230.1 J’ai eu cette vision alors que j’étais extrêmement fatiguée, tourmentée, et par conséquent dans les pires conditions pour penser de moi-même à de pareilles choses. Mais mon épuisement physique, mental et mes soucis se sont dissipés dès l’apparition de mon Jésus, et j’écris.
Il marche sur une route ensoleillée et poussiéreuse qui longe la rive du lac. Il se dirige vers le village, entouré d’une grande foule qui l’attendait sûrement et qui se presse autour de lui bien que les apôtres jouent des bras et des épaules pour lui frayer le chemin et haussent la voix pour amener la foule à lui faire place.
Mais Jésus ne s’inquiète pas de cette bousculade. Comme il dépasse d’une tête la foule qui l’entoure, il regarde avec un doux sourire tous ces gens qui se pressent contre lui, il répond aux sourires, donne une caresse à quelque enfant qui réussit à se faufiler dans la masse des adultes et parvient à s’approcher de lui, pose la main sur la tête des bébés que les mères soulèvent au-dessus de la tête des gens afin qu’il les touche. Il marche en même temps, lentement, patiemment, au milieu de ce vacarme et de ces continuelles bousculades qui importuneraient tout autre que lui.
230.2 Une voix masculine crie : « Place ! Place ! » C’est une voix angoissée et que beaucoup doivent connaître et respecter comme celle d’un personnage influent, car la foule, qui s’écarte très difficilement tant elle est compacte, laisse passer un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un vêtement long et flou, la tête couverte d’une espèce de foulard blanc dont les pans retombent le long du visage et du cou.
Arrivé devant Jésus, il se prosterne à ses pieds :
«Ah ! Maître, pourquoi as-tu été si longtemps absent ? Ma fillette est très malade. Personne n’arrive à la guérir. Toi seul, tu es mon espoir et celui de sa mère. Viens, Maître. Je t’ai attendu avec une immense angoisse. Viens, viens immédiatement ! Mon unique enfant est à l’article de la mort… »
Il pleure. Jésus pose la main sur la tête de l’homme, en larmes, sur sa tête inclinée que secouent des sanglots, et il lui répond :
« Ne pleure pas. Aie foi. Ta fille va vivre. Allons auprès d’elle. Lève-toi ! Allons ! »
Ces deux derniers mots sont dits sur un ton impérieux. Au début, il était le Consolateur, maintenant c’est le Dominateur qui parle.
Ils se remettent en marche. Jésus tient par la main le père en pleurs, à ses côtés. Lorsqu’un sanglot plus fort secoue le pauvre homme, je vois Jésus le regarder et lui serrer la main. Il ne fait rien d’autre, mais quelle force doit affluer dans une âme quand elle se sent ainsi traitée par Jésus !
Auparavant, c’est Jacques qui occupait la place du pauvre père, mais Jésus lui a fait céder sa place. Pierre est de l’autre côté. Jean est auprès de Pierre et, avec lui, il tente de faire barrage à la foule ; Jacques et Judas, de l’autre côté, en font autant auprès du père qui pleure. Les autres apôtres sont les uns devant Jésus, les autres derrière. Mais il en faudrait plus ! Les trois de derrière, en particulier, au nombre desquels je vois Matthieu, n’arrivent pas à retenir cette muraille vivante. Mais quand ils vitupèrent trop fort et, pour un peu, insulteraient la foule indiscrète, Jésus tourne la tête et dit doucement :
« Laissez faire ces petits, ils sont à moi !… »
230.3 A un certain moment, cependant, il se retourne brusquement, lâche la main du père et s’arrête. Il ne se contente pas de tourner la tête, il se retourne complètement. Il paraît même encore plus grand, car il a pris une attitude solenelle. Son visage, son regard sont devenus graves, inquisiteurs. Il scrute la foule. Ses yeux lancent des éclairs, non pas de dureté, mais de majesté.
« Qui m’a touché ? » demande-t-il.
Personne ne répond.
« Je répète : qui m’a touché ? insiste-t-il.
– Maître, répondent les disciples, tu ne vois pas comme la foule te presse de tous côtés ? Tout le monde te touche, malgré nos efforts.
– Je demande qui m’a touché pour obtenir un miracle. J’ai senti une puissance de miracle sortir de moi car un cœur l’a invoqué avec foi. Quel est ce cœur ? »
Pendant qu’il parle, les yeux de Jésus tombent deux ou trois fois sur une petite femme d’une quarantaine d’années, vêtue fort pauvrement et très ridée, qui cherche à s’éclipser dans la cohue, à se faire avaler par la foule. Ces yeux doivent la brûler. Elle comprend qu’elle ne peut fuir, revient en avant et se jette à ses pieds, le visage presque à mordre la poussière, les mains tendues sans toutefois oser toucher Jésus.
« Pardon ! C’est moi. J’étais malade. Cela fait douze ans que je suis malade. Tout le monde me fuyait. Mon mari m’a abandonnée. J’ai dépensé tout ce que j’avais pour ne pas être considérée comme déshonorée, pour vivre comme tout le monde. Mais personne n’a pu me guérir. Tu vois, Maître ? Je suis vieille avant l’âge. Ma force s’en est allée avec ce flux inguérissable, et ma paix avec elle. On m’a dit que tu étais bon. Celui qui me l’a dit a été guéri par toi de la lèpre. Comme tous l’ont fui des années durant, il n’a pas éprouvé de répulsion pour moi. Je n’ai pas osé le dire avant. Pardon ! J’ai pensé que, si seulement j’arrivais à te toucher, je serais guérie. Mais je ne t’ai pas rendu impur[5]. J’ai à peine effleuré le bord de ton vêtement là où il traîne sur le sol, sur les ordures du sol… Mais je suis guérie, sois béni ! Au moment même où j’ai touché ton vêtement, mon mal a cessé. Je suis redevenue comme toutes les femmes. Je ne serai plus jamais évitée par tout le monde. Mon mari, mes enfants, mes parents pourront rester avec moi, je pourrai les caresser. Je serai utile dans ma maison. Merci, Jésus, bon Maître. Sois béni éternellement ! »
Jésus la regarde avec une bonté infinie. Il lui sourit. Il lui dit :
« Va en paix, ma fille. Ta foi t’a sauvée. Sois guérie pour toujours. Sois bonne et heureuse. Va ! »
230.4 Il parle encore quand survient un homme – à mon avis, un serviteur –, qui s’adresse au père. Pendant tout ce temps, ce dernier a gardé une attitude respectueuse mais tourmentée, comme s’il était sur des charbons ardents.
« Ta fille est morte. Inutile d’importuner davantage le Maître. Elle a rendu l’esprit et déjà les femmes chantent les lamentations. Sa mère m’envoie t’en avertir ; elle te prie de venir sur-le-champ. »
Le pauvre père pousse un gémissement. Il porte ses mains à son front et le serre en se comprimant les yeux et en se courbant comme s’il avait reçu un coup.
Jésus, qui paraît ne rien voir et ne rien entendre, attentif comme il l’est à écouter la femme et à lui répondre, se retourne pourtant et pose la main sur les épaules courbées du pauvre père.
« Homme, je te l’ai dit : aie foi. Ne crains rien. Ta fillette va vivre. Allons auprès d’elle. »
Et il se met en route en gardant étroitement serré contre lui l’homme anéanti.
Devant cette douleur et le miracle qui vient de survenir, la foule, intimidée, s’arrête, s’écarte, laisse Jésus et ses apôtres se faufiler, puis, tel un sillage, suit la Grâce qui passe.
Ils parcourent ainsi une centaine de mètres, peut-être plus – j’ai du mal à calculer –, et pénètrent toujours plus au centre du village.
230.5 Il y a un grand rassemblement devant une maison de belle apparence ; les gens commentent l’événement à voix haute et sonore, répondant par des cris puissants à des cris plus élevés provenant de la porte ouverte. Ce sont des cris perçants, aigus, sur une note fixe et qui semblent être dirigés par une voix plus stridente qui s’élève toute seule et à laquelle répondent d’abord un groupe de voix plus faibles, puis un autre chœur de voix plus pleines. Cela fait un vacarme à faire mourir les gens en bonne santé !
Jésus ordonne à ses disciples de rester devant la porte, et il appelle Pierre, Jean et Jacques pour l’accompagner. Il entre avec eux à l’intérieur de la maison, sans cesser de tenir par un bras le père en larmes contre lui. Il semble vouloir lui infuser par cette étreinte la certitude qu’il est là pour le rendre heureux.
A la vue du chef de famille et du Maître, les… pleureuses – j’aurais plutôt envie de dire les “ hurleuses ” – redoublent leurs cris. Elles battent des mains, font résonner des tambourins, agitent des triangles et accompagnent leurs lamentations de cette… musique.
« Taisez-vous, intervient Jésus. Il ne faut pas pleurer. La fillette n’est pas morte, elle dort. »
Les femmes crient d’autant plus fort, certaines se roulent par terre, s’arrachent les cheveux (ou plutôt : elles font semblant) pour bien montrer qu’elle est vraiment morte. Les musiciens et les amis secouent la tête devant les illusions de Jésus. Ils croient qu’il divague.
Mais Jésus répète un “ Taisez-vous ! ” tellement énergique que le vacarme, sans cesser totalement, devient bourdonnement. Et il s’avance.
230.6 Il entre dans une petite chambre. Sur le lit repose une fillette, morte. Maigre, extrêmement pâle, elle gît, déjà habillée, ses cheveux bruns soigneusement coiffés. Sa mère pleure auprès du petit lit, du côté droit, et embrasse la main couleur de cire de la morte.
Quant à Jésus… comme il est beau en ce moment ! Comme je l’ai rarement vu ! Il s’approche avec empressement. On dirait qu’il glisse sur le sol, qu’il vole, tant il se hâte vers ce petit lit. Les trois apôtres restent contre la porte qu’ils ferment au nez des curieux. Le père s’arrête au pied du lit.
Jésus passe à gauche du lit, tend la main gauche et saisit la petite main sans résistance de la morte. La main gauche. J’ai bien vu. C’est la main gauche de Jésus et la main gauche de la petite fille. Il lève le bras droit en amenant sa main ouverte à hauteur de ses épaules, puis l’abaisse comme on le fait pour jurer ou commander. Il dit :
« Fillette, je te le dis : lève-toi ! »
Il se passe un instant pendant lequel tous, excepté Jésus et la morte, restent en arrêt. Les apôtres tendent le cou pour mieux voir. Les parents regardent leur enfant d’un air torturé. Juste un instant. Puis un soupir soulève la poitrine de la petite morte. Quelques couleurs reviennent sur le visage de cire et en estompent la teinte livide de la mort. Un sourire se dessine sur les lèvres pâles encore avant que ses yeux ne s’ouvrent, comme si la fillette faisait un beau rêve. Jésus tient toujours sa main dans la sienne. L’enfant ouvre doucement les yeux et regarde tout autour d’elle comme si elle venait de se réveiller. Elle voit d’abord le visage de Jésus qui la fixe de ses yeux splendides et qui lui sourit avec une bonté encourageante, et elle répond à son sourire.
« Lève-toi », répète Jésus.
Il écarte de la main les préparatifs funèbres éparpillés sur le lit et sur les côtés (fleurs, voiles et tout le reste) et, l’aidant à descendre, il lui fait faire ses premiers pas sans cesser de la tenir par la main.
« Maintenant, donnez-lui à manger, ordonne-t-il. La voilà guérie. Dieu vous l’a rendue. Remerciez-le et ne parlez à personne de ce qui vient de se passer. Vous, vous savez ce qui lui est arrivé, vous avez cru et vous avez mérité ce miracle. Les autres n’ont pas eu foi. Il est inutile d’essayer de les convaincre. Dieu ne se manifeste pas à ceux qui nient le miracle. Quant à toi, petite fille, sois bonne. Adieu. Paix à cette maison. »
Il sort et referme la porte derrière lui. La vision cesse.
230.7 Je vous dirai que les deux moments qui m’ont particulièrement réjouie ont été ceux où Jésus cherche dans la foule qui l’a touché, et surtout quand, debout à côté de la petite morte, il lui prend la main et lui ordonne de se lever. J’ai été pénétrée de paix et d’un sentiment de sécurité. Il n’est pas possible que quelqu’un qui fait preuve de compassion comme lui et qui est puissant ne puisse avoir pitié de nous et vaincre le Mal qui nous donne la mort.
Pour le moment, Jésus ne fait pas de commentaires, de même qu’il ne dit rien sur d’autres sujets. Il me voit quasiment morte et ne juge pas opportun que j’aille mieux ce soir. Qu’il en soit fait comme il le veut. Je suis déjà suffisamment heureuse de garder en moi cette vision.
[5] je ne t’ai pas rendu impur : selon la prescription de Lv 15, 19.25.