequel la paix, la justice et le respect de la création seraient déterminants.
Selon cette perspective, il apparaît envisageable que le message de Jésus puisse être enfin assimilé par tous sans que l'on doive pour autant faire œuvre de missionnaire envers les autres religions ; la parole de Jésus semble à présent avoir finalement acquis un contenu pratique ; la réalisation du « Royaume » semble pouvoir être ainsi la tâche commune et donc devenir proche.
Mais, en y regardant à deux fois, on est tout de même perplexe :
Qui va donc nous dire ce qu'est la justice ? Nous dire ce qui concrètement sert la justice dans une situation donnée ? Nous dire de quelle façon instaurer la paix ?
À une observation plus attentive, tout ce raisonnement s'avère être un bavardage utopique sans contenu réel, à moins de postuler sans le dire que ce sont les doctrines partisanes qui devront déterminer le contenu de ces concepts que chacun sera obligé d'accepter.
Mais ce que l'on constate surtout, c'est que Dieu a disparu et que l'homme est seul à agir. Le respect des « traditions » religieuses n'est qu'apparent. En réalité, on les considère comme une somme d'habitudes qu'il faut bien laisser aux hommes même si, en dernière analyse, elles n'ont pas la moindre importance.
La foi, les religions, se retrouvent instrumentalisées à des fins politiques.
Aménager le monde est la seule chose qui compte. La religion n'a d'importance que dans la mesure où elle peut servir à cela.
Il est inquiétant de constater à quel point cette vision postchrétienne de la foi et de la religion est proche de la troisième tentation de Jésus.
Revenons-en donc à l'Évangile, au Jésus authentique.
La critique essentielle que nous avons adressée à cette vision sécularisée et utopique du Royaume était que Dieu a disparu. Il est devenu inutile, voire gênant. Mais Jésus a proclamé le Royaume de Dieu et non un royaume quelconque.
Matthieu parle de son côté du « Royaume des cieux » ; or, le terme « cieux » est l'équivalent de celui de « Dieu », car dans le judaïsme, compte tenu du second commandement, on évite d'employer ce mot par respect du mystère divin. Par conséquent, l'expression « Royaume des cieux » n'annonce pas quelque chose qui relève unilatéralement de l'au-delà, mais elle renvoie à Dieu, qui est à la fois ici-bas et au-delà, et qui, tout en transcendant infiniment notre monde, en fait aussi intrinsèquement partie.
Une fois encore, le commentaire linguistique a son importance :
La racine hébraïque malkut « est un nomen actionis [un nom qui désigne une action] et renvoie - tout comme le mot grec basileia - à l'exercice de la seigneurie du roi, à son être souverain »*. Il n'est pas question d'un « royaume » à venir ou encore à instaurer, mais de la souveraineté de Dieu sur le monde, qui, de façon nouvelle, devient réalité dans l'histoire.
Plus explicitement encore, nous pouvons dire : en parlant du Royaume de Dieu, Jésus annonce tout simplement Dieu, c'est-à-dire le Dieu vivant, qui est en mesure d'agir concrètement dans le monde et dans l'histoire, et qui y agit précisément maintenant.
[1]>* P. Stuhlmacher, Biblische Théologie des Neuen Testaments, I, p. 67, voir bibliographie, p. 398
JOSEPH RATZINGER, BENOIT XVI, Jésus de Nazareth, Flammarion, Paris 2007, p 74-76