301.1 Jésus ne revient plus qu’à En-Dor. Il s’arrête à la première maison du village, qui est plus un bercail qu’une maison. Mais justement parce qu’elle est ainsi, avec ses étables basses, fermées, pleines de foin, elle peut mettre à l’abri les treize voyageurs. Le maître de maison, un homme rude mais bon, se hâte d’apporter une lampe et un seau de lait écumeux en plus des miches d’un pain très noir. Puis il se retire, béni par Jésus qui reste seul avec ses douze apôtres.
Jésus offre et distribue le pain et, faute d’écuelles ou de coupes, chacun trempe son morceau de pain dans le seau et, quand il a soif, y boit à même. Jésus se contente de boire un peu de lait.
301.2 Il est sérieux, silencieux… A tel point que, une fois le repas terminé et la faim des apôtres – qui ont toujours bon appétit –, apaisée, ils finissent par remarquer son mutisme.
André est le premier à lui demander :
« Qu’as-tu Maître ? Tu me sembles triste ou fatigué…
– Je ne nie pas que je le sois.
– Pourquoi ? A cause de ces pharisiens ? Mais maintenant tu devrais en avoir pris l’habitude… Je m’y suis presque fait, moi qui… allons ! Tu sais comment j’étais les premières fois avec eux. C’est toujours la même chanson !… Les serpents, en effet, ne peuvent que siffler et jamais aucun d’eux ne réussira à reproduire le chant du rossignol. On finit par ne plus en faire cas, dit Pierre aussi bien par conviction, que pour rasséréner Jésus.
– Et c’est de cette façon qu’on perd le contrôle et qu’on tombe dans leurs nœuds. Je vous prie de ne jamais vous habituer aux voix du Mal, comme si elles étaient inoffensives.
– Oh, bien ! Mais si c’est seulement pour cela que tu es triste, tu as tort. Tu vois comme le monde t’aime, dit Matthieu.
– Mais est-ce pour cela seulement que tu es si triste ? Dis-le-moi, bon Maître. Ou t’a-t-on rapporté des mensonges, insinué des calomnies, des soupçons, que sais-je ? sur nous qui t’aimons ? » demande Judas, prévenant et caressant, en passant un bras autour de Jésus qui est assis sur le foin à côté de lui.
301.3 Jésus tourne son visage dans la direction de Judas. Ses yeux ont un éclat phosphorescent à la clarté tremblante de la lampe posée sur le sol au milieu du cercle des apôtres assis sur le foin, disposé en rond comme pour servir de siège. Jésus regarde très fixement Judas et lui demande :
« Me crois-tu donc naïf au point d’accueillir les insinuations de n’importe qui, jusqu’à m’en troubler ? Ce sont les réalités qui me troublent, Judas.»
Son regard ne cesse de s’enfoncer droit comme une sonde dans la pupille brune de Judas.
« Quelles réalités te troublent donc ? insiste avec aplomb l’Iscariote.
– Celles que je vois au fond des cœurs et que je lis sur les fronts de ceux qui sont détrônés. »
Jésus insiste beaucoup sur ce mot. Tous sont en émoi :
« Détrônés ? Pourquoi ? Que veux-tu dire ?
– Un roi tombe de son trône quand il est indigne d’y rester et on commence par lui enlever la couronne qu’il porte sur le front comme sur l’endroit le plus noble de l’homme, l’unique animal ait son front levé vers le ciel – car, s’il est matériellement un animal, il est aussi surnaturel en tant qu’être possédant une âme. Mais il n’est pas besoin d’être roi sur un trône terrestre pour être détrôné. Tout homme est roi par l’âme et son trône est dans le Ciel. Mais quand un homme prostitue son âme et devient une brute, un démon, alors il est déchu. Le monde est rempli de fronts qui ont perdu leur couronne royale et qui ne regardent plus vers le Ciel, mais sont penchés vers l’abîme, alourdis par la parole que Satan a gravée sur eux. Vous voulez la connaître ? C’est celle que je lis sur les fronts. Il y est écrit : “ Vendu ! ” Et pour que vous n’ayez pas de doutes sur l’acheteur, je vous dis que c’est Satan, par lui-même ou par ses serviteurs qui sont dans le monde.
– J’ai compris ! Ces pharisiens, par exemple, sont les serviteurs d’un serviteur plus grand qu’eux, qui est lui-même serviteur de Satan » lance Pierre avec conviction.
Jésus ne réplique rien.
301.4 « Mais… Sais-tu, Maître, que ces pharisiens, après avoir entendu tes paroles, sont partis scandalisés ? A la sortie, ils le disaient en me bousculant… Tu as été très tranchant » observe Barthélemy.
Jésus réplique :
« C’est bien vrai. Ce n’est pas ma faute mais la leur si je dois dire certaines vérités. Et c’est encore charité de ma part de les le faire. Toute plante qui n’est pas semée par mon Père céleste sera arrachée. Or elle n’a pas été semée par lui, l’inutile broussaille des plantes parasites, envahissantes, épineuses, qui étouffent la semence de la Vérité sainte. C’est charité d’extirper les traditions et les préceptes qui surchargent le Décalogue, le défigurent, le rendent inerte et impossible à observer. C’est charité pour les âmes honnêtes de le faire. En ce qui concerne ceux-ci, arrogants, têtus et fermés à toute influence et à tout conseil de l’Amour, laissez-les faire, et que ceux qui leur ressemblent par leur esprit et leurs tendances les suivent. Ce sont des aveugles qui guident des aveugles. Si un aveugle en guide un autre, ils ne pourront que tomber tous les deux dans la fosse. Laissez-les se nourrir de leurs contaminations auxquelles ils donnent le nom de “ pureté ”. Elles ne peuvent les contaminer davantage parce qu’elles ne font que s’adapter à la matrice d’où elles proviennent.
301.5 – Ce que tu dis maintenant se rattache à ce dont tu as parlé chez Daniel, n’est-ce pas ? Ce n’est pas ce qui entre dans l’homme qui le corrompt, mais ce qui sort de lui, demande pensivement Simon le Zélote.
– Oui » répond brièvement Jésus.
Pierre, après un moment de silence, parce que le sérieux de Jésus intimide les caractères les plus exubérants, demande :
« Maître, moi – et je ne suis pas le seul –, je n’ai pas bien compris la parabole. Explique-la-nous un peu. Comment se fait-il que ce qui entre ne rend pas impur et que ce qui sort le fait ? Moi, si je prends une amphore propre et que j’y verse de l’eau sale, je la contamine. Par conséquent, ce qui entre dedans la contamine. Mais si je verse sur le sol de l’eau d’une amphore remplie d’eau pure, je ne contamine pas l’amphore parce que de l’amphore, il sort de l’eau pure. Et alors ? »
301.6 Jésus répond :
« Nous ne sommes pas une amphore, Simon. Nous ne sommes pas des amphores, mes amis. Et tout n’est pas pur dans l’homme ! Mais êtes-vous encore maintenant sans intelligence ? Réfléchissez au cas sur lequel les pharisiens vous accusaient. Vous, disaient-ils, vous vous contaminiez parce que vous portiez de la nourriture à votre bouche avec des mains poussiéreuses, en sueur, impures en somme. Mais où allait cette nourriture ? De la bouche à l’estomac, de celui-ci au ventre, du ventre à l’égout. Mais cela peut-il apporter l’impureté à tout le corps, et à ce qui est contenu dans le corps, si cela passe seulement par le canal approprié pour remplir son office de nourrir la chair, uniquement celle-ci et en finissant, comme il est juste que cela finisse, aux lieux d’aisance ? Ce n’est pas cela qui contamine l’homme !
Ce qui contamine l’homme, c’est ce qui est à lui, uniquement à lui, engendré et enfanté par son moi. C’est-à-dire ce qu’il a dans le cœur, et qui du cœur monte aux lèvres et à la tête, corrompt la pensée et la parole et contamine l’homme tout entier. C’est du cœur que proviennent les pensées mauvaises, les homicides, les adultères, les fornications, les vols, les faux témoignages et les blasphèmes. C’est du cœur que proviennent les cupidités, les penchants vicieux, les orgueils, les envies, les colères, les appétits exagérés, l’oisiveté coupable. C’est du cœur que vient l’excitation à toutes les actions. Et si le cœur est mauvais, elles seront mauvaises comme le cœur. Toutes les actions : des idolâtries aux médisances sans sincérité… Tous ces graves désordres qui vont de l’intérieur à l’extérieur corrompent l’homme, mais pas le fait de manger sans se laver les mains. La science de Dieu n’est pas quelque chose de terre à terre, une boue que tout pied peut fouler. Mais c’est une connaissance sublime qui vit dans les régions des étoiles et de là descend avec des rayons de lumière pour devenir clarté pour les justes. Ne veuillez pas, vous au moins, l’arracher aux cieux pour l’avilir dans la boue… Allez-vous reposer, maintenant. Moi, je sors pour prier. »