149.1 « Seigneur, pourquoi ne prends-tu pas de repos la nuit ? Cette nuit, je me suis levé et je ne t’ai pas trouvé. Ta place était vide, dit Simon le Zélote.
« Pourquoi m’as-tu cherché, Simon ?
– Pour te passer mon manteau. Je craignais que tu n’aies froid dans cette nuit sereine, mais glaciale.
– Et toi, tu n’avais pas froid ?
– Je me suis habitué au cours de mes longues années de misère à être mal couvert, mal nourri, mal logé… Cette Vallée des Morts !… Quelle horreur ! A ce moment, ce n’était pas l’occasion, mais une autre fois que nous irons à Jérusalem – car certainement nous y monterons – viens, mon Seigneur, dans ces lieux de mort. Il s’y trouve tant de malheureux… et la misère matérielle n’est pas la plus grave… Ce qui ronge et consume davantage, c’est le désespoir… Ne trouves-tu pas, mon Seigneur, qu’il y a trop de dureté à l’égard des lépreux ? »
C’est Judas qui répond, avant même Jésus, à Simon le Zélote qui plaide en faveur de ses anciens compagnons :
« Tu voudrais les laisser au milieu du peuple ? Tant pis pour eux s’ils sont lépreux !
– Il ne manquerait plus que cela pour faire des hébreux des martyrs ! On verrait même la lèpre se promener dans les rues avec les troupes et le reste ! S’exclame Pierre.
– Il me semble que c’est une mesure de juste prudence de les tenir à l’écart, souligne Jacques, fils d’Alphée.
– Oui, mais il faudrait le faire avec pitié. Tu ne sais pas ce que c’est que d’être lépreux. Tu ne peux pas en parler. Pourquoi, s’il est juste de prendre soin de nos corps, n’avons-nous pas la même justice pour les âmes des lépreux ? Qui leur parle de Dieu ? Or Dieu seul sait à quel point ils ont besoin de penser à un Dieu et à une paix dans cette atroce désolation qui est la leur !
– Simon, tu as raison. J’irai les voir, parce que c’est juste et pour vous enseigner cette miséricorde. Jusqu’à présent j’ai guéri des lépreux rencontrés par hasard. Jusqu’à ce moment, c’est-à-dire jusqu’à ce que j’aie été chassé de Juda, je me suis adressé aux grands de Juda comme étant les plus éloignés et ceux qui avaient le plus besoin d’être rachetés pour aider le Rédempteur. Désormais, je suis convaincu de l’inutilité de cette tentative, et je l’abandonne. Ce n’est plus vers les grands, mais vers les plus petits, vers les misères d’Israël que je vais. Et parmi elles, il y aura les lépreux de la Vallée des Morts. Je ne décevrai pas la foi qu’ont en moi ceux qui ont été évangélisés par le lépreux reconnaissant.
– Comment sais-tu, Seigneur, que j’ai fait cela ?
– De la même manière que je sais ce que pensent de moi mes amis et ennemis dont je scrute le cœur.
149.2 – Miséricorde ! Sais-tu exactement tout ce qui nous concerne, Maître ? s’écrie Pierre.
– Oui. Même que toi, et pas toi seul, tu voulais éloigner Photinaï. Mais ne sais-tu pas qu’il ne t’est pas permis d’éloigner une âme du bien ? Ne sais-tu pas que, pour entrer dans un village, il faut faire preuve d’une pitié tout empreinte de douceur, même pour ceux que la société – qui n’est pas sainte parce qu’elle n’est pas intimement unie à Dieu – juge et déclare indignes de pitié ? Mais ne te trouble pas que je le sache. Sois seulement peiné que ton cœur ait des mouvements que Dieu n’approuve pas et efforce-toi de ne plus les avoir. Je vous l’ai dit : la première année est terminée. Au cours de la nouvelle j’avancerai, avec des formes nouvelles, sur ma route. Vous aussi devez progresser au cours de cette seconde année. Sinon il serait inutile que je me fatigue à vous évangéliser – et même davantage –, vous, mes futurs prêtres.
149.3 – Tu étais allé prier, Maître ? Tu nous as promis de nous enseigner tes prières. Le feras-tu cette année ?
– Je le ferai. Mais je veux vous enseigner à être bons. La bonté est déjà prière. Mais je le ferai, Jean.
– Est-ce que tu nous enseigneras aussi à faire des miracles, cette année ? demande Judas.
– Le miracle ne s’enseigne pas. Ce n’est pas un jeu d’amuseur public. Le miracle vient de Dieu. Seul celui qui est en grâce aux yeux de Dieu peut l’obtenir. Si vous apprenez à être bons, vous aurez la grâce et obtiendrez des miracles.
149.4 – Mais tu ne réponds jamais à notre question. Simon te l’a posée ainsi que Jean, et tu ne nous as jamais dit où tu es allé cette nuit. Sortir ainsi, seul, en pays païen, ce peut être dangereux.
– Je suis allé faire plaisir à une âme droite et, puisqu’il doit mourir, recueillir son héritage.
– Oui ? Il était si important ?
– Très important, Pierre, et de grande valeur. C’est le fruit du travail d’un vrai juste.
– Mais… je n’ai rien vu de plus dans ton sac. Ce sont peut-être des bijoux que tu portes sur la poitrine ?
– Oui, ce sont des joyaux très chers à mon cœur.
– Montre-les-nous, Seigneur.
– Je les aurai après la mort de celui qui doit mourir. Actuellement, ils nous servent, à lui comme à moi, si on les laisse là où ils sont.
– Il les a placés pour porter intérêt ?
– Crois-tu donc que seul l’argent a de la valeur ? C’est la chose la plus inutile et la plus sale qui existe sur terre. Il ne sert que pour les choses matérielles, le péché et l’enfer. Il est rare que l’homme s’en serve pour le bien.
– Alors… si ce n’est pas de l’argent, qu’est-ce ?
– Trois disciples formés par un saint.
– Tu es allé voir Jean-Baptiste ? Mais pourquoi ?
– Pourquoi !… Vous, vous m’avez toujours. Et vous tous, vous valez moins qu’un ongle de ce prophète. N’était-il pas juste que j’aille trouver le saint d’Israël et lui porter la bénédiction de Dieu pour le fortifier au moment de son martyre ?
– Mais s’il est saint… il n’a pas besoin d’être fortifié. Il se suffit à lui-même !
– Un jour viendra où “ mes ” saints seront conduits devant les juges et à la mort. Ils seront saints, ils seront dans la grâce de Dieu, ils seront fortifiés par la foi, l’espérance et la charité. Et pourtant j’entends déjà leur cri, le cri de leur âme : “ Seigneur, aide-nous en cet instant ! ” Ce n’est que par mon aide que mes saints seront forts dans les persécutions.
149.5 – Mais… ce ne sera pas nous, hein ? Parce que, moi, je ne suis vraiment pas capable de souffrir.
– C’est vrai, tu n’es pas capable de souffrir. Mais toi, Barthélemy, tu n’es pas encore baptisé.
– Si, je le suis.
– Dans l’eau. Mais il te manque encore un autre baptême. Alors tu sauras souffrir.
– Je suis déjà âgé.
– Malgré ton âge, tu seras plus fort qu’un jeune.
– Mais tu nous aideras quand même, n’est-ce pas ?
– Je serai toujours avec vous.
– J’essaierai de m’habituer à souffrir, murmure Barthélemy.
– Moi, je prierai sans relâche, dès maintenant, pour obtenir de toi cette grâce, déclare Jacques, fils d’Alphée.
– Je suis âgé, et je ne demande qu’à te précéder et entrer avec toi dans la paix, affirme Simon le Zélote.
– Quant à moi… je ne sais ce que je voudrais : mourir avant toi ou en même temps que toi, dit Jude.
– Pour ma part, j’aurai de la peine si je te survis, mais je me consolerai en te prêchant aux peuples, professe Judas.
– Moi, je pense comme ton cousin, lance Thomas.
– Moi, au contraire, comme Simon le Zélote, dit Jacques, fils de Zébédée.
– Et toi, Philippe ?
– Mais… je préfère ne pas y penser. L’Eternel me donnera ce qui est le mieux.
– Ah ! Mais taisez-vous ! C’est à croire que le Maître doit mourir bientôt ! Ne me faites pas penser à sa mort ! S’exclame André.
– Tu as bien raison, mon frère. Tu es jeune et en bonne santé, Jésus. Tu nous enterreras tous, nous qui sommes plus âgés que toi.
– Et s’ils me tuent ?
– Que cela n’arrive jamais. Mais moi, je te vengerai.
– Comment ? Par des vengeances sanglantes ?
– Eh ! Même comme cela si tu le permets. Sinon, en levant par ma profession de foi parmi les peuples les accusations lancées contre toi. Le monde t’aimera parce que je serai infatigable à te prêcher, termine Pierre.
– C’est vrai. Il en sera ainsi. Et toi, Jean ? Et toi, Matthieu ?
– Moi, je dois souffrir et attendre d’avoir lavé mon âme, avec bien des difficultés, soupire Matthieu.
– Quant à moi… je ne sais pas. Je voudrais mourir tout de suite pour ne pas te voir souffrir. Je voudrais me tenir à tes côtés pour te réconforter lors ton agonie. Je voudrais vivre longtemps pour te servir longtemps. Je voudrais mourir avec toi, pour entrer avec toi au Ciel. Je voudrais tout, parce que je t’aime. Et je pense que moi, le plus petit parmi mes frères, je pourrai tout cela si je sais t’aimer à la perfection. 149.6 Jésus, augmente ton amour ! Conclut Jean.
– Tu veux dire : “ Augmente mon amour ”, objecte Judas. Parce que c’est nous qui devons aimer toujours plus…
– Non, je dis bien : “ Augmente ton amour ”, car nous l’aimerons davantage s’il nous brûle de son amour. »
Jésus attire à lui le pur et passionné Jean. Il lui donne un baiser sur le front et dit :
« Tu as révélé un mystère de Dieu sur la sanctification des cœurs. Dieu se répand sur les justes, et plus ils se livrent à son amour, plus il l’augmente et plus la sainteté grandit. C’est la mystérieuse et ineffable action de Dieu et des âmes. Elle s’accomplit dans les silences mystiques et sa puissance, que les mots humains ne peuvent décrire, crée d’indescriptibles chefs-d’œuvre de sainteté. Ce n’est pas une erreur, mais une parole sage que de demander à Dieu d’augmenter son amour dans un cœur. »