303.1 Une soirée déjà sombre de décembre, froide, venteuse. Hormis les feuilles arrachées aux arbres qui en ont encore et qui gémissent au sifflement du vent, il n’y a pas d’autre bruit dans les rues de Nazareth, obscures comme celles d’une ville morte. Il ne sort ni lumière ni son des logements fermés. Une vraie soirée de loups…
En revanche, dans ces rues de Nazareth, l’Agneau de Dieu marche droit vers sa maison. Grande ombre obscure dans son vêtement sombre, il semble se perdre dans les ténèbres de la nuit sans étoiles. Son pas est à peine perceptible quand il le pose sur un tas de feuilles sèches qui, après avoir tournoyé dans l’air, ont été déposées par le vent sur le sol, prêtes à repartir pour être transportées ailleurs.
Arrivé devant la maison de Marie, femme de Cléophas, il reste un instant indécis : doit-il entrer dans le jardin et frapper à la porte de la cuisine ou bien poursuivre ? Finalement, il continue sa route sans s’arrêter. Le voilà maintenant dans la ruelle où se trouve sa maison. On voit déjà l’ondoiement tourmenté des oliviers – noirs sur le ciel noir – sur le talus auquel la maison s’adosse. Il hâte le pas, arrive à la porte, écoute attentivement. C’est tellement facile d’entendre ce qui se passe dans cette si petite maison! Il suffit d’appuyer l’oreille sur l’huisserie pour n’avoir que quelques centimètres de bois de la porte entre celui qui écoute et celui qui parle… Et pourtant on n’entend aucune voix.
« Il est tard » soupire-t-il. « J’attendrai l’aube pour frapper. »
303.2 Mais au moment où il va s’éloigner, le bruit rythmique du métier à tisser le rejoint. Il sourit :
« Elle est levée. Elle tisse. C’est sûrement elle… C’est bien la cadence de Maman. »
Je ne puis voir son visage, mais je suis certaine qu’il sourit, car on sent un sourire dans sa voix qui auparavant était triste et maintenant est joyeuse.
Il frappe. Le bruit cesse un moment, puis on entend un siège que l’on repousse et enfin la voix argentine qui demande :
« Qui frappe ?
– Moi, Maman !
– Mon Fils ! »
C’est un doux cri de joie, un cri, bien que prononcé tout bas. On entend le bruit du verrou que l’on tire, et la porte s’ouvre, faisant apparaître une déchirure d’or sur le noir de la nuit. Marie tombe dans les bras de Jésus, là sur le seuil, comme s’ils ne pouvaient attendre une seconde, lui pour la recevoir, et elle pour se jeter sur ce Cœur.
« Mon Fils ! Mon Fils ! Mon Fils ! »
Ces baisers et ces doux mots de “ Maman ” et “ Fils ”… Puis ils entrent, et la porte se referme doucement.
Marie explique à mi-voix :
« Ils dorment tous. Moi, je veillais… Depuis le moment où Jacques et Jude sont revenus en disant que tu les suivais, je n’ai cessé de t’attendre jusqu’à une heure tardive. Tu as froid, Jésus ? Oui, tu es gelé ! Viens. J’ai gardé le foyer allumé. Je vais y jeter un fagot. Tu te réchaufferas. »
Et elle le conduit par la main comme s’il était toujours le petit Jésus…
La flamme luit joyeusement et crépite dans le foyer ravivé. Marie regarde Jésus qui tend ses mains à la flamme pour les réchauffer.
« Comme tu es pâle ! Tu n’étais pas ainsi quand nous nous sommes quittés… Tu deviens de plus en plus maigre et exsangue, mon Fils. Autrefois tu étais couleur de lait et de rose. Mais maintenant, tu sembles fait de vieil ivoire. Qu’as-tu eu de nouveau, mon Fils ? Toujours les pharisiens ?
– Oui… et autre chose encore. Mais maintenant je suis heureux, ici avec toi, et je vais me refaire tout de suite. Cette année, les Encénies se font ici, Maman ! J’arrive à l’âge parfait, ici à tes côtés. Es-tu contente ?
– Oui. Mais l’âge parfait, pour toi, mon cœur, est encore loin… Tu es jeune, et pour moi, tu es toujours mon petit. Voici, le lait est chaud. Veux-tu le boire ici où là-bas ?
– Là-bas, Maman. J’ai chaud maintenant. Je vais le boire pendant que tu recouvres ton métier. »
303.3 Ils reviennent dans la petite pièce, et Jésus s’assied sur le banc près de la table et boit son lait. Marie le regarde et sourit. Elle sourit plus encore quand elle prend le sac de Jésus et le pose sur une console. Elle sourit tellement que Jésus demande :
« A quoi penses-tu ?
– Je pense que tu es arrivé juste pour l’anniversaire de notre départ pour Bethléem… A cette époque aussi, il y avait des sacs et des coffres ouverts et pleins de vêtements et spécialement de petits langes… pour un Tout-Petit qui pouvait naître – disais-je à Joseph –, qui devait naître – me disais-je à moi-même – à Bethléem de Juda… Je les avais cachés au fond, parce que Joseph avait peur de cela… Il ignorait encore que la naissance du Fils de Dieu ne serait pas sujette, ni pour lui-même ni pour sa Mère, aux misères habituelles de l’enfantement et de la naissance. Il l’ignorait, et il avait peur d’être loin de Nazareth alors que j’étais dans cet état. Moi, j’étais certaine que c’était là que je serais Mère… Tu exultais trop en moi de la joie d’être arrivé à ton jour natal, et au jour natal de la Rédemption par conséquent, pour que je puisse me tromper. Les anges tourbillonnaient autour de la Femme qui te portait, toi mon Dieu… Ce n’était plus l’archange sublime, plus le très doux ange qui me garde, comme au cours des mois précédents. C’étaient maintenant des milliers de chœurs d’anges qui allaient du Ciel de Dieu à mon petit ciel : le sein où tu étais… Je les entendais chanter et échanger leurs paroles de lumière… des paroles impatientes de te voir, toi, le Dieu incarné… Je les entendais pendant leurs fugues d’amour du Paradis, pour venir t’adorer toi, l’Amour du Père, caché dans mon sein. Et je cherchais à apprendre leurs paroles… leurs chants… leurs ardeurs… Mais une créature humaine ne peut dire et posséder les secrets du Ciel… »
Jésus l’écoute, lui assis, elle debout près de la table, songeant comme il est bienheureux… une petite main abandonnée sur le bois sombre, l’autre qui s’appuie sur le cœur… Jésus couvre de sa main longue et brunie la petite main blanche et délicate de Marie et il serre dans la sienne cette main sainte… Et quand sa Mère se tait, comme si elle regrettait de n’avoir pu apprendre des anges leurs paroles, leurs chants et leurs ardeurs, Jésus dit :
« Toutes les paroles des anges, tous leurs chants, toutes leurs ardeurs, ne m’auraient pas rendu heureux sur la terre, si je n’avais pas eu les tiens, Maman ! Tu m’as dit et donné ce qu’eux n’ont pu me donner. Ce n’est pas toi qui as appris d’eux, mais eux qui ont appris de toi…
303.4 Viens ici, Maman, à côté de moi, et raconte encore… non pas le passé… mais le présent. Que faisais-tu ?
– Je travaillais…
– Je le sais, mais qu’est-ce que c’était ? Je parie que tu te fatiguais pour moi. Fais voir… »
Marie devient plus rouge que l’étoffe qui est sur le métier et que Jésus, qui s’est levé, regarde.
« De la pourpre ? Qui te l’a donnée ?
– Judas. Il se l’est fait donner par des pêcheurs de Sidon, je crois. Il veut que je te tisse un vêtement de roi… Le vêtement, je te le fais, mais pour toi, il n’est pas besoin de pourpre pour être roi.
– Judas est têtu comme un âne », commente simplement Jésus sur le don de la pourpre… Puis il se tourne vers sa Mère :
« Et on peut faire un vêtement avec cette quantité ?
– Oh non, mon Fils ! Cela pourra servir pour les franges de la tunique et du manteau. Guère plus.
– C’est bien. J’ai compris pourquoi tu les fais avec des bandes étroites. Alors… Maman : cette idée me plaît. Tu me mettras de côté ces bandes, et un jour je te dirai de t’en servir pour un beau vêtement. Mais maintenant, ce n’est pas le moment. Ne te fatigue pas.
– Je travaille quand je suis à Nazareth…
– C’est vrai… 303.5 Et les autres, qu’ont-ils fait pendant ce temps ?
– Ils se sont instruits.
– Ou plutôt : tu les as instruits. Qu’en penses-tu ?
– Oh ! Ce sont trois bons élèves. A part toi, je n’en ai jamais eu de plus dociles et de plus attentifs. J’ai cherché aussi à fortifier un peu Jean d’En-Dor. Il est bien malade. Il ne vivra pas longtemps…
– Je le sais. Mais pour lui, c’est un bien. D’ailleurs, il le désire lui-même. Il a compris spontanément la valeur de la souffrance et de la mort. Et Syntica ?
– C’est dommage de l’éloigner. Elle vaut cent disciples pour ce qui est de sa sainteté et de son aptitude à comprendre le surnaturel.
– Tu as raison, mais je dois le faire.
– Ce que tu fais est toujours bien, mon Fils.
– Et l’enfant ?
– Lui aussi apprend. Mais il est très triste ces jours-ci… il se souvient du malheur d’il y a un an… Ah ! Ce n’était pas très gai, ici !… Jean et Syntica soupirent en pensant à leur départ d’ici, l’enfant pleure en pensant à sa mère morte…
– Et toi ?
– Moi… tu le sais, mon Fils. Il n’y a pas de soleil quand tu es loin de moi. Il n’y en aurait pas non plus si le monde t’aimait. Mais au moins il y aurait la tranquillité… Au contraire…
– Il y a des pleurs. Pauvre Maman !… On ne t’a pas posé de questions sur Jean et Syntica ?
– Et qui veux-tu donc qui en pose ? Marie, femme d’Alphée, sait et se tait. Alphée, fils de Sarah, a déjà vu Jean, et il n’est pas curieux. Il l’appelle “ le disciple ”.
– Et les autres ?
– A part Marie et Alphée, il ne vient personne chez moi. Quelque femme pour un travail ou un conseil… Mais les hommes de Nazareth ne franchissent plus mon seuil.
– Pas même Joseph et Simon ?
– …Non… Simon m’envoie de l’huile, de la farine, des olives, du bois, des œufs… comme pour se faire pardonner de ne pas te comprendre, comme pour parler par ses cadeaux. Mais il les donne à Marie, sa mère, et il ne vient pas ici. Du reste, si quelqu’un venait, il ne verrait que moi, car Syntica et Jean se retirent quand on frappe…
– Une vie bien triste.
– Oui. Et l’enfant en souffre un peu, si bien que maintenant Marie, femme d’Alphée, l’emmène avec elle quand elle fait les commissions pour moi. Mais maintenant nous ne serons plus tristes, mon Jésus : tu es ici !
– Je suis ici… Maintenant, allons dormir. Bénis-moi, Maman, comme lorsque j’étais petit.
– Bénis-moi, mon Fils, je suis ton disciple. »
Ils s’embrassent… Ils allument une nouvelle lampe et sortent pour aller se reposer.