209.1 La nouvelle qu’Elise s’est enfin décidée à sortir de sa tragique mélancolie s’est répandue dans le pays. C’est au point que, quand Jésus, suivi des apôtres et des disciples, traverse le village en direction de la maison, beaucoup de gens l’observent attentivement et même interrogent tel ou tel berger à son sujet, sur sa venue, sur ceux qui sont avec lui, et qui est l’enfant, et qui sont les femmes, et quel remède il a donné à Elise pour la tirer de la nuit de la folie aussi vite, dès qu’il est apparu, et ce qu’il fera, et ce qu’il dira… C’est à qui a le plus envie de poser de questions…
En dernier lieu, ils demandent :
« Ne pourrions-nous pas venir, nous aussi ? »
Ce à quoi les bergers répondent :
« Nous ne le savons pas. Il faut le demander au Maître. Allez-y.
– Et s’il nous reçoit mal ?
– Il ne reçoit jamais mal, pas même les pécheurs. Allez-y, allez-y ! Cela lui fera plaisir. »
209.2 Un groupe de personnes – femmes et hommes, la plupart d’âge mûr, de l’âge d’Elise – se consultent puis s’avancent, s’approchent de Jésus, qui parle avec Pierre et Barthélemy, et l’appellent, pas très sûrs d’eux :
« Maître…
– Que voulez-vous ? demande Barthélemy.
– Parler avec le Maître, pour demander…
– Que la paix vienne à vous ! Quelles questions voulez-vous me poser ? »
Devant son sourire, les gens s’enhardissent :
« Nous sommes tous des amis d’Elise, de sa maison. Nous avons entendu dire qu’elle est guérie. Nous voudrions la voir. Et t’entendre. Pouvons-nous venir ?
– Pour m’entendre, certainement. Pour ce qui est de la voir, non, mes amis. Mortifiez votre amitié, ainsi que votre curiosité, car il y a de cela aussi. Respectez une grande douleur qu’il ne faut pas troubler.
– Mais n’est-elle pas guérie ?
– Elle revient à la lumière. Mais lorsque cesse la nuit, est-ce que le plein midi arrive tout d’un coup ? Et quand on rallume un feu éteint, la flamme est-elle vive aussitôt ? Il en va de même pour Elise. Et si un vent intempestif souffle sur une petite flamme naissante, ne l’éteint-il pas ? Soyez donc prudents. Cette femme n’est qu’une plaie. Même l’amitié pourrait l’exaspérer, car elle a besoin de repos, de silence, de solitude, non plus tragique comme l’était celle d’hier, mais d’une solitude résignée pour se retrouver elle-même…
– Alors, quand donc la verrons-nous ?
– Plus tôt que vous ne le pensez. Car elle se trouve désormais dans le sillage du salut. Mais si vous saviez ce que c’est que de sortir de ces ténèbres-là ! Elles sont pires que la mort. Et celui qui en sort, au fond, a honte d’y être tombé et que le monde le sache.
– Es-tu médecin ?
– Je suis le Maître. »
Ils sont arrivés devant la maison.
Jésus se tourne vers les bergers :
« Allez dans la cour. Que ceux qui le veuillent vous accompagnent. Mais que personne ne fasse de bruit et n’aille plus loin que la cour. Veillez-y, vous aussi, dit-il aux apôtres, pour que tout se passe bien. Quant à vous – il s’adresse à Salomé et à Marie, femme d’Alphée –, veillez à ce que l’enfant ne fasse pas de tapage. Adieu ! »
Il frappe à la porte, pendant que les autres prennent un sentier et se dirigent vers l’endroit convenu.
209.3 La servante ouvre. Jésus entre au milieu des courbettes répétées de la servante.
« Où est ta maîtresse ?
– Avec ta Mère… et, imagine donc ! Elle est descendue au jardin ! Quelle affaire ! Quelle affaire ! Et hier soir, elle est venue dans la salle à manger… Elle pleurait, mais elle est venue. J’aurais voulu qu’elle prenne aussi de la nourriture, au lieu de sa goutte de lait habituelle, mais je n’y suis pas arrivée !
– Elle en prendra. N’insiste pas. Montre-toi patiente, même dans ton amour pour ta maîtresse.
– Oui, Sauveur, je ferai tout ce que tu dis. »
Je crois en effet que, si Jésus avait ordonné à la femme de faire les choses les plus étranges, elle les aurait faites sans discuter, tant elle est persuadée que Jésus est Jésus et que tout ce qu’il fait est bien.
Entre-temps, elle l’accompagne dans un vaste jardin plein d’arbres fruitiers et de fleurs. Mais, si les arbres fruitiers ont pensé par eux-mêmes à se revêtir de feuilles et à fleurir, à faire paraître des fruits et à les faire grossir, les pauvres fleurs, dont on ne s’occupe plus depuis un an, sont devenues un bosquet nain et tout enchevêtré où les plantes les plus faibles et les moins hautes étouffent sous le poids des plus vigoureuses. Parterres, sentiers, tout disparaît dans un enchevêtrement chaotique. Dans le fond du jardin seulement, là où la servante a fait pousser salades et légumes pour ses besoins, il y a un peu d’ordre.
Marie se tient avec Elise sous une tonnelle tout ébouriffée de sarments et de vrilles qui descendent jusqu’à terre. Jésus s’arrête et regarde sa jeune Mère qui, avec beaucoup de finesse, éveille l’esprit d’Elise et dirige ses pensées vers des objets bien différents de ceux qui accaparaient jusqu’alors les pensées de la femme désolée.
La servante va trouver sa maîtresse et lui dit :
« Le Sauveur est arrivé. »
Les femmes se retournent et vont à lui, l’une avec son doux sourire, l’autre avec son visage fatigué et égaré.
« Paix à vous. Quel beau jardin !
– Il était beau…, dit Elise.
– La terre est fertile, regarde quels beaux fruits se préparent à mûrir ! Et que de fleurs sur ces rosiers ! Et là ? Ce sont des lys ?
– Oui, autour d’un bassin où mes enfants se sont tant amusés… Mais, à l’époque, il était en bon état… Maintenant tout est en ruines, ici. Je n’ai plus l’impression que c’est le jardin de mes fils.
– quelques jours suffiront pour qu’il redevienne comme auparavant. C’est moi qui t’aiderai. N’est-ce pas, Jésus ? Tu vas me laisser rester ici quelques jours avec Elise. Nous avons tant à faire… »
– Tout ce que tu veux, je le veux. »
Elise le regarde et murmure :
« Merci. »
Jésus caresse sa tête blanche, puis prend congé pour aller rejoindre les bergers.
209.4 Les femmes restent au jardin mais, peu après, quand elle entend la voix de Jésus, qui salue les personnes présentes, résonner dans l’air paisible, Elise, comme attirée par une force irrésistible, s’approche lentement d’une haute haie qui sépare le jardin de la cour.
Jésus s’adresse d’abord aux trois bergers. Il se trouve tout près de la haie, avec, en face de lui, les apôtres et les habitants de Bet-çur qui l’ont suivi. Les deux Marie, avec l’enfant, sont assises dans un coin. Jésus interroge les bergers :
« Mais êtes-vous liés par contrat ou bien pouvez-vous quitter votre emploi n’importe quand ?
– Voilà : en réalité, nous sommes des serviteurs libres, mais le quitter tout d’un coup, maintenant que les troupeaux réclament tant de soins et qu’il est difficile de trouver des bergers, cela ne nous paraît pas convenable.
– Non, ce ne serait pas beau, mais il n’est pas nécessaire que ce soit tout de suite. Je vous le dis à l’avance pour que vous prépariez un juste arrangement. Je vous veux libres pour vous unir aux disciples et m’apporter votre aide…
– Oh, Maître ! »
La joie des trois hommes est telle qu’ils sont comme en extase.
« Mais en serons-nous capables ? disent-ils ensuite.
– Je n’en doute pas. Alors, c’est entendu. Dès que possible, vous vous unissez à Isaac.
– Oui, Maître.
– Allez, vous aussi, rejoindre les autres. 209.5Je vais dire deux mots aux gens. »
Une fois les bergers congédiés, il se tourne vers la foule.
« Que la paix soit avec vous.
Hier, j’ai écouté parler deux grands malheureux, l’un à l’aurore de la vie, l’autre à son crépuscule : ce sont deux âmes que faisait pleurer le poids de leur malheur. Et mon cœur a pleuré avec eux en voyant combien de souffrances il y a sur la terre et comment Dieu seul peut les soulager. Dieu ! La connaissance exacte de Dieu, de sa grande, de son infinie bonté, de sa présence continuelle, de ses promesses. J’ai vu combien l’homme peut être torturé par l’homme et comment il peut être entraîné par la mort en des désolations sur lesquelles Satan travaille pour augmenter la douleur et pour créer des ruines. Je me suis dit alors : “ Les enfants de Dieu ne doivent pas souffrir de cette torture dans leurs tortures. Apportons la connaissance de Dieu à ceux qui l’ignorent, rendons-la à ceux qui l’ont oubliée sous les bourrasques de la douleur. ” Mais j’ai vu aussi que je ne suffis plus moi seul aux besoins infinis de mes frères. Et j’ai décidé d’en appeler beaucoup, en toujours plus grand nombre, pour que tous ceux qui ont besoin du réconfort de la connaissance de Dieu puissent l’obtenir.
Ces douze sont les premiers. En m’aidant, ils sont capables d’amener à moi, et par conséquent au réconfort, tous ceux qui plient sous le poids trop lourd de la souffrance. En vérité, je vous le dis : venez à moi, vous tous qui êtes affligés, dégoûtés, vous qui avez le cœur blessé, qui êtes fatigués ; je partagerai votre douleur et vous apporterai la paix. Venez, par l’intermédiaire de mes apôtres, de mes disciples, hommes et femmes, dont le nombre s’accroît chaque jour de nouveaux volontaires. Vous trouverez un réconfort dans vos souffrances, une compagnie dans votre solitude, l’amour des frères, pour vous faire oublier la haine du monde. Vous trouverez, élevé au-dessus de tous, l’amour de Dieu comme suprême consolateur et compagnon parfait. Vous ne douterez plus de rien. Vous ne direz plus jamais : “ Tout est fini pour moi ! ”, mais : “ Tout commence pour moi dans un monde spirituel qui abolit toute distance et efface toute séparation ”, un monde où les orphelins seront réunis à leurs parents montés dans le sein d’Abraham, où les pères et les mères retrouveront les enfants qu’ils ont perdus, où les épouses et les veufs retrouveront leur conjoint.
209.6 C’est sur cette terre de Judée, proche encore de la Bethléem de Noémi[80], que je vous rappelle comment l’amour soulage la douleur et rend la joie. Regardez, vous qui pleurez, la désolation de Noémi, une fois sa maison restée sans hommes. Ecoutez ses paroles d’adieu découragé à Orpha et Ruth : “ Retournez à la maison de votre mère ; que le Seigneur fasse preuve de miséricorde envers vous comme vous avez fait preuve de miséricorde envers ceux qui sont morts et avec moi… ” Ecoutez ses paroles lasses et insistantes. Elle n’espérait plus rien de la vie, elle qui autrefois était la belle Noémi et qui était devenue la tragique Noémi, brisée par la douleur. Elle ne pensait plus qu’à retourner, pour y mourir, sur les lieux où elle avait été heureuse au temps de sa jeunesse, entre l’amour de son mari et les baisers de ses enfants. Elle disait : “ Allez, partez. Inutile de venir avec moi… Je suis comme une morte… Ma vie n’est plus ici, mais là-bas, dans la vie de l’au-delà où eux, ils se trouvent. Ne sacrifiez plus votre jeunesse à côté d’une chose qui se meurt, car, réellement, je ne suis plus qu’une ‘ chose ’. Tout m’est indifférent. Dieu m’a tout pris… Je suis une angoisse. Je ferais votre angoisse… et elle me pèserait sur le cœur. En outre, le Seigneur m’en demanderait raison, lui qui m’a déjà tant frappée, car vous retenir, vous qui êtes vivantes, auprès de moi qui suis morte, serait de l’égoïsme. Retournez chez votre mère… ”
Mais Ruth resta pour soulager cette douloureuse vieillesse. Ruth avait compris qu’il existe des douleurs plus grandes que celles qu’on a soi-même à supporter, et que sa douleur de jeune veuve était moins lourde que la souffrance de celle qui, en plus de son mari, avait perdu ses deux enfants. Tout comme la douleur de l’orphelin, réduit à vivre de mendicité sans jamais plus de caresses, sans jamais plus de bons conseils, est bien plus grande que celle d’une mère qui a perdu ses enfants. Quant à celui qui, pour tout un ensemble de raisons, en vient à haïr le genre humain et voit en tout homme un ennemi dont il a à se défendre et qu’il doit craindre, sa douleur est encore plus grande que les autres, parce qu’elle affecte non seulement la chair, le sang, la mentalité, mais aussi l’âme avec ses devoirs et ses droits surnaturels, et cela le conduit à sa perdition.
Combien de mères sans enfants et d’enfants sans mère n’y a-t-il pas dans le monde ! Combien de veuves sans descendance pourraient assister les vieillesses solitaires ! Combien d’hommes, privés d’amour parce que ce sont tous des malheureux, pourraient employer leur besoin d’aimer et combattre la haine en donnant plein d’amour à l’humanité malheureuse qui souffre toujours plus parce qu’elle hait toujours plus !
209.7 La souffrance est une croix, mais elle est aussi une aile. Le deuil nous dépouille, mais pour nous revêtir. Debout, vous qui pleurez ! Ouvrez les yeux, sortez des cauchemars, des ténèbres, des égoïsmes ! Regardez… Le monde est une lande où l’on pleure et où l’on meurt. Et le monde crie : “ Au secours ! ” par la bouche des orphelins, des malades, des isolés, de ceux qui doutent, par la bouche de ceux qu’une trahison ou une cruauté ont rendus prisonniers de la rancune. Allez vers ceux qui crient ! Oubliez-vous au milieu de ceux qui sont oubliés ! Guérissez-vous au milieu des malades ! Espérez au milieu des désespérés ! Le monde est ouvert à toutes les bonnes volontés qui désirent servir Dieu dans leur prochain et conquérir le Ciel : s’unir à Dieu et s’associer à ceux qui pleurent. Ici, c’est le lieu de l’entraînement, là-haut c’est le triomphe.
Venez. Imitez Ruth auprès de toutes les douleurs. Dites, vous aussi : “ Je resterai avec vous jusqu’à la mort. ” Même si ces malheureux qui se croient incurables vous répondent : “ Ne m’appelez plus Noémi, mais Mara[81] car Dieu m’a remplie d’amertume ”, persistez. Et moi, je vous dis qu’en vérité un jour, grâce à votre insistance, ces malheureux s’exclameront : “ Béni soit le Seigneur qui m’a sorti de l’amertume, de la désolation, de la solitude par les soins d’une personne qui a su faire fructifier sa douleur en bonté. Que Dieu la bénisse éternellement car elle a été pour moi le salut. ”
Réfléchissez : la bonté de Ruth à l’égard de Noémi a donné au monde le Messie parce que le Messie descend de David qui descend de Jessé, lui-même descendant de Jobed, et celui-ci de Booz et de Ruth. Booz de Salmon, Salmon de Naasson, Naasson d’Aminadab, Aminadab d’Aram, Aram d’Esron, Esron de Pharès. Ce furent eux qui vinrent peupler les campagnes de Bethléem et préparer les ancêtres du Seigneur. Tout acte de bonté est à l’origine de grandes choses auxquelles vous ne pensez pas. L’effort que l’on fait contre son propre égoïsme peut provoquer une telle marée d’amour qu’elle est capable d’élever, d’élever en gardant dans sa limpidité celui qui l’a provoquée, jusqu’à le porter au pied de l’autel, jusqu’au cœur de Dieu.
Que Dieu vous donne la paix. »
Et Jésus, sans retourner dans le jardin par le portillon ouvert dans la haie, veille à ce que personne ne s’approche d’elle, car on entend une longue plainte monter derrière… C’est seulement quand tous les habitants de Bet-çur sont partis qu’il s’éloigne avec les siens sans troubler ces pleurs salutaires…
[80] Noémi, de laquelle nous trouvons l’histoire – ainsi que celle de Ruth – dans le petit livre de Ruth.
[81] Mara : Rt 1, 20 : Mara signifie « Amère », alors que Noémi signifie « Ma douceur ».