158.1 Jésus est sur le lac, dans la barque de Pierre, derrière deux autres barques ; l’une d’elles est la barque de pêche ordinaire, jumelle de celle de Pierre, l’autre une barque de plaisance, légère, riche. C’est la barque de Jeanne, femme de Kouza, mais sa propriétaire n’y est pas : elle est aux pieds de Jésus dans la barque rustique de Pierre.
Je dirais que le hasard les a réunis à un endroit de la rive fleurie de Génésareth. Le rivage est très beau en ce début du printemps de Palestine, qui répand ses nuées d’amandiers en fleurs et dépose comme des perles les boutons qui vont éclore sur les poiriers et les pommiers, les grenadiers, les cognassiers, tous les arbres les plus florissants et les plus gracieux par leurs fleurs et leurs fruits. Quand la barque longe une rive ensoleillée, déjà apparaissent les millions de bourgeons qui se gonflent sur les branches en attendant de fleurir, tandis que les pétales des amandiers précoces papillonnent dans l’air tranquille jusqu’à ce qu’ils se posent sur les claires eaux du lac.
Les rives, au milieu de l’herbe nouvelle qui ressemble à un gai tapis de soie verte, sont constellées des boutons d’or des renoncules, des étoiles rayonnantes des marguerites ; à côté, les élégants myosotis couleur d’azur, raides sur leurs tiges comme de petites reines couronnées, sourient, légers, tranquilles comme des yeux d’enfants. Toutes ces fleurs semblent dire « oui, oui » au soleil, au lac, à leurs sœurs les herbes, qu’elles sont heureuses de fleurir sous les yeux bleu clair de leur Seigneur.
En ce début de printemps, le lac n’a pas encore cette opulence qui le rendra triomphal les mois suivants. Il n’a pas encore cette somptuosité – je dirais sensuelle – des milliers de rosiers rigides ou flexibles qui forment des massifs dans les jardins ou voilent les murs, des milliers de corymbes des cytises et des acacias, des milliers d’alignements de tubéreuses en fleurs, des milliers d’étoiles des agrumes, de tout ce mélange de couleurs, de parfums doux ou violents, enivrants, qui environnent et excitent un désir humain de jouissance qui profane, qui profane trop ce coin de terre si pur qu’est le lac de Tibériade, ce lieu choisi depuis des siècles pour être le théâtre du plus grand nombre des prodiges de notre Seigneur Jésus.
158.2 Jeanne regarde Jésus absorbé par la beauté de son lac galiléen, et son visage sourit, reflétant comme un miroir fidèle son sourire à lui.
Dans les autres barques, on discute. Ici, le silence règne. Seul bruit, le frôlement des pieds nus de Pierre et d’André qui assurent la manœuvre de la barque, et le soupir de l’eau que fend la proue et qui murmure sa douleur aux flancs du bateau, une douleur qui se change en rire à la poupe quand la blessure se referme en un sillage argenté que le soleil illumine comme si c’était une poussière de diamants.
Enfin, Jésus sort de sa contemplation et tourne les yeux vers la disciple. Il lui sourit et lui demande.
« Nous sommes presque arrivés, n’est-ce pas ? Et tu diras que ton Maître est un compagnon bien peu aimable. Je ne t’ai pas adressé le moindre mot.
– Mais j’ai lu sur ton visage, Maître, et j’ai entendu tout ce que tu disais à ces choses qui nous entourent.
– Que disais-je donc ?
– Aimez, soyez purs, soyez bons. Car vous venez de Dieu, et de sa main il n’est rien sorti de mauvais ou d’impur.
– Tu as bien lu.
– Mon Seigneur, les herbes t’obéiront, tout comme les animaux. Mais l’homme… pourquoi ne le fait-il pas, lui qui est le plus parfait ?
– Parce que la morsure de Satan est entrée seulement en l’homme. Il a essayé de démolir le Créateur dans son prodige le plus grand, dans ce qui était le plus semblable à lui. »
158.3 Jeanne baisse la tête et réfléchit. Elle paraît hésiter et soupeser deux volontés opposées. Jésus l’observe. Finalement, elle relève la tête et dit :
« Seigneur, dédaignerais-tu d’approcher de mes amies païennes ? Tu sais… Kouza appartient à la cour. Or le Tétrarque – et plus encore la véritable maîtresse de la cour, Hérodiade, à la volonté de laquelle se soumet tout désir d’Hérode, par… mode, pour se montrer plus fins que les autres Palestiniens, pour être protégés par Rome en adorant Rome et tout ce qui est romain – bref le Tétrarque flatte les romains de la maison proconsulaire… et nous les impose pour ainsi dire. En vérité, je dois reconnaître que les femmes ne sont pas pires que nous. Même parmi nous, sur ces rives, il y en a qui sont tombées bien bas. Et de quoi pouvons-nous parler, si nous ne parlons pas d’Hérodiade ?… Quand j’ai perdu mon enfant et que j’ai été malade, elles se sont montrées très bonnes pour moi qui ne les avais pas recherchées. Et, depuis, cette amitié est restée. Mais si tu me dis que c’est mal, j’y renoncerai. Non ? Merci, Seigneur. Avant-hier, j’étais chez une de ces amies ; c’était pour moi une visite d’amitié, mais un devoir pour Kouza. C’était un ordre du Tétrarque qui… voudrait bien revenir ici, mais ne s’y sent pas très en sécurité… par conséquent, il noue les relations les plus intéressées avec Rome pour obtenir sa protection. Par ailleurs… je te prie… Tu es parent de Jean-Baptiste, n’est-ce pas ? Dis-lui donc de se méfier. Qu’il ne sorte jamais des frontières de la Samarie. Et même, s’il ne le dédaigne pas, qu’il se cache quelque temps. Le serpent s’approche de l’agneau et l’agneau a beaucoup à redouter. De tout. Qu’il se tienne sur ses gardes, Maître. Et qu’on ne sache pas que c’est moi qui l’ai dit. Ce serait la ruine de Kouza.
– Sois tranquille, Jeanne. J’avertirai Jean-Baptiste de façon à lui rendre service sans qu’il en résulte de dommage.
– Merci, Seigneur. Je veux te servir, mais je ne voudrais pas, ce faisant, nuire à mon mari. D’autre part… moi… je ne pourrai pas venir toujours avec toi. Parfois, je devrai rester, parce que lui le veut, et c’est juste …
– Tu resteras, Jeanne. Je comprends tout. Ne dis rien de plus que ce qui est nécessaire.
– Pourtant, aux heures les plus dangereuses pour toi, tu me voudras près de toi ?
– Oui, Jeanne, certainement.
– Ah ! Qu’il m’était difficile de devoir dire cela ! Mais maintenant, me voilà soulagée …
– Si tu as foi en moi, tu seras toujours soulagée… 158.4 Mais, tu parlais de l’une de tes amies romaines …
– Oui, c’est une amie intime de Claudia, je crois même qu’elles sont parentes. Elle voudrait parler avec toi ou, du moins, t’entendre parler. Et ce n’est pas la seule. Maintenant que tu as guéri la petite fille de Valéria – la nouvelle s’en est transmise en un éclair –, elles le désirent encore plus vivement. Au banquet de l’autre soir, on a beaucoup parlé, pour et contre toi. Il y avait en effet des hérodiens et des sadducéens… même s’ils le nieraient si on le leur demandait… Il y avait aussi des femmes… riches et… et pas honnêtes. Il y avait… – cela me déplaît de le dire parce que je te sais ami de son frère – Marie de Magdala, avec son nouvel ami et une autre femme, grecque je crois, et de mœurs aussi libres qu’elle. Tu sais… chez les païens, les femmes sont à table avec les hommes et c’est très… très… Quel ennui ! Par gentillesse, mon amie m’avait choisi pour compagnon mon propre époux, ce qui m’avait beaucoup soulagée. Mais les autres… oh !… Eh bien… on parlait de toi, car le miracle sur Faustina a fait du bruit. Et si les romains admirent en toi le grand médecin ou le mage – pardonne-moi, Seigneur – les hérodiens et les sadducéens jetaient du venin sur ton nom, et Marie, oh ! Marie ! Quelle horreur !… Elle a commencé par la dérision et puis … Non, cela, je ne veux pas te le dire. J’en ai pleuré toute la nuit…
– Laisse-la faire. Elle guérira.
– Mais elle se porte bien, tu sais…
– Physiquement, oui. Le reste est tout intoxiqué. Elle guérira.
– Tu le dis… Les romaines – tu sais comme elles sont – ont déclaré : “ Nous ne craignons pas les sorcelleries et nous ne croyons pas aux racontars, mais nous voulons juger par nous-mêmes ” et ensuite elles m’ont dit : “ Ne pourrions-nous pas l’entendre ? ”
– Dis-leur qu’à la fin de la lune de Scebat, je serai chez toi.
– Je le leur dirai, Seigneur. Tu crois qu’elles viendront à toi ?
– Chez elles, c’est tout un monde à refaire. Il faut d’abord démolir, puis bâtir. Mais ce n’est pas impossible…
158.5 Jeanne, voici ta maison avec son jardin. Travailles-y pour ton Maître, comme je te l’ai dit. Adieu, Jeanne. Que le Seigneur soit avec toi. Je te bénis en son nom. »
La barque accoste. Jeanne insiste :
« Vraiment, tu ne viens pas ?
– Pas maintenant. Il me faut réveiller la flamme. En quelques mois d’absence à peine, elle s’est presque éteinte. Et le temps s’envole. »
La barque s’est arrêtée dans la crique du jardin de Kouza. Les serviteurs accourent pour aider leur maîtresse à descendre. A la suite de celle de Pierre, sa barque personnelle arrive au débarcadère après que Jean, Matthieu, Judas et Philippe l’ont quittée pour monter dans celle de Pierre qui, ensuite, quitte lentement le rivage et reprend sa route vers la rive opposée.