Le modèle hagiographique du Miracle de Théophile, que l’on trouve au XIIIe siècle dans le récit de Gautier de Coinci (Miracles de Notre-Dame) va évoluer vers la forme théâtrale du drame liturgique avec Rutebeuf. La pièce va être jouée vers 1263 pour la première fois. Le Miracle de Théophile appartient au genre théâtral des drames religieux, qui étaient joués en plein air, sur le parvis des églises, à l’occasion de cérémonies religieuses.
La dramatisation du Miracle de Théophile tel que l’a créé Rutebeuf permet de faire évoluer le récit hagiographique vers une mise en scène de la révolte, puis de la conversion, à travers quatorze scènes et huit personnages. La majeure partie de l’œuvre est consacrée au reniement de Théophile et à la prise de conscience de la gravité de son péché. Les dernières scènes sont consacrées à la repentance et à la confession finale devant l’évêque.
La variété rhétorique des formes (quatrains sémantiques), de la métrique (alexandrins, octosyllabes), des rimes équivoquées et des rythmes, les interjections, les jeux sonores (allitérations et assonances), différentes figures de style (métaphores, paronomases et polyptotes), miment l’état de conscience du personnage tourmenté, en état d’instabilité. Tous ces procédés ornementaux sont qualifiés par Daniel Poirion d’« ivresse verbale » et de « discours plus grammatique que dramatique »[1].
Cette théâtralité, qui utilise didascalies, monologues et dialogues, est sensible d’abord au niveau des personnages : celui de Théophile va être construit de façon à manifester l’état de crise du héros. D’abord livré à la révolte, puis dans la repentance, il traverse successivement plusieurs états de conscience : le remords, magnifiquement peint dans son caractère obsessionnel, allant jusqu’à l’égarement. Cet égarement, lié à la certitude de la damnation, est sensible grâce à l’usage de la paronomase et des polyptotes, qui miment le délire dans les mots:
« Or sui, et ordoiez doit aller en ordure.
Ordement ai ouvré, ce set Cil qui or dure
Et qui toz jours durra, s’en avra la mort dure.
Maufez, comm’avez mors de mauvese morsure ! »
Puis vient la phase de repentance, qui culmine avec la fameuse prière du clerc à Notre-Dame et le retour à la foi [2]:
« Je n’os Dieu ne ses saintes ne ses sainz reclamer,
Ne la tresdouce Dame que chascuns doit amer.
Mes por ce qu’en li n’a felonie n’amer,
Se je li cri merci, nus ne m’en doit blasmer. »[3]
Cette repentance est une véritable conversion.
Cette œuvre est caractéristique d’une esthétique dont le lyrisme est relié à une éthique : le poète déclare en effet assister à l’écroulement des valeurs positives de la société féodale et à l’extinction de la foi chrétienne : aux vertus liées à la « prudhommie » (courage, sens de l’honneur, largesse, sociabilité, amitié, charité chrétienne, justice) ont été substituées d’autres valeurs : vaine gloire, orgueil, avarice et envie, égoïsme et méchanceté. Ce renversement de valeurs est traduit par l’utilisation d’antithèses et ce renversement est mis en scène dans le drame liturgique, puisqu’on assiste au retour vers Dieu.
La prudommie
Comme le dit Gérard Gros[4] :
« Depuis le renversement de perspective opéré dans cette Repentance, et non sans réticence et retenue, Théophile parle d’oser. Voilà qu’au fil des Miracles de Notre-Dame, et même avant un Gautier de Coinci, la notion de hardiesse, et, pourquoi pas, de prouesse, avec la redéfinition (cléricale) du « preudomme », est devenue cet idéal accessible, espéré, de rédemption promise à tout un chacun. (…) Théophile vient évidemment de s’en tenir à ce péché majeur, une trahison sans circonstance atténuante et propre à son état. Lui qui savait, en tant que clerc, et n’était nullement innocent, s’est jugé impardonnable et méritant l’enfer mieux que personne ; en tant que clerc aussi, plus que personne il est porté à dépasser l’inexorable, à croire en l’efficacité de Notre-Dame. »
Aux affres du désespoir succède ainsi le grand désir d’absolution, qui va s’exprimer dans la demande de pardon à la Vierge Marie, et permettre la rédemption du clerc.
Théophile est donc une sorte de figure d’anti-Judas, sauvé in extremis par le repentir, la prière et la Vierge Marie. Il est également une sorte de double de Rutebeuf, qui a vécu cette repentance[5].
Le Miracle de Théophile de Rutebeuf témoigne donc, selon Jerry Root, d’une
« Manière de penser le salut individuel, (…) liée au quatrième concile œcuménique du Latran de 1215, qui renforça entre autres l’encadrement de l’institution ecclésiale au sujet de la confession et de la communion des fidèles. »
Le drame est conçu en miroir, dans une structure chiasmatique, au sein de laquelle les scènes dont traitées de la même façon et se font écho: on passe du monologue exprimant la révolte de Théophile, qui met en scène son orgueil et sa démesure, à celui qui exprime son désespoir et son repentir ; le personnage du Diable victorieux est finalement ridiculisé, et l’allégeance au Démon se transforme en allégeance à Notre Dame.
Cette théâtralisation des personnages et des situations introduit des éléments des éléments de farce au sein du genre du drame paraliturgique du miracle. À la fin de la pièce, dans la scène dialoguée de la confrontation de la Vierge Marie et du Diable, le personnage du Diable est ridiculisé, celui de Marie est désacralisé : celle-ci, dans sa toute puissance, réplique au Démon :
« Je te foulerai la pance !»
La fin heureuse permet de faire coexister différents registres : on passe ainsi du registre pathétique au registre comique de la farce[6].
La légende de Théophile témoigne de l’espérance des fidèles dans un certain ordre du monde et dans une certaine hiérarchie céleste. En effet, dans la chrétienté médiévale, le monde des vivants ne se concevait pas sans son opposé, l’au-delà.
Source :
- Annette Garnier. Gautier de Coinci. Le miracle de Théophile ou comment Théophile vint à la pénitence. Paris : Champion, 1998, In : Cahiers de civilisation médiévale, 42, 1999.
- Mélanie Côté. La légende de Théophile dans l’Occident médiéval (IXe-XVIe siècle): analyse textuelle et iconographique. Laval (Canada): université, 2014.
-Françoise Laurent, «La mise en dialogue dans Le Miracle de Théophile de Rutebeuf», In : Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène. Université de Poitiers, 2014.
[1] Daniel Poirion. Rutebeuf (1230 ?-1280), In : Encyclopaedia Universalis.
[2] Le nom « Théophile » veut dire « qui aime Dieu ».
[3] v. 428-431
[4] Gérard Gros. Le Miracle de Théophile de Rutebeuf et la prière du clerc, In : Cahiers de recherches médiévales et humanistes, n°36, 2018. pp. 71-89.
[5] On peut voir là la raison de l'infortune, thème des poèmes les plus célèbres et les plus attachants, qui dateraient donc des années 1260-1262 : Renart le Bestourné, Le Mariage, La Complainte Rutebeuf, la Griesche d'hiver et la Griesche d'été. Un changement de poétique et de philosophie s'exprime alors dans la Repentance. Le nouvel état d'esprit s'inscrit dans La Voie de paradis, dans la Complainte de Constantinople, Frère Denise. Une sorte de conversion fait écrire à Rutebeuf sa belle Vie de sainte Marie l'Égyptienne, Du sacristain, et Sainte Élysabel. Son chef-d'œuvre, Le Miracle de Théophile, résumerait l'erreur (sept années de vie avec le Diable) et la réparation : la pièce aurait été composée pour le 8 septembre 1263. Rutebeuf retrouverait alors du service auprès du roi, et même de l'Église. C'est la période de sa grande prédication poétique pour la croisade avec La Chanson de Pouille (1264), La Complainte du comte de Nevers (1266), La Voie de Tunis (1267). Sa dernière œuvre, La Nouvelle Complainte d'outre-mer, serait de 1277. Trois poèmes sont essentiels pour comprendre le sens de ce destin : La Paix, La Pauvreté et La Repentance Rutebeuf (parfois intitulé La Mort). Malgré leur thématique, ils ne doivent pas dater de la fin de sa carrière, mais de ce revirement auquel nous faisions allusion.
[6] Le théâtre comique a été fécond dès le XIIIe siècle. On peut citer par exemple la farce intitulée Le Garçon et l’aveugle, qui a été jouée à Tournai.
-sur Gautier de Coinci (XIIIe siècle) et les Miracles de Nostre Dame, dans l’Encyclopédie mariale
-sur les chansons mariales de Gautier de Coinci (XIIIès), dans l’Encyclopédie mariale
-sur Le Miracle de Théophile, dans l’Encyclopédie mariale
-sur le Miracle de Théophile dans l’art médiéval, dans l’Encyclopédie mariale
-sur légendes, miracles et mariales (littérature médiévale), dans l’Encyclopédie mariale
-sur la littérature mariale du Moyen Age, dans l’Encyclopédie mariale
-sur Marie délivre Théophile d'un pacte avec le démon (sermon de st Fulbert, XIe s.), dans l’Encyclopédie mariale
Isabelle Rolland