277.1 Jésus n’est plus au même endroit qu’à la dernière vision, mais il se trouve dans un vaste jardin qui se prolonge jusqu’au lac. La maison se trouve au-delà du jardin, ou plutôt au milieu, précédée et entourée de ce jardin qui en arrière se prolonge au moins trois fois plus que sur les côtés et en avant de la maison. Il y a des fleurs, mais surtout des arbres, des bosquets et de tranquilles coins de verdure clos autour de vasques de marbre précieux, comme des pavillons autour de tables et de sièges en pierre. Il devait y avoir des statues ici et là, le long des sentiers et au centre des vasques mais, à présent, il n’en reste que le piédestal pour rappeler leur souvenir près des lauriers et des buis ou pour se mirer dans les bassins remplis d’une eau limpide.
La présence de Jésus avec ses disciples et celle de gens de Magdala, parmi lesquels le petit Benjamin qui avait osé dire[83] à Judas qu’il était méchant, me fait penser que ce sont les jardins de la maison de Marie-Madeleine… revus et corrigés en vue de leur nouvelle fonction par la suppression de ce qui aurait pu produire le dégoût et le scandale ou rappeler le passé.
Le lac n’est qu’un crêpé soyeux gris-bleu qui reflète le ciel sur lequel courent des nuages chargés des premières pluies de l’automne. Et pourtant il est beau aussi sous cette lumière tranquille et paisible d’un jour qui, pour n’être pas serein, n’est pas tout à fait pluvieux. Ses rives n’ont plus beaucoup de fleurs mais, en revanche, sont colorées par ce grand peintre qu’est l’automne et présentent des coups de pinceaux ocre et pourpre, et la pâleur exténuée des feuilles mourantes pour les arbres et les vignes qui changent de couleur avant de céder à la terre leur vêtement vivant.
Il y a tout un coin, dans le jardin d’une villa sur le lac comme celle-ci, qui rougit comme si du sang avait débordé dans les eaux par la présence d’une haie aux branches flexibles auxquelles l’automne a donné une teinte cuivrée qui reflète un brasier alors que, sur les saules répandus sur la rive à peu de distance, on voit trembler leur feuillage glauque argenté, fin et encore plus pâle que d’ordinaire avant de mourir.
277.2 Jésus ne regarde pas ce que je vois. Il regarde de pauvres malades à qui il accorde la guérison. Il regarde des vieux mendiants auxquels il donne de l’argent. Il regarde des enfants que des mères lui présentent pour qu’il les bénisse. Il regarde avec pitié un groupe de sœurs qui lui parlent de la conduite de leur frère unique qui a fait mourir leur mère de chagrin et les a ruinées. Elles le prient, ces pauvres femmes, de les conseiller et de prier pour elles.
« Bien sûr que je prierai. Je prierai Dieu de vous donner la paix et afin que votre frère se convertisse et se souvienne de vous, qu’il vous rende ce qu’il vous doit et surtout qu’il vous aime de nouveau. Car, s’il fait cela, il fera tout le reste. Mais vous, l’aimez-vous ou y a-t-il en vous de la rancœur ? Est-ce que vous lui pardonnez du fond du cœur ou bien est-ce que votre chagrin est du dédain ? Car lui aussi est malheureux, plus que vous. Et malgré ses richesses, il est plus pauvre que vous, et il faut en avoir pitié. Il n’a plus l’amour et il n’a pas l’amour de Dieu. Voyez-vous combien il est malheureux ? Vous, à commencer par votre mère, au moment de votre mort vous terminerez dans la joie la vie triste qu’il vous a fait mener, mais lui, non. Au contraire, il passerait de sa fausse jouissance actuelle à un tourment éternel et atroce. Venez près de moi. Je m’adresserai à tous, en vous parlant à vous. »
Jésus se dirige alors vers le centre d’une pelouse parsemée de buissons de fleurs, au milieu de laquelle il devait y avoir auparavant une statue. Il en reste maintenant la base, entourée d’une haie basse de myrtes et de petites roses.
277.3 Jésus tourne le dos à cette haie et commence à parler. Tous se taisent et se groupent autour de lui.
« Que la paix soit avec vous. Ecoutez.
Il est dit[84] : “ Aime ton prochain comme toi-même. ” Mais, sous ce nom, de qui s’agit-il ? Du genre humain pris dans son ensemble. Ensuite, plus particulièrement, de tous les hommes de la même nation ; plus particulièrement encore, de tous ses concitoyens ; puis, en resserrant toujours plus le cercle, de toute sa parenté ; enfin, dernier cercle de cette couronne d’amour resserrée comme les pétales d’une rose autour du cœur de la fleur, l’amour pour ses frères de sang : ce sont les premiers des prochains. Le centre du cœur de la fleur d’amour, c’est Dieu : l’amour pour lui est le premier qu’il faut avoir. Autour de son centre, voici l’amour pour les parents, le second qu’il faut avoir parce que les parents sont réellement les petits ‘Dieu’, de la terre, puisqu’ils nous créent et coopèrent avec Dieu pour nous créer, sans compter qu’ils s’occupent de nous avec un amour inlassable. Autour de cet ovaire qui flamboie de pistils et exhale les parfums les plus choisis des amours, se serrent les cercles des différents amours. Le premier est celui des frères nés du même sein et du même sang duquel nous naissons.
Mais comment faut-il aimer son frère ? Seulement parce que sa chair et son sang sont les mêmes que les nôtres ? Les oisillons rassemblés dans un nid savent en faire autant. Eux, en fait, n’ont que cela de commun : ils sont nés d’une même couvée et ont en commun sur la langue la saveur de la salive maternelle et paternelle. Nous, les hommes, nous sommes plus que des oiseaux, nous avons plus que la chair et le sang. Nous avons le Père, en plus d’un père et d’une mère. Nous avons une âme et nous avons Dieu qui est le Père de tous. Voilà pourquoi il faut savoir aimer son frère comme frère, à cause du père et de la mère qui nous ont engendrés, et comme frère à cause de Dieu qui est le Père universel.
Il faut donc l’aimer d’un amour spirituel en plus de l’amour charnel. L’aimer non seulement à cause de la chair et du sang, mais à cause de l’esprit que nous avons en commun. Aimer, comme il se doit, l’esprit plus que la chair de notre frère, car l’esprit est supérieur à la chair. Parce que Dieu le Père est plus grand que l’homme père. Parce que la valeur de l’esprit est supérieure à la valeur de la chair. Parce que notre frère serait beaucoup plus malheureux de perdre Dieu le Père que l’homme père. La privation du père homme est déchirante, mais ne rend qu’à moitié orphelin. Elle ne blesse que ce qui est terrestre, notre besoin d’aide et de caresses. Mais l’esprit, s’il sait croire, n’est pas blessé par la mort du père. Au contraire, pour le suivre là où le juste se trouve, l’esprit du fils s’élève, comme attiré par la force de l’amour. Et en vérité, je vous dis que cela est amour, amour de Dieu et du père, monté par son esprit au lieu où réside la sagesse. Il s’élève vers ces lieux où Dieu est plus proche, et agit avec une plus grande droiture parce qu’il ne manque ni de cette aide véritable que sont les prières du père qui maintenant sait aimer complètement, ni du frein que lui donnent la certitude que maintenant son père voit, mieux que pendant sa vie, les œuvres de son fils, et le désir de pouvoir le retrouver en menant une vie sainte.
C’est pour cela qu’il faut se préoccuper davantage de l’âme que du corps de son frère. Ce serait un bien pauvre amour, celui qui s’adresse seulement à ce qui périt en négligeant ce qui ne périt pas et qui, si on le néglige, peut perdre la joie éternelle. Trop nombreux sont ceux qui se fatiguent pour des choses inutiles, qui s’épuisent pour ce qui n’a qu’un intérêt relatif, en perdant de vue ce qui est vraiment nécessaire. Les vraies sœurs, les bons frères ne doivent pas seulement se préoccuper de garder en ordre les vêtements, de préparer les repas ou d’aider leurs frères par leur travail. Mais ils doivent se pencher sur leur âme, en écouter la voix, en percevoir les défauts, et avec une affectueuse patience, peiner pour leur donner une âme qui respire la santé et la sainteté, s’ils reconnaissent en cette voix et en ces défauts un danger pour leur vie éternelle. Et ils doivent, s’ils ont péché contre eux, s’appliquer à pardonner et à obtenir pour eux le pardon de Dieu par leur retour à l’amour sans lequel Dieu ne pardonne pas.
277.4 Il est dit dans le Lévitique : “ N’aie pas de haine dans ton cœur pour ton frère, mais reprends-le publiquement pour n’être pas chargé de péchés à cause de lui. ” Mais, de l’absence de haine à l’amour, il y a encore un abîme. Il peut vous paraître que l’antipathie, l’absence de relations et l’indifférence ne sont pas des péchés parce que ce n’est pas de la haine. Non. Je viens vous apporter de nouvelles lumières sur l’amour, et par conséquent sur la haine, car ce qui éclaire le premier dans tous ses détails sait éclairer la seconde dans tous ses détails. L’élévation même du premier vers les hautes sphères entraîne une plus grande séparation d’avec la seconde, car plus le premier s’élève, plus la seconde sombre dans un abîme toujours plus profond.
Ma doctrine est perfection. Elle est finesse de sentiment et de jugement. C’est la vérité sans métaphores ni périphrases. Et je vous dis que l’antipathie, l’absence de relations et l’indifférence sont déjà de la haine. Simplement parce qu’elles ne sont pas de l’amour. Le contraire de l’amour est la haine. Pouvez-vous donner un autre nom à l’antipathie ? Au détachement d’un être ? A l’indifférence ? Celui qui aime éprouve de la sympathie pour celui qu’il aime. Donc, celui qui éprouve de l’antipathie ne l’aime plus. Celui qui aime, même si la vie l’éloigne matériellement de l’être aimé, continue de lui être proche en esprit. Donc, si on se sépare d’un autre par l’esprit, on ne l’aime plus. Celui qui aime n’éprouve jamais d’indifférence pour l’aimé : au contraire, tout ce qui se rapporte à lui l’intéresse. Si donc on est indifférent à un autre, c’est signe qu’on ne l’aime plus. Vous voyez donc que ces trois choses sont des ramifications d’une même plante : celle de la haine.
277.5 Or qu’arrive-t-il dès qu’une personne que nous aimons nous offense ? Quatre-vingt-dix fois sur cent, si la haine n’arrive pas, c’est l’antipathie, l’éloignement ou l’indifférence qui surviennent. Non, n’agissez pas ainsi. Ne glacez pas votre cœur par ces trois formes de la haine. Aimez. Mais vous vous demandez : “ Comment le pouvons-nous ? ” Je vous réponds : “ Comme Dieu le peut, lui qui aime même celui qui l’offense, d’un amour douloureux, mais toujours bon. ” Vous dites : “ Et comment allons-nous faire ? ” Je donne la loi nouvelle sur les rapports avec le frère coupable, et je dis : “ Si ton frère t’offense, ne l’humilie pas en public en le reprenant devant tout le monde, mais pousse ton amour jusqu’à cacher la faute de ton frère aux yeux du monde. ” Car tu en tireras un grand mérite aux yeux de Dieu, en coupant par amour toute satisfaction à ton orgueil.
Ah ! Comme l’homme aime faire savoir qu’il a été offensé et qu’il en a souffert ! Il va comme un mendiant fou, non pas pour demander une obole d’or au roi, mais il va vers d’autres sots et miséreux comme lui quémander des poignées de cendre, du fumier et des gorgées de poison brûlant. C’est ce que le monde donne à celui qui a été offensé et qui va, en se plaignant et demandant quelque réconfort. Dieu, le Roi, donne de l’or pur à celui qui, étant offensé mais sans rancœur, ne va pleurer qu’à ses pieds sa douleur et vient lui demander, à lui, l’Amour et la Sagesse, un réconfort d’amour et un enseignement pour une circonstance pénible. Si donc vous voulez du réconfort, allez à Dieu et agissez avec amour.
Moi, je vous le dis, en corrigeant la loi ancienne : “ Si ton frère a péché contre toi, va le reprendre en particulier, de toi à lui seul. S’il t’écoute, tu as gagné ton frère et, en même temps, de nombreuses bénédictions de Dieu. Mais si ton frère, entêté dans sa faute, ne t’écoute pas et te repousse, toi, pour qu’on ne dise pas que tu es complice de la faute ou indifférent au bien spirituel de ton frère, prends avec toi deux ou trois témoins sérieux, bons et sûrs, reviens avec eux vers ton frère et, en leur présence, répète avec bienveillance tes observations afin que les témoins puissent, de leur bouche, dire que tu as fait tout ce que tu as pu pour corriger saintement ton frère ! C’est là le devoir d’un bon frère, puisque le péché qu’il a commis à ton égard est une blessure pour son âme et que tu dois te préoccuper de son âme. Si cela aussi ne sert à rien, fais-le savoir à la synagogue pour qu’elle le rappelle à l’ordre au nom de Dieu. Et s’il ne se corrige même pas dans ce cas et qu’il repousse la synagogue ou le Temple comme il t’a repoussé, considère-le comme un publicain et un païen. ”
277.6 Agissez ainsi envers vos frères de sang ou ceux qui vous sont liés par une fraternité d’amour. Car, même avec votre prochain le plus éloigné, vous devez agir avec sainteté, sans avidité, sans vous montrer inexorables, sans haine. Et quand ce sont des différends pour lesquels il est nécessaire de s’adresser aux juges et que tu y vas avec ton adversaire, je te dis, ô homme qui te trouves souvent par ta faute dans une plus mauvaise situation, de t’efforcer, pendant que tu es en chemin, de te réconcilier avec lui, que tu aies tort ou raison. Car la justice humaine est toujours imparfaite et, généralement, l’astuce l’emporte sur la justice et le coupable pourrait passer pour innocent, et toi, l’innocent, pour le coupable. Il t’arriverait alors, non seulement de ne pas voir ton droit reconnu, mais de perdre aussi ton procès et, alors que tu es innocent, d’être considéré comme coupable de diffamation ; alors le juge t’enverrait à l’exécuteur de justice qui ne te laisserait pas partir avant que tu n’aies payé jusqu’au dernier centime.
Sois conciliant. Ton orgueil en souffre-t-il ? Fort bien. Ta bourse se vide-t-elle ? Mieux encore. Il suffit que ta sainteté grandisse. N’ayez pas un amour nostalgique de l’or. Ne soyez pas avides d’éloges. Faites que ce soit Dieu qui vous loue. Agissez en sorte de vous constituer un grand trésor au Ciel. Et priez pour ceux qui vous offensent, afin qu’ils se repentent. Si cela arrive, eux-mêmes vous rendront honneur et vous restitueront vos biens. S’ils ne le font pas, Dieu y veillera.
Allez, maintenant, car c’est l’heure du repas. Qu’il reste seulement les mendiants pour s’asseoir à la table des apôtres. Que la paix soit avec vous. »
[83] osé dire, en 184.7.
[84] Il est dit : en Lv 19, 17-18, qui comprend la citation suivante de 277.4.