162.1 Par un jardin potager dont tous les sillons commencent à verdir, Jésus entre dans une grande cuisine où les deux Marie les plus âgées (la femme de Cléophas et Marie Salomé) préparent le dîner.
« Paix à vous !
– Oh, Jésus ! Maître ! »
Les deux femmes se retournent et le saluent, l’une tenant un beau poisson qu’elle est en train d’ouvrir, l’autre le chaudron plein de légumes qu’elle fait bouillir et qu’elle avait retiré de son crochet pour voir où en était la cuisson. Leurs bons visages un peu flétris, rougis par la flamme et le travail, sourient de joie ; sous l’effet du bonheur, ils semblent rajeunir et embellir.
« C’est prêt dans un instant, Jésus. Tu es fatigué ? Tu dois avoir faim, dit sa tante Marie, qui a la familiarité d’une parente et qui, je crois, aime Jésus plus que ses propres enfants.
– Pas plus que d’habitude. Mais je mangerai certainement avec plaisir les bons plats que Marie et toi m’avez préparés. Et les autres de même. Les voilà qui arrivent.
– Ta Mère est dans la chambre du haut. Tu sais ? Simon est venu… Oh, je suis vraiment contente, ce soir ! Non : pas complètement, parce que… Tu le sais, toi, quand je serai vraiment contente…
– Oui, je le sais. »
Jésus attire à lui sa tante, l’embrasse sur le front puis dit :
« Je connais ton désir et je sais que tu envies Salomé, sans qu’il y ait de péché. Mais un jour viendra où, comme elle, tu pourras dire : “ Tous mes enfants appartiennent à Jésus. ” 162.2Je vais trouver Maman. »
Il sort, monte le petit escalier extérieur qui mène à la terrasse qui, pour une bonne moitié, recouvre la maison ; l’autre partie est occupée par une vaste pièce d’où sortent de grosses voix d’hommes et, de temps à autre, la douce voix de Marie, cette voix claire et virginale de jeune fille que les années n’ont pas altérée, cette même voix qui a dit “ Je suis la servante du Seigneur ” et qui chantait des berceuses à son bébé.
Jésus s’approche sans bruit, tout en souriant parce qu’il entend sa Mère dire :
« Ma demeure, c’est mon Fils. Et je n’éprouve aucune douleur d’être loin de Nazareth sauf lorsqu’il est parti. Mais s’il est auprès de moi… ah, plus rien ne me manque ! Et puis, je ne crains rien pour ma maison : vous y êtes, vous…
– Oh ! Regarde, voilà Jésus ! » crie Alphée, fils de Sarah, qui, ayant le visage tourné vers la porte, est le premier à y voir apparaître Jésus.
« Je suis là, oui. Que la paix soit avec vous tous. Maman ! »
Il embrasse sa Mère sur le front et reçoit son baiser. Puis il se tourne vers ces hôtes inattendus que sont son cousin Simon, Alphée, fils de Sarah, le berger Isaac et ce Joseph que Jésus avait recueilli à Emmaüs[1] après le verdict du Sanhédrin.
« Nous étions allés à Nazareth, mais Alphée nous a avertis qu’il fallait venir ici, et nous sommes venus. Et Alphée a voulu nous accompagner, ainsi que Simon, explique Isaac.
– Cela me semblait trop beau de venir, dit Alphée.
– Moi aussi, je voulais te saluer, rester un peu avec toi et avec Marie, achève Simon.
– Et moi, je suis très heureux d’être parmi vous. J’ai bien fait de ne pas rester sur l’autre rive, comme le désiraient les habitants de Qédesh, où j’étais arrivé en allant de Guerguesa à Mérom, pour revenir ensuite par l’autre rive.
– Tu viens de là bas ? !
– Oui, je me suis montré dans les endroits où j’étais déjà allé, et encore plus loin. Je suis allé jusqu’à Giscala.
– Quelle longue route !
– Mais quelle récolte ! Sais-tu, Isaac ? Nous avons été les hôtes du rabbi Gamaliel. Il s’est montré bien bon. Ensuite, j’ai rencontré le chef de la synagogue de la Belle Eau. Il vient, lui aussi. Je te le confie. Et puis… et puis… j’ai trois nouveaux disciples… »
Jésus sourit, manifestement heureux.
« De qui s’agit-il ?
– D’un vieillard de Chorazeïn. Je lui ai rendu service autrefois, et, pour me montrer son amour, ce pauvre homme, un vrai juif sans préventions, a travaillé la région pour moi comme un parfait laboureur le fait pour son sol. Le second est un enfant de cinq ans, guère plus, intelligent, hardi. Je lui avais déjà parlé la première fois que je suis allé à Bethsaïde, et il s’en est souvenu mieux que les adultes. Le troisième est un ancien lépreux. Je l’ai guéri un soir près de Chorazeïn, il y a déjà longtemps, puis je l’ai quitté. Je le retrouve maintenant parlant de moi sur les monts de Nephtali. Et pour confirmer ses dires, il lève ce qui lui reste de ses mains, guéries mais partiellement diminuées, et il montre ses pieds, guéris mais déformés, avec lesquels il fait beaucoup de route, pourtant. A ce qui lui reste, les gens comprennent à quel point il a été malade et ils croient à ses paroles accompagnées de larmes de reconnaissance. Il m’a été facile de parler là-bas, parce que quelqu’un m’avait déjà fait connaître et avait amené les autres à croire en moi. J’ai ainsi pu faire de nombreux miracles. Celui qui croit réellement peut tant ! »
Alphée écoute sans mot dire. Il ne cesse d’acquiescer de la tête alors que Simon baisse la tête sous le reproche implicite. Quant à Isaac, il jubile ouvertement de la joie de son Maître, qui va raconter le miracle accompli peu de temps auparavant sur le petit-fils d’Eli.
162.3 Mais le dîner est prêt et les femmes, aidées par Marie, préparent la table dans la grande salle, apportent les plats, puis se retirent en bas. Seuls les hommes restent, et Jésus offre, bénit et distribue les parts.
Mais après quelques bouchées à peine, Suzanne monte annoncer :
« Eli est arrivé avec des serviteurs et de nombreux cadeaux. Mais il souhaiterait te parler.
– Je viens tout de suite. Ou plutôt, fais-le monter. »
Suzanne sort et revient peu après avec le vieil Eli accompagné de deux serviteurs qui portent un grand panier. Derrière, les femmes – Marie exceptée – observent avec curiosité.
« Que Dieu soit avec toi, mon bienfaiteur, salue le pharisien.
– Et avec toi, Eli. Entre. Que veux-tu ? Ton petit-fils est encore malade ?
– Oh ! Il va très bien ! Il saute dans le jardin comme un cabri. Mais, tout à l’heure, j’étais tellement bouleversé, tellement sens dessus dessous que j’ai manqué à tous mes devoirs. Je désire te prouver ma reconnaissance et je te prie de ne pas refuser les petits cadeaux que je t’offre : un peu de nourriture pour tes disciples et toi. Ce sont des produits de mes domaines. Et puis… je voudrais… je voudrais t’avoir à table demain pour te dire encore merci et de faire honneur en compagnie d’amis. Ne refuse pas, Maître. Je pourrais croire que tu ne m’aimes pas et que, si tu as guéri Elisée, c’est seulement par amour pour lui, pas pour moi.
– Je te remercie. Mais ces cadeaux n’étaient pas nécessaires.
– tous les grands et les savants les acceptent. C’est l’usage.
– Moi aussi. 162.4 Mais il y a surtout un cadeau que j’accepte bien volontiers, que je cherche même.
– De quoi s’agit-il ? Dis-le-moi. Si je le peux, je te l’offrirai.
– Il s’agit de votre cœur, de votre pensée. Donnez-les-moi, pour votre bien.
– Mais je te les consacre, Jésus béni ! En douterais-tu ? J’ai eu… oui… j’ai eu des torts envers toi. Mais, maintenant, j’ai compris. J’ai aussi appris la mort de Doras qui t’avait offensé… Pourquoi souris-tu, Maître ?
– Un souvenir…
– Je pensais que tu ne croyais pas à ce que je disais.
– Oh si ! Je sais que la mort de Doras t’a ému plus encore que le miracle de ce soir. Mais ne crains pas Dieu, si réellement tu as compris et si réellement tu veux être dorénavant l’un de mes amis.
– Je vois que tu es vraiment un prophète. Moi, c’est vrai, je craignais davantage… Je venais surtout à toi par crainte d’un châtiment semblable à celui de Doras. Et, ce soir, je me suis dit : “ Voilà, le châtiment est venu : il est encore plus atroce parce qu’il n’a pas frappé le vieux chêne dans sa propre vie, mais dans ses affections, dans sa joie de vivre, en foudroyant le petit chêne qui faisait toute ma joie. ” C’est cela qui m’amenait, plus encore que mon malheur. J’avais compris que cela aurait été juste, comme pour Doras…
– Tu avais compris que cela aurait été juste, mais tu ne croyais pas encore en celui qui est bon.
– Tu as raison. Mais, maintenant, ce n’est plus la même chose. J’ai compris. 162.5Alors, tu viens chez moi, demain ?
– Eli, j’avais décidé de partir dès l’aurore. Mais pour que tu ne puisses pas t’imaginer que je te méprise, je repousse mon départ d’un jour. Demain, je viendrai chez toi.
– Ah ! Tu es vraiment bon ! Je m’en souviendrai toujours.
– Adieu, Eli, et merci pour tout. Ces fruits sont superbes, ces fromages doivent être très crémeux, le vin est certainement des meilleurs. Mais tu pouvais tout donner aux pauvres en mon nom.
– Il y en a pour eux aussi, si tu veux, au fond. C’était une offrande pour toi.
– Alors nous distribuerons celle-là ensemble, demain, avant ou après le repas, comme tu veux. Que la nuit te soit paisible, Eli.
– A toi de même. Adieu. »
Il part avec ses serviteurs.
Pierre, qui a vidé, avec une mimique expressive, tout ce que contenait le panier pour le rendre aux serviteurs, pose une bourse sur la table devant Jésus et, comme s’il terminait une réflexion intérieure, constate :
« Ce sera bien la première fois que ce vieil hibou fait l’aumône.
– C’est vrai, confirme Matthieu. Moi, j’étais avare, mais lui, il me dépassait. Par son usure, il a multiplié ses biens par deux.
– Eh bien… s’il se repent… C’est beau, n’est-ce pas ? dit Isaac.
– Oui, c’est beau. Et il semble bien qu’il en soit ainsi, approuvent Philippe et Barthélemy.
– Le vieil Eli converti ! Ah, ah ! »
Pierre rit de bon cœur.
162.6 Simon, le cousin de Jésus, qui est resté pensif, dit :
« Jésus, je voudrais… je voudrais te suivre. Pas comme tes apôtres, mais au moins comme les femmes. Permets-moi de m’unir à ma mère et à la tienne. Tous viennent… moi, moi qui suis ton parent… Je ne prétends pas avoir une place parmi eux. Mais au moins comme cela, comme un bon ami…
– Que Dieu te bénisse, mon fils ! Comme j’attendais ces mots de ta part ! S’écrie Marie, femme d’Alphée.
– Viens. Je ne repousse personne et ne force personne. Je n’exige pas non plus tout de tous. Je prends ce que vous pouvez me donner. Il est bon que les femmes ne restent pas tout le temps seules, quand nous irons dans des régions qui leur sont inconnues. Merci, mon frère.
– Je vais l’annoncer à Marie, dit la mère de Simon avant d’achever : Elle est déjà, en bas, dans sa petite chambre, et elle prie. Elle en sera bien contente. »…
162.7 …Le soir tombe rapidement. On allume une lanterne pour descendre par l’escalier, déjà dans la pénombre du crépuscule. Les uns partent à droite, les autres à gauche, pour se reposer.
Jésus sort et va au bord du lac. Le village est parfaitement calme, les rues désertes de même que la rive, et il n’y a personne sur le lac en cette nuit sans lune. Il n’y a que les étoiles dans le ciel et le clapotis du ressac sur la grève. Jésus monte dans la barque tirée sur le rivage, s’y assied, pose un bras sur le rebord, y appuie la tête et reste dans cette position.
Matthieu le rejoint très prudemment :
« Tu dors, Maître ? demande-t-il doucement.
– Non, je réfléchis. Viens ici avec moi, puisque tu ne dors pas.
– Tu m’as paru troublé, et je t’ai suivi. N’es-tu pas content de ta journée ? Tu as touché le cœur d’Eli, tu as trouvé Simon, fils d’Alphée comme disciple…
– Matthieu, tu n’es pas un homme simple comme Pierre ou Jean. Tu es subtil et instruit. Sois donc franc. Serais-tu heureux de ces conquêtes ?
– Mais… Maître… ils sont toujours meilleurs que moi, et tu m’as dit, ce jour-là, que tu étais très heureux de ce que je me sois converti.
– Oui. Mais toi, tu t’étais réellement converti. Et tu étais franc dans ton évolution vers le Bien. Tu venais à moi sans tout un travail de réflexion, tu venais poussé par la volonté de ton âme. Il n’en va pas de même d’Eli… pas même de Simon. Le premier n’est touché que superficiellement : l’homme Eli a été secoué, pas l’âme d’Eli. Elle est restée la même. Une fois retombée l’émotion que le miracle de Doras et de son petit-fils ont suscitée en lui, il redeviendra l’Eli d’hier et de toujours. Quant à Simon… Simon lui aussi n’est encore qu’un homme. S’il m’avait vu insulté plutôt qu’exalté, il m’aurait plaint et, comme toujours, il m’aurait quitté. Ce soir, il s’est rendu compte qu’un vieillard, un enfant et un lépreux savent faire ce que lui, mon parent, ne sait pas faire. Il a vu que l’orgueil d’un pharisien s’est plié devant moi, et il a décidé : “ Moi aussi. ” Mais ce ne sont pas ces conversions décidées à la suite de considérations humaines qui me rendent heureux. Elles me dépriment au contraire.
162.8 Reste avec moi, Matthieu. Dans le ciel il n’y a pas de lune, mais du moins les étoiles brillent. Dans mon cœur, ce soir, il n’y a que des larmes. Que ta compagnie soit l’étoile de ton Maître affligé…
– Mais, Maître, si je peux… bien sûr ! C’est que je suis toujours un grand malheureux, un pauvre bon à rien. J’ai trop péché pour pouvoir te plaire. Je ne sais pas parler. Je ne sais pas encore dire les paroles nouvelles, pures, saintes, maintenant que j’ai abandonné mon vieux langage de fraude et de luxure. Et je crains de n’être jamais capable de parler avec toi et de toi.
– Non, Matthieu, tu es l’homme avec toute ta pénible expérience d’homme. Tu es donc celui qui, pour avoir goûté d’abord la fange et maintenant le miel céleste, peut parler des deux saveurs, en faire une véritable analyse, et comprendre, comprendre et faire comprendre à tes semblables d’aujourd’hui et de plus tard. Et ils te croiront, justement parce que tu es l’homme, ce pauvre homme qui, grâce à sa volonté, devient l’homme, l’homme juste rêvé par Dieu. Laisse-moi, moi qui suis l’Homme-Dieu, m’appuyer sur toi, qui es l’humanité que j’aime jusqu’à quitter le ciel pour toi et mourir pour toi.
– Non, pas mourir ! Ne me dis pas que tu meurs pour moi !
– Pas pour toi, Matthieu, mais pour tous les Matthieu de la terre et de tous les siècles. Embrasse-moi, Matthieu, embrasse ton Christ, pour toi, pour tous. Soulage ma fatigue de Rédempteur incompris. Moi, je t’ai soulagé de ta souffrance de pécheur. Essuie mes larmes… car, Matthieu, être si peu compris, voilà mon amertume.
– Oh, Seigneur, Seigneur ! Oui, oui ! »
Matthieu, assis auprès du Maître qu’il entoure d’un bras, le console par son amour…
[1] à Emmaüs : voir l’épisode 140.4/6.