La littérature des Miracles de la Vierge Marie occupe une place très importante dans la chrétienté occidentale médiévale et dans la littérature dite paraliturgique. Rapportée dès le XIe siècle dans des textes latins, elle a été beaucoup lue dans les monastères, à des fins d’édification, et pour mettre en valeur la puissance d’intercession de la Vierge Marie. Parmi les miracles les plus populaires figure celui du moine Théophile, dont le récit hagiographique, datant du VI-VII e siècle, a été rédigé initialement en grec, par le Pseudo-Eutychianos, avant d’être traduit en latin et de connaître une postérité remarquable au Moyen Age et jusqu’à nos jours, dans la littérature comme dans l’art.
Le miracle de saint Théophile le Pénitent, ou saint Théophile d’Adana (que l’on fête le 4 février), est né en Orient et est rapporté par un récit hagiographique du VI ou VIIe siècle, rédigée par le Pseudo Eutychianos[1], patriarche qui se présente dans le manuscrit comme un compagnon de Théophile et un témoin des événements. L’histoire raconte ceci :
Théophile, pieux clerc d'Adana, perd son poste d'économe de l'église, à la suite de calomnies. Furieux de ce sort injuste, il a recours à un juif qui le met alors en rapport avec Satan. Le Démon promet à Théophile qu'il lui fera obtenir ce qu'il veut, en échange d’un pacte qu’il doit signer, dans lequel il renie le Christ et la Vierge Marie. Théophile accepte et signe. Cependant, pris de remords, il se lamente et jeûne quarante jours, puis se rend à l'église de la Theotokos, où il prie et implore la Mère de Dieu. Celle-ci obtient de son Fils qu'il pardonne au renégat repentant. À son réveil, Théophile découvre, posé sur sa poitrine, le pacte maudit. Il va trouver l'évêque, lui raconte tout et lui montre le contrat. L'évêque prononce devant ses fidèles un sermon sur l'édifiante aventure, et il brûle, sous les yeux de tous, le texte infernal. Théophile fait pénitence et bientôt rend pieusement son âme au Seigneur, après avoir légué tous ses biens à l'Église.
Ce récit, venu d’Asie mineure, eut une postérité remarquable, du fait de son caractère saisissant[2], qui a permis de mettre en scène l’importance du salut de l’âme, le motif du repentir et surtout la puissance d’intercession de la Vierge Marie. Contribuant à développer la dévotion mariale, ce récit joue donc le rôle d’exemplum, de récit exemplaire à valeur argumentative[3]. Traduit en latin, le Miracle de Théophile va fleurir sous la plume des écrivains médiévaux, et se propager jusqu’à nos jours, sous différentes formes.
Le récit de Théophile a débuté en Occident dès le IXe siècle à la cour de Charles le Chauve ; utilisé ensuite dans les sermons dès la fin du XIe siècle, elle connut un essor remarquable au XIIIe siècle, entre autres dans les recueils miraculaires mariaux en langue vernaculaire.
La première version latine de la légende remonte au IXe siècle et elle est attribuée à Paul Diacre de Naples[4]. Il s’agit d’une traduction du texte grec d’Eutychien. Son récit est reconnu comme la source des versions suivantes. Il semble avoir été offert dans les années 840 à Charles le Chauve, petit-fils de Charlemagne et roi de la Francie occidentale.
« Ce souverain carolingien (840-847), reconnu pour sa grande dévotion à la Vierge, stimula une considérable production littéraire mariale, plusieurs œuvres consacrées à la Vierge lui furent offertes ou furent l’objet d’une commande. Le grand pouvoir de la Vierge, visible entre autres dans la légende de Théophile, explique sans doute qu’un roi ait voulu associer son image à celle-ci. Cette époque fut aussi celle où la figure de Marie s’individualisa progressivement par rapport à la tradition christologique autant dans les textes que les images. La mariologie carolingienne était centrée sur la sainteté de la Vierge, ce qui permet d’expliquer en partie le choix de traduire ce miracle. »[5]
Cette version de Paul Diacre va être versifiée au Xe siècle par Hroswitha, moniale allemande, poétesse et chanoinesse de l'abbaye de Gandersheim. Au sein de l’œuvre de cette poétesse, le récit de Théophile peut être associé à la tradition qui concerne saint Basile le Grand, évêque de Césarée et Docteur de l’Église, qui rapporte également l’histoire d’un pacte diabolique[6].
D’autres versions latines du récit de Théophile vont circuler : celle de l’évêque poète Marbod de Rennes († 1023), celle du moine théologien et écrivain Guibert de Nogent († 1124).
Dès la fin du Xe siècle, ce miracle de la Vierge intégra la liturgie par le biais des fêtes mariales et de la prédication, ce qui favorisa sa diffusion au sein d’un public plus vaste et donna à la légende de Théophile une nouvelle dimension[7] : le grand dévot de la Vierge Marie, saint Fulbert, évêque de Chartres († 1028) [8]évoque d’ailleurs le miracle de Théophile dans son quatrième sermon intitulé De la Nativité de la Vierge Marie[9]. Les Miracles s’inscrivaient donc dans la liturgie, et le récit de Théophile s’est naturellement inséré dans la liturgie des XI et XIIe siècles, à travers les célébrations des grandes fêtes mariales[10].
C’est le moine anglo-normand Adgar, également appelé Guillaume le Trouvère, qui, dans son recueil Gracial, nous offre la première version du miracle de Théophile en français. Cette première translatio, datée de 1170 environ, comprend 49 miracles en l’honneur de la Vierge Marie, dont celui de Théophile.
Au siècle suivant, Gautier de Coinci et Rutebeuf rapporteront le Miracle de Théophile, l’un dans son recueil intitulé Miracles Nostre Dame, l’autre sous la forme théâtrale du drame liturgique avec Rutebeuf et son Miracle de Théophile, dont la première représentation fut donnée vers 1263. La tradition iconographique du miracle de Théophile est également très riche, notamment au XIIIe siècle, qui témoigne de la popularité de ce récit hagiographique, qui a participé au développement de la dévotion mariale.
Le miracle de Théophile fut diffusé dans différentes œuvres jusqu’au XVIIIe siècle, et a inspiré le mythe de Faust, dont Emile Mâle dit qu’il en est la première esquisse. Le Miracle de Théophile a été traduit en russe par le poète Alexandre Blok, et joué à Saint-Pétersbourg en 1907.
Enfin, on peut citer le très récent premier roman de Jérémie Delsart, intitulé Le Miracle de Théophile, publié en 2024. Dans cette œuvre, Jérémie Delsart réinvente le mythe de Faust dans le milieu de l'Éducation nationale et met en scène Théophile de Saint-Chasne, un jeune professeur de Lettres idéaliste, qui identifiera les pièges du démon.
Source :
- Mélanie Côté. La légende de Théophile dans l’Occident médiéval (IXe-XVIe siècle): analyse textuelle et iconographique. Laval (Canada): université, 2014.
[1] Siméon le Métaphraste en donna une autre version grecque qu’il intégra à une collection de vies de saints quelques siècles plus tard, soit au X e siècle.
[2] La structure narrative du récit de miracle laisse apparaître le mode de description de l’événement surnaturel : pacte avec le diable et damnation, pénitence, repentance et salut.
[3] Le miracle fait donc partie, comme exemplum, de la littérature apologétique.
[4] De S. Theophilo Poenitente vicedomino sive oeconomo ecclesiae Adanae in Cilicia.
[5] Mélanie Côté. La légende de Théophile dans l’Occident médiéval (IXe-XVIe siècle): analyse textuelle et iconographique. Laval (Canada): université, 2014.
[6] C’est à la légende de Basile le Grand, évêque de Césarée (330-379), que remonte la première évocation d’un pacte écrit. L’esclave de Basile, qui désirait séduire la fille d’un sénateur et avait demandé l’aide d’un magicien pour évoquer le diable, y parvint en élevant, à minuit, au-dessus de la tombe d’un païen, la lettre que le magicien lui avait remise : après avoir lu la missive et craignant un marché de dupes (les « perfides » chrétiens ont la détestable habitude de se repentir après avoir obtenu de lui ce qu’ils veulent), le diable exigea en échange de ses services un reniement écrit du Christ. Mais ensuite, saisi par le repentir, le jeune homme se tourna vers saint Basile, qui parvint à récupérer le pacte : celui-ci apparut planant dans les airs alors qu’il était en train de faire oraison en public ; le jeune homme le reconnut pour sien et le saint procéda à sa destruction publique. L’histoire fut ensuite racontée par Hincmar de Reims, dans son Divorce de Lothaire et Theutberga (vers 860), puis reprise dans la Légende dorée.
[7] Depuis le concile de Tours en 813, l’Église recommandait l’usage des langues vernaculaires dans les sermons afin de faciliter la compréhension du message religieux.
[8] L’évêque Saint Fulbert de Chartres fut sans doute l’un des premiers à intégrer la légende de Théophile dans sa prédication au XIe siècle. Nommé évêque en 1006, il composa de nombreux sermons à la gloire de la Vierge.
[9] Saint Fulbert et le miracle de Théophile sont d’ailleurs représentés dans le vitrail des miracles de Notre-Dame de la cathédrale de Chartres, qui se trouve dans la nef de la cathédrale Notre-Dame de Chartres (sixième et dernier vitrail du bas-côté sud).
[10] Ces fêtes, l’Annonciation, l’Assomption, la Nativité et la Purification de la Vierge, attestées à Rome dès la fin du VIIe siècle, furent progressivement établies dans tout l’Occident.
-sur le Miracle de Théophile (Gautier de Coinci, XIIIe siècle), dans l’Encyclopédie mariale
-sur Le Miracle de Théophile de Rutebeuf, dans l’Encyclopédie mariale
-sur le Miracle de Théophile dans l’art médiéval, dans l’Encyclopédie mariale
Isabelle Rolland