160.1 « Maître ! Maître ! Tu ne sais pas qui est devant nous ? C’est le rabbin Gamaliel ! Il est assis avec ses serviteurs, dans une caravane, à l’ombre des bois et à l’abri des vents ! Ils sont en train de faire cuire un agneau. Qu’allons-nous faire ?
– Mais ce que nous avions l’intention de faire, mes amis : nous continuons notre route.
– Mais Gamaliel appartient au Temple !
– Gamaliel n’est pas perfide. Ne craignez rien. Moi, je vais de l’avant.
– Alors moi aussi » disent ensemble les cousins, tous les Galiléens et Simon. Seuls Judas et – un peu moins – Thomas paraissent peu décidés à avancer. Mais ils suivent les autres.
Ils parcourent encore quelques mètres sur une route de montagne encaissée entre des parois boisées. Après un tournant, elle débouche sur une sorte de plateau qu’elle traverse en s’élargissant, pour redevenir étroite et sinueuse sous une voûte de branches entrelacées. Dans une clairière ensoleillée, mais en même temps ombragée par les premières feuilles de la forêt, de nombreuses personnes se tiennent sous une riche tente pendant que d’autres, dans un coin, s’emploient à faire tourner l’agneau au-dessus du feu.
Il n’y a pas à dire, Gamaliel ne se refuse rien ! Pour un homme en voyage, il a mis en mouvement tout un régiment de serviteurs et déplacé je ne sais combien de bagages. Et le voilà assis au milieu de sa tente : c’est une toile tendue sur quatre piquets dorés, une espèce de baldaquin sous lequel on a placé des sièges bas couverts de coussins ainsi qu’une table montée sur des trépieds ornés de marqueterie et recouverte d’une nappe très fine ; les serviteurs y disposent de la vaisselle précieuse. Gamaliel ressemble à une idole. Les mains ouvertes sur les genoux, raide, hiératique, il me fait l’effet d’une statue. Les serviteurs tournoient autour de lui comme des papillons. Mais il n’en a cure. Il réfléchit, les paupières presque abaissées sur ses yeux sévères ; quand il les relève, ses yeux très noirs, profonds et songeurs se découvrent dans toute leur beauté sévère, de chaque côté d’un nez long et fin. Il a le front un peu dégarni d’un homme âgé, haut et strié de trois rides parallèles. Une grosse veine bleuâtre dessine presque un V au milieu de sa tempe droite.
160.2 Le bruit des pas des arrivants fait se retourner les serviteurs. Gamaliel en fait autant. Il voit Jésus marcher en tête et a un mouvement de surprise. Il se lève et s’avance jusqu’au bord de la tente, pas plus loin. Mais, de là, il s’incline profondément, les bras croisés sur la poitrine. Jésus répond de la même manière.
« Toi ici, Rabbi ? demande Gamaliel.
– Oui, rabbi, répond Jésus.
– Puis-je me permettre de te demander où tu vas ?
– Il m’est agréable de te répondre : je viens de Nephtali et je vais à Giscala.
– A pied ? Mais la route est longue et difficile à travers ces montagnes. Tu te fatigues trop.
– Crois-moi : si l’on me reçoit, si l’on m’écoute, toute fatigue disparaît.
– Dans ce cas… permets-moi, pour une fois, d’être celui qui fait disparaître ta fatigue. L’agneau est prêt. Nous aurions laissé les restes aux oiseaux car je n’ai pas l’habitude d’emporter les restes. Tu vois, cela ne me dérange pas de vous inviter, tes disciples et toi. Je suis pour toi un ami, Jésus. Je ne te considère pas comme inférieur à moi, mais plus grand.
– Je le crois, et j’accepte. »
Gamaliel s’adresse à un serviteur qui paraît être le chef, lequel transmet les ordres ; on allonge la tente et l’on décharge de nombreux mulets des sièges pour les disciples de Jésus, ainsi que de la vaisselle.
On apporte des coupes pour se purifier les doigts. Jésus procède au rite avec une grande distinction tandis que les Douze, que Gamaliel examine attentivement, le font tant bien que mal, à l’exception de Simon, Judas, Barthélemy et Matthieu, plus rompus aux usages raffinés juifs.
Jésus est placé à côté de Gamaliel, qui occupe à lui seul un côté de la table. En face de Jésus se trouve Simon le Zélote. Après la prière d’offrande, que Gamaliel récite avec une lenteur solennelle, les serviteurs découpent l’agneau, le partagent entre les hôtes et remplissent les coupes de vin ou d’hydromel selon les goûts.
160.3 « C’est le hasard qui nous réunit, Rabbi. Je ne pensais vraiment pas te trouver en route pour Giscala.
– Je suis en route vers le monde entier.
– Oui, tu es le Prophète infatigable. Jean est stable, toi tu es itinérant.
– Il est ainsi plus facile aux âmes de me trouver.
– Je ne dirais pas cela. Avec tous ces déplacements, tu les désorientes.
– Je désoriente mes ennemis. Mais ceux qui veulent me voir, parce qu’ils aiment la Parole de Dieu, me trouvent. Et le Maître, qui les veut tous, va à eux ; ainsi il fait du bien aux bons et déjoue les manœuvres de ceux qui le haïssent.
– C’est pour moi que tu dis cela ? Je ne te hais pas, moi !
– Non, ce n’est pas pour toi. Mais puisque tu es juste et sincère, tu peux reconnaître que je dis vrai.
– Oui, c’est vrai. Mais… vois-tu… c’est que nous autres, les anciens, nous te comprenons mal.
– Oui. Le vieil Israël me comprend mal. Pour son malheur… et par sa volonté.
– Oh non !
– Si, Rabbi. Il ne met pas toute sa volonté à comprendre le Maître. Et qui se borne à faire cela agit mal, même s’il s’agit d’un mal relatif. En revanche, beaucoup appliquent leur volonté à comprendre de travers ma parole et à la déformer pour nuire à Dieu.
– A Dieu ? Il est bien au-dessus de toutes les machinations des hommes.
– Oui, mais toute âme qui s’égare ou qu’on égare – et c’est s’égarer que déformer ma parole et mes œuvres pour soi-même ou pour les autres – nuit à Dieu dans l’âme qui se perd. Or chaque âme qui se perd est une atteinte à Dieu. »
Gamaliel baisse la tête et réfléchit, les yeux clos. Puis il se frotte le front de ses doigts longs et maigres, en un mouvement involontaire de peine. Jésus l’observe. Gamaliel relève la tête, ouvre les yeux, regarde Jésus et dit :
« Tu sais cependant que je ne suis pas de ceux-là.
– Je le sais. Mais tu appartiens aux premiers.
– Ah ! C’est vrai… mais ce n’est pas faute de m’appliquer à te comprendre. C’est que ta parole s’arrête à mon intelligence, mais ne pénètre pas plus avant. Mon intelligence l’admire en tant que parole d’un savant, et l’âme…
– L’âme ne peut la recevoir, Gamaliel, parce qu’elle est encombrée de trop de choses. Or ces choses sont des ruines.
160.4 Il y a peu de temps, alors que je venais, cette fois, de Nephtali, je suis passé par un mont qui s’avance au-delà de la chaîne. J’ai désiré passer par-là pour admirer la beauté des deux lacs de Génésareth et de Mérom vus d’en haut, comme les voient les aigles et les anges du Seigneur, et pour redire : “ Merci, Créateur, de la beauté que tu nous donnes. ” Toute la montagne n’était que fleurs, bourgeonnements, feuillages nouveaux dans les prés, les vergers, les champs et les forêts ; les lauriers embaumaient auprès des oliviers qui préparaient déjà la neige de milliers de fleurs, et même les robustes rouvres semblaient plus attrayants en se revêtant de couronnes de clématites et de chèvrefeuilles. Mais là, en revanche, il n’y a aucune floraison, aucune fertilité. Tout travail humain n’y aboutit à rien, et pas plus celui de la nature. Tous les efforts du vent ou de l’homme échouent à cet endroit, car les ruines cyclopéennes de l’antique Hatzor encombrent tout et, au milieu de ces pierres et de ces rochers, il ne peut pousser qu’orties et ronces ; seuls les serpents y nichent… Gamaliel…
– Je te comprends. Nous sommes nous aussi des ruines… Je comprends la parabole, Jésus. Mais… je ne peux pas… je ne peux pas agir autrement. Les pierres sont enterrées trop profondément.
– Quelqu’un en qui tu crois t’a dit : “ Les pierres frémiront à mes dernières paroles. ” Pourquoi donc attendre les dernières paroles du Messie ? N’éprouveras-tu pas de remords de ne pas avoir voulu me suivre plus tôt ? Les dernières… ! Tristes paroles que celles d’un ami qui meurt et que nous sommes venus écouter trop tard. Or les miennes sont plus importantes que celles d’un ami.
– Tu as raison. Mais je ne peux pas. J’attends ce signe pour croire.
– Quand un terrain est désolé, un coup de foudre ne suffit pas à le défricher. Ce n’est pas le sol qui la reçoit, mais les pierres qui le recouvrent. Travaille au moins à les déplacer, Gamaliel. Sans quoi, si elles restent ainsi enterrées au plus profond de toi, le signe ne suffira pas pour que tu croies. »
Pensif, Gamaliel se tait.
160.5 Le repas prend fin. Jésus se lève et dit :
« Je te rends grâce, mon Dieu, pour ce repas, mais aussi pour avoir pu parler au sage. Et merci à toi, Gamaliel.
– Maître, ne pars pas comme cela. J’ai peur que tu ne sois fâché contre moi.
– Oh non ! Tu dois me croire.
– Alors, ne pars pas. Je vais sur la tombe d’Hillel. Accepterais-tu de m’y accompagner ? Nous aurons vite fait, parce que j’ai des mules et des ânes pour tout le monde. Nous n’aurons qu’à les débarrasser des bâts que les serviteurs porteront. Qui plus est, cela raccourcira la partie la plus difficile de ton chemin.
– C’est même un honneur pour moi que de t’accompagner sur la tombe d’Hillel. Allons-y donc. »
Gamaliel donne des ordres et, pendant que tous s’affairent à démonter la salle à manger provisoire, Jésus et le rabbin montent sur des mules et cheminent côte à côte sur la route escarpée et silencieuse, sur laquelle les sabots ferrés de leurs montures résonnent bruyamment.
Gamaliel se tait. Il se contente de demander une fois ou deux à Jésus si sa selle est confortable. Jésus répond puis garde le silence, perdu dans ses pensées au point de ne pas se rendre compte que Gamaliel retient un peu sa mule pour le laisser passer devant lui d’une encolure afin d’étudier tous ses mouvements. Les yeux du vieux rabbin ressemblent à des yeux de faucon qui guettent leur proie tant ils sont attentifs et fixes. Mais Jésus ne s’aperçoit de rien. Il avance calmement en s’adaptant au pas ondulant de sa monture. Il réfléchit, et néanmoins examine ce qui l’entoure sous tous ses aspects. Il allonge la main pour cueillir une grappe de cytise d’or qui pend, sourit à deux oiseaux qui font leur nid dans un genévrier touffu, arrête sa mule pour écouter une fauvette à tête noire et acquiesce, comme en une bénédiction, au cri angoissé par lequel une tourterelle sauvage encourage son compagnon au travail.
« Tu aimes beaucoup les plantes et les animaux, n’est-ce pas ?
– Oui, beaucoup. C’est mon livre vivant. L’homme a toujours devant lui les fondements de la foi. La Genèse vit dans la nature. Qui sait regarder sait aussi croire. Cette fleur, au parfum si délicat et dont les corolles pendantes sont d’une matière si douce contrastant tellement avec ce genévrier épineux et cet ajonc piquant, a-t-elle pu se faire toute seule ? Et regarde ici : comment ce rouge-gorge aurait-il pu se faire tout seul, avec cette pincée de sang séché sur sa gorge douce ? Quant à ces deux tourterelles, où et comment ont-elles pu se peindre ce collier d’onyx sur le voile de leurs plumes grises ? Et là encore : ces deux papillons, l’un noir aux grands yeux d’or et de rubis, l’autre blanc aux rayures bleues, où ont-ils trouvé les pierres précieuses et les rubans de leurs ailes ? Et ce ruisseau ? C’est de l’eau. D’accord, mais d’où vient-elle ? Quelle est la source première de l’élément eau ? Ah ! Regarder veut dire croire, si l’on sait voir.
– regarder veut dire croire. Nous regardons trop peu la Genèse vivante qui est sous nos yeux.
– Il y a trop de science, Gamaliel, et trop peu d’amour, trop peu d’humilité. »
Gamaliel soupire et hoche la tête.
160.6 « Voilà, je suis arrivé, Jésus. C’est ici qu’Hillel est enseveli. Descendons et laissons là nos montures. Un serviteur les prendra. »
Ils descendent de leurs montures, les attachent à un tronc d’arbre et se dirigent vers un tombeau qui sort de la montagne, près d’une vaste demeure complètement fermée.
« je viens méditer ici, pour me préparer aux fêtes d’Israël, dit Gamaliel en désignant la maison.
– Que la Sagesse te donne toutes ses lumières.
– Et ici (Gamaliel désigne le tombeau) pour me préparer à la mort. C’était un juste.
– Oui, c’était un juste. J’aime à prier auprès de ses cendres. Mais, Gamaliel, Hillel ne doit pas seulement t’enseigner à mourir : il doit t’enseigner à vivre.
– Comment, Maître ?
– “ L’homme est grand quand il s’humilie ” était sa devise préférée…
– Comment le sais-tu si tu ne l’as pas connu ?
– Je l’ai connu… du reste, même si je n’avais pas connu le rabbin Hillel personnellement, j’aurais connu sa pensée, car je n’ignore rien de la pensée des hommes. »
Gamaliel baisse la tête et murmure :
« Dieu seul peut dire cela.
– Dieu et son verbe. Car le Verbe connaît la Pensée et la Pensée connaît le Verbe et l’aime, et elle lui communique ses trésors pour le faire participer à elle-même. L’Amour resserre les liens et en fait une seule Perfection. C’est la Trinité qui s’aime et divinement se forme, s’engendre, procède et se complète. Toute sainte pensée est née dans l’Esprit parfait et en est un reflet dans l’âme du juste. Alors le Verbe peut-il ignorer les pensées des justes, qui sont celles de la Pensée ? »
Ils prient longuement auprès du tombeau fermé. Les disciples puis les serviteurs les rejoignent, les premiers à dos de mule, les autres ployant sous le poids des bagages. Mais ils s’arrêtent en bordure du pré au-delà duquel se trouve le tombeau. La prière s’achève.
« Adieu, Gamaliel. Elève-toi comme Hillel.
– Que veux-tu dire ?
– Elève-toi. Il te précède parce qu’il a su croire avec plus d’humilité que toi. Paix à toi. »