244.1 Ils sont tous en train de grimper par les frais raccourcis qui mènent à Nazareth. Les pentes de ces collines de Galilée paraissent avoir été créées le matin même, tant l’orage récent les a lavées, et la rosée leur garde un aspect étincelant et frais ; tout scintille aux premiers rayons du soleil. L’air est si pur qu’il révèle le moindre détail des monts plus ou moins proches et donne une impression de légèreté et de joie.
Dès qu’on atteint le sommet d’une colline, c’est un véritable enchantement que la vue d’un recoin du lac, superbe sous cette lumière matinale. Imitant Jésus, tout le monde est dans l’admiration. Mais Marie de Magdala détourne bien vite les yeux de ce spectacle pour chercher quelque chose dans une autre direction. Ses yeux se posent sur les crêtes montagneuses qui s’étendent au nord-ouest de l’endroit où elle se trouve, mais elle semble ne pas trouver ce qu’elle cherche.
Suzanne – elle aussi présente – lui demande :
« Que cherches-tu ?
– Je voudrais reconnaître le mont où j’ai rencontré[29] le Maître.
– Demande-le-lui.
– Oh ! Cela ne vaut pas la peine de le déranger. Il est en train de parler avec Judas.
– Quel drôle d’homme, ce Judas ! » murmure Suzanne.
Elle ne dit rien de plus, mais on devine le reste.
« Ce mont n’est sûrement pas sur notre route. Mais je t’y conduirai un jour, Marthe. Il y avait une aurore comme celle-ci et tant de fleurs… tant de monde… Ah, Marthe ! Et j’ai osé me montrer à tous dans cette tenue de péché et avec ces amis… Non, tu ne peux pas être offensée par les paroles de Judas. Je les ai bien méritées. J’ai tout mérité. Et ma souffrance, c’est mon expiation. Tous s’en souviennent, tous ont le droit de me dire la vérité. Moi, je dois me taire. Ah ! Si l’on réfléchissait avant de pécher ! Celui qui m’offense aujourd’hui est mon meilleur ami, parce qu’il m’aide à expier.
– mais cela n’empêche pas qu’il a mal agi. Mère, est-ce que ton Fils est vraiment content de cet homme-là ?
– Il faut beaucoup prier pour lui : c’est ce que dit Jésus.»
244.2 Jean quitte les apôtres pour venir aider les femmes à franchir un passage difficile sur lequel les sandales glissent, d’autant plus que le sentier est couvert de pierres lisses qui ressemblent à des écailles d’ardoise rougeâtres, et d’une herbe courte, luisante et dure : pour les pieds qui n’y trouvent pas prise, c’est traître. Simon le Zélote l’imite et les femmes, prenant appui sur eux, franchissent le passage dangereux.
« Ce chemin est un peu fatigant. Mais il n’y a ni poussière ni foule, et il est plus court, constate Simon le Zélote.
– Je le connais, Simon. Je suis venue dans ce petit village à mi-pente avec mes neveux, quand Jésus fut chassé de Nazareth, soupire Marie.
– Mais, vu d’ici, le monde est beau ! Voici le Thabor et l’Hermon, et au nord les monts d’Arbel, et au fond le grand Hermon. Dommage qu’on ne voie pas la mer comme on la voit du Thabor, dit Jean.
– Tu y es allé ?
– Oui, avec le Maître.»
Simon le Zélote dit :
«Jean, avec son amour pour l’infini, nous a obtenu une grande joie car, là-haut, Jésus a parlé de Dieu avec un ravissement que nous ne lui avions jamais vu. Ensuite, après avoir déjà tellement reçu, nous avons obtenu une grande conversion : tu connaîtras toi aussi cet homme, Marie-Madeleine. Et ton âme se fortifiera encore plus qu’elle ne l’est. Nous avons trouvé un homme endurci de haine, abruti par les remords, et Jésus en a fait quelqu’un qui, je n’hésite pas à le dire, deviendra un grand disciple. Comme toi, Marie-Madeleine.
244.3 Ce que je vais te dire est bien vrai, sois-en sûre : nous autres, pécheurs, nous sommes plus malléables au Bien quand il nous saisit, car nous ressentons le besoin d’être pardonnés, même par nous-mêmes.
– C’est vrai. Mais tu es bien bon de dire : “ nous autres pécheurs ”. Tu as été malheureux, pas pécheur.
– Nous le sommes tous, les uns davantage, les autres moins, et ceux qui croient l’être moins sont plus enclins à le devenir, si toutefois ils ne le sont pas déjà. Nous le sommes tous. Mais les plus grands pécheurs, quand ils se convertissent, savent être absolus dans le bien comme ils l’ont été dans le mal.
– Ton réconfort me soulage. Tu as toujours été un père pour les enfants de Théophile.
– Et en tant que père, je me réjouis de vous voir tous trois amis de Jésus.
– Où donc avez-vous trouvé ce disciple grand pécheur ?
– A En-Dor, Marie. Simon veut attribuer à mon désir de voir la mer le mérite de plusieurs belles et bonnes choses. Mais si Jean l’ancien est venu à Jésus, ce n’est pas grâce à Jean le sot, c’est grâce à Judas, dit en souriant le fils de Zébédée.
– Il l’a converti ? demande Marthe, sceptique.
– Non. Mais il a voulu aller à En-Dor et…
– Oui, pour voir l’antre de la magicienne… Judas est un homme bien étrange… Il faut le prendre comme il est… Oui… Jean d’En-Dor nous a conduits à la caverne, puis il est resté avec nous. Mais, mon enfant, c’est toujours à toi qu’en revient le mérite, car sans ton désir d’infini, nous n’aurions pas pris cette route, et Judas n’aurait pas éprouvé le désir d’aller faire cette étrange recherche.
244.4 – J’aimerais savoir ce qu’a dit Jésus sur le Thabor[30]… tout comme j’aimerais reconnaître le mont où je l’ai vu, soupire Marie-Madeleine.
– Ce mont, c’est celui sur lequel on a maintenant l’impression qu’un soleil s’allume à cause de cette mare, qui sert aux troupeaux et qui recueille des eaux de source. Nous étions plus haut, là où le sommet paraît fendu comme une large fourche à deux dents qui voudrait embrocher les nuages et les faire partir ailleurs. Quant au discours de Jésus, je crois que jean peut te le répéter.
– Oh, Simon ! Comment un jeune garçon peut-il donc redire les paroles même de Dieu ?
– Un jeune garçon, peut-être pas. Mais toi, oui. Essaie donc, pour faire plaisir à tes sœurs ainsi qu’à moi qui t’aime bien. »
244.5 Tout rouge, Jean entreprend de répéter le discours de Jésus.
« Il a dit :
“ Voici la page infinie sur laquelle les courants écrivent les mots ‘ Je crois. ’ Pensez au chaos de l’univers avant que le Créateur ne veuille mettre de l’ordre dans les éléments et les associer merveilleusement, ce qui a donné aux hommes la terre et tout ce qu’elle contient et, au firmament, les astres et les planètes. D’abord, rien n’existait, ni comme chaos informe, ni comme système organisé. Dieu a tout fait. Il a donc créé en premier les éléments. Car ils sont nécessaires, même s’ils paraissent parfois nuisibles.
Mais – gardez cela toujours à l’esprit –, il n’y a pas la moindre goutte de rosée qui n’ait une bonne raison d’exister ; il n’y a pas d’insecte, aussi minuscule ou pénible qu’il puisse être, qui n’ait une bonne raison d’exister. De même, il n’y a pas de monstrueuse montagne vomissant du feu et des pierres incandescentes qui n’ait une bonne raison d’exister. Il n’y a pas de cyclone sans raison. Et, pour passer des choses aux personnes, il n’y a pas d’événement, de larme, de joie, de naissance ou de mort, de stérilité ou de maternité féconde, de long mariage ou de veuvage précoce, de malheurs liés à la misère ou à des maladies, de prospérité matérielle ou de bonne santé qui n’ait une bonne raison d’être. Et cela même si ce n’est pas évident pour la myopie et l’orgueil des hommes, qui voient et jugent avec toutes les cataractes et les brumes propres aux choses imparfaites. Mais le regard de Dieu, la pensée sans limite de Dieu, voit et sait. Le secret qui permet de vivre à l’abri des doutes stériles qui énervent, épuisent, empoisonnent la journée sur terre, c’est de savoir croire que Dieu fait tout pour une raison intelligente et bonne, que Dieu agit comme il le fait par amour et non dans l’intention stupide de faire souffrir pour faire souffrir.
244.6 Dieu avait déjà créé les anges. Certains parmi eux n’avaient pas voulu croire que le niveau de gloire auquel Dieu les avait placés était le bon ; ils s’étaient donc rebellés et, l’âme brûlée par le manque de foi en leur Seigneur, ils avaient tenté d’assaillir le trône inatteignable de Dieu. Aux raisons pleines d’harmonie des anges croyants ils avaient opposé leur désaccord, leur pensée injuste et pessimiste, et ce pessimisme, qui est manque de foi, les avaient fait passer de l’état d’esprits de lumière à celui d’esprits de ténèbres.
Que vivent éternellement ceux qui, au Ciel comme sur terre, savent donner comme base à leur pensée un optimisme plein de lumière ! Jamais ils ne se tromperont complètement, même si les faits les démentent. Du moins, ils ne se tromperont pas pour ce qui concerne leur âme, qui continuera à croire, à espérer, à aimer surtout Dieu et leur prochain, et par conséquent ils resteront en Dieu pour les siècles des siècles !
Le Paradis était déjà libéré de ces orgueilleux pessimistes qui voyaient tout en noir, jusque dans les œuvres les plus lumineuses de Dieu, tout comme sur terre les pessimistes voient en noir les actions les plus franches et les plus lumineuses des hommes. Par désir de se mettre à part dans leur tour d’ivoire et se croyant les seuls parfaits, ils se condamnèrent à une obscure prison qui aboutit dans les ténèbres du royaume infernal, le royaume de la Négation. Car le pessimisme est négation, lui aussi.
244.7 Dieu a donc fait la création. Pour comprendre le mystère glorieux de notre Etre un et trine, il faut savoir croire et voir qu’au commencement était le Verbe et qu’il était auprès de Dieu, tous deux unis par l’Amour très parfait que seuls peuvent répandre les deux êtres qui sont Dieu tout en étant un. De même aussi, pour voir la création pour ce qu’elle est, il faut porter sur elle un regard de foi : en effet, elle porte en elle l’ineffaçable reflet de son Créateur comme un fils porte l’ineffaçable reflet de son père. Nous verrons alors que, là aussi, il y eut au commencement le ciel et la terre, puis la lumière, comparable à l’amour. Car la lumière est joie, comme l’est l’amour. Et la lumière est l’atmosphère du paradis. L’Etre incorporel qu’est Dieu est Lumière, et Père de toute lumière intellectuelle, affective, matérielle, spirituelle, au Ciel comme sur la terre.
Au commencement, il y eut le ciel et la terre, et c’est pour eux que la lumière fut, et par la lumière toutes choses furent faites. Et de même qu’au Ciel très haut les esprits de lumière furent séparés des esprits de ténèbres, dans la création les ténèbres furent séparées de la lumière : c’est ainsi qu’apparurent le jour et la nuit. Et le premier jour de la Création eut son matin et son soir, midi et minuit. Lorsque le sourire de Dieu, la lumière, revint après la nuit, alors la main de Dieu, sa volonté puissante, s’étendit sur la terre informe et vide, sur le ciel que parcouraient les eaux – l’un des éléments libres du chaos – et voulut que le firmament sépare la course désordonnée des eaux entre ciel et terre, pour servir de voile aux clartés paradisiaques et de limite aux eaux supérieures, pour empêcher les déluges de tomber sur le bouillonnement des métaux et des atomes, détrempant et désagrégeant ce que Dieu unissait.
L’ordre était établi au ciel. Et l’ordre exista sur la terre par le commandement de Dieu à l’égard des eaux répandues sur la terre. Et la mer exista. La voilà. Il est écrit sur elle, comme sur le firmament : ‘ Dieu est. ’ Quel que soit le niveau intellectuel d’un homme, sa foi ou son incroyance, il est obligé de croire devant cette page où brille une étincelle de l’infini de Dieu et qui témoigne de sa puissance – car aucune puissance humaine ni organisation naturelle d’éléments ne sauraient reproduire un tel prodige, même dans une mesure minime –. Il est obligé de croire, non seulement à la puissance du Seigneur, mais aussi à sa bonté : par cette mer, en effet, il fournit à l’homme de la nourriture et des voies navigables, des sels salutaires, il tempère le soleil et donne champ libre aux vents, il apporte des semences aux terres éloignées les unes des autres, il fait entendre les hurlements des tempêtes pour rappeler à l’homme qu’il est une fourmi devant l’Infini de son Père, et il lui donne un moyen de s’élever en contemplant des spectacles plus élevés, vers de plus hautes sphères.
244.8 Trois choses plus particulièrement nous parlent de Dieu dans la création, qui témoigne tout entière de lui : la lumière, le firmament, la mer. La lumière, que seul un Dieu pouvait créer ; l’ordre astral et météorologique, reflet de l’Ordre divin ; la mer, cette puissance à qui Dieu seul, après l’avoir créée, pouvait fixer des limites bien définies, et lui donner le mouvement et la clameur sans que pour autant, comme élément agité de désordre, elle nuise à la terre qui la porte sur sa surface.
Pénétrez le mystère de la lumière qui jamais ne se consume. Elevez votre regard vers le firmament où rient étoiles et planètes. Baissez les yeux vers la mer. Voyez-la pour ce qu’elle est : non pas une séparation, mais un pont entre les peuples qui se trouvent sur d’autres rivages, invisibles ou même inconnus, mais dont il faut croire qu’ils existent pour la seule raison que c’est la raison d’être de la mer. Dieu ne fait rien d’inutile. Par conséquent, il n’aurait pas créé cette étendue infinie si elle n’avait pas eu pour limite, là-bas, plus loin que l’horizon qui nous empêche de voir, d’autres terres peuplées par d’autres hommes, tous issus d’un Dieu unique et amenés là par la volonté de Dieu, grâce aux tempêtes et aux courants, pour peupler continents et régions. Et cette mer porte dans ses flots, dans la rumeur de ses vagues et de ses marées, des appels lointains. La mer relie, elle ne sépare pas.
Cette douce anxiété que ressent Jean est celle de l’appel de frères lointains. Plus l’esprit domine la chair, plus il est capable d’entendre la voix des âmes qui sont unies, même si elles sont séparées, tout comme les branches issues d’une unique racine sont unies même si elles ne se voient même plus l’une l’autre à cause d’un obstacle qui s’est interposé entre elles.
Regardez la mer avec des yeux de lumière. Vous y verrez des terres et des mers éparses sur ses plages, à ses limites, et à l’intérieur des terres et encore des terres ; et de toutes provient un même cri : ‘ Venez ! Apportez-nous la Lumière que vous possédez. Apportez-nous la Vie qui vous est donnée. Dites à notre cœur le mot que nous ignorons mais que nous savons être le fondement de l’univers : l’amour. Apprenez-nous à lire le mot que nous voyons tracé sur les pages infinies du firmament et de la mer : Dieu. Eclairez-nous, car nous pressentons qu’il existe une lumière encore plus vraie que celle qui fait rougir les cieux et étinceler la mer comme autant de joyaux. Transmettez à nos ténèbres la lumière que Dieu vous a donnée après l’avoir engendrée par son amour. Car si c’est à vous qu’il l’a donnée, c’est pour tous, tout comme il l’a octroyée aux astres afin qu’ils la transmettent à la terre. Vous êtes les astres, nous la poussière. Mais formez-nous de la même manière que le Créateur a créé la terre à partir de la poussière pour que l’homme la peuple, en l’adorant maintenant et toujours, jusqu’à ce que vienne l’heure où il n’y aura plus de terre, et où viendra le Royaume. Ce sera le Royaume de la lumière, de l’amour, de la paix, comme le Dieu vivant vous a dit qu’il sera, car nous sommes nous aussi les enfants de ce Dieu et nous demandons à connaître notre Père. ’
Sachez partir sur les routes de l’infini, sans crainte et sans mépris, à la rencontre de ceux qui appellent et qui pleurent, vers ceux qui vous feront souffrir parce qu’ils pressentent Dieu, mais ne savent pas l’adorer ; ils vous donneront néanmoins de la gloire, parce que vous serez d’autant plus grands que, possédant l’amour, vous saurez en donner et apporter la vérité aux peuples qui attendent. ”
244.9 Voilà ce que Jésus a dit, mais bien mieux que moi. C’est du moins sa pensée.
– Jean, tu as répété exactement les mots du Maître. Tu as seulement laissé de côté ce qu’il a dit de ta capacité à comprendre Dieu grâce à la générosité dont tu fais preuve en te donnant toi-même. Tu es bon, Jean, le meilleur d’entre nous ! Nous avons fait route sans même nous en rendre compte. Voici, là-bas, Nazareth sur ses collines. Le Maître nous regarde en souriant. Rejoignons-le vite pour entrer tous ensemble dans la ville.
– Je te remercie, Jean, dit la Vierge, tu as fait un grand cadeau à la Mère.
– Moi aussi : à la pauvre Marie aussi tu as ouvert des horizons infinis…
– De quoi parliez-vous ainsi ? demande Jésus aux arrivants.
– Jean nous a répété ton discours du Thabor. Parfaitement. Et nous en sommes bien contents !
– Je suis heureux que ma Mère l’ait entendu elle aussi, car elle porte un nom auquel la mer n’est pas étrangère et elle a une charité aussi vaste que la mer.
– Mon Fils, tu la possèdes en tant qu’homme, et ce n’est encore rien au regard de l’infinie charité du Verbe divin. Mon doux Jésus !
– Maman, viens à côté de moi. Comme lorsque nous revenions de Cana ou de Jérusalem quand j’étais petit et que tu me tenais par la main. »
Ils se regardent avec amour.
[29] où j’ai rencontré : en 174.11/14.
[30] sur le Thabor : L’œuvre n’a pas relaté cet arrêt sur la montagne, mais seulement le parcours d’aller (en 187.5) et de retour (en 188.1).