La possibilité d'une nouvelle définition dogmatique au sujet de la Vierge Marie semble être étudiée par le Magistère de l'Église. En effet, le Saint-Siège a demandé officiellement à une commission théologique, issue du congrès mariologique international réuni à Czestochowa en août 1996, d'étudier « la possibilité et l'opportunité de définir un nouveau dogme de foi sur Marie Corédemptrice, Médiatrice et Avocate ». Dans son édition hebdomadaire française du 24 juin 1997, l'Osservatore Romano publiait la réponse de cette commission mariologique. Celle-ci était parvenue à une double conclusion:
Une double conclusion de la Commission mariologique
-1°/ la formulation dogmatique des trois titres proposés ne serait pas dans la ligne doctrinale du Concile Vatican II qui, à la suite du pape Pie XII, n'a voulu définir aucun d'eux car ils sont équivoques, pouvant être compris de manière orthodoxe, mais aussi d'une manière qui ne l'est pas. Le commentaire non signé qui accompagnait cette déclaration dans l'Osservatore Romano, faisait remarquer qu'une définition dogmatique exige que « les termes employés ne soient pas susceptibles d'interprétations ambiguës ».
- 2°/ Même en attribuant à ces titres un contenu en vertu duquel on pourrait accepter leur appartenance au dépôt de la foi, leur définition ne s'avérerait pas évidente d'un point de vue doctrinal, car celle-ci appelle un approfondissement de la place de Marie dans la Rédemption selon des perspectives trinitaire, ecclésiologique et anthropologique renouvelées. Le commentaire de "l'Osservatore Romano" indique qu'on est à propos de ces titres « bien loin de l'unanimité théologique essentielle qui, pour ce qui est des questions doctrinales, reste la condition indispensable d’une définition dogmatique » : ce fut en effet le cas pour le dogme de l'Immaculée Conception de Marie qui ne fut proclamé qu'au terme d'un développement dogmatique laborieux, étalé sur sept siècles.
Le développement de la doctrine mariale de Vatican II apparaît clairement dans la catéchèse sur la Vierge Marie enseignée par le pape Jean Paul II
On pourrait se demander à première vue si cette déclaration de la Commission théologique du dernier congrès mariologique n'assigne pas au développement du dogme marial, la doctrine du Concile Vatican II (Constitution dogmatique Lumen gentium ch. VIII) comme terme ultime... En la lisant avec attention, on remarquera qu'elle appelle, bien au contraire, à un « approfondissement » de celle-ci, mais en rappelant qu'il doit se faire « dans la ligne théologique suivie par Vatican II ». Or ce développement de la doctrine mariale de Vatican II apparaît clairement dans la catéchèse sur la Vierge Marie que le pape Jean Paul II a enseignée aux audiences du Mercredi, entre septembre 1995 et novembre 1997.
Jean-Paul II approfondit l'enseignement conciliaire à la lumière du magistère ordinaire postérieur, celui du pape Paul VI (dans son encyclique Christi Mater de 1966 et ses deux Exhortations apostoliques "Signum Magnum" de 1967 et "Marialis Cultus" de 1974) et le sien propre (encyclique "Redemptoris Mater" de 1987 et lettre apostolique Mulieris Dignitatem de 1988).
Dans le prolongement de la doctrine mariale de Vatican II le magistère ordinaire pontifical s'est avancé très loin dans le sens d'un développement dogmatique en déclarant par la voix de Paul VI que « le rôle maternel » par lequel Marie « coopère à la naissance et à la vie divine dans chacune des âmes des hommes rachetés [...] fait partie intégrante du mystère du salut des hommes : il doit être objet de foi pour tous les chrétiens » (encyclique "Signum magnum", 1 ; nous soulignons).
Le Magistère ordinaire du pape et des évêques est l'expression la plus autorisée d'un développement dogmatique en cours dans l'Église
Comme cela s'est vu confirmé à propos de l'impossibilité pour l'Église d'ordonner des femmes prêtres, quand le pape confirme d'une manière aussi déterminée un objet de foi enseigné de diverses manières par le magistère ordinaire, on doit estimer qu'il engage l'infaillibilité de l'Eglise non sur les termes mêmes mais sur le contenu de la doctrine, indiquant par là de manière sûre le sens dans lequel doit se faire le développement dogmatique [1].
Le Magistère ordinaire du pape et des évêques est l'expression la plus autorisée d'un développement dogmatique en cours dans l'Église. Le développement dogmatique étant homogène, Jean Paul II ébauche cette esquisse en parfaite continuité avec la doctrine mariale du Concile Vatican II, accomplissant ainsi le vœu émis par la commission théologique du dernier congrès marial. A la suite du Concile, le pape Jean Paul II n'utilise jamais le terme de « corédemptrice » ou de «corédemption ».
Le Concile a rappelé le fondement révélé qui lui fait écarter ce titre : « Aucune créature ne peut jamais faire nombre (connmerari) avec le Verbe incarné et rédempteur » (Lumen gentium n° 62). A la lumière de la Révélation, le Concile présente le Christ, en tant qu'il est Dieu fait homme, comme « l'unique source » de la Rédemption et de la Médiation. En effet, « il n'y a pas sous le ciel d'autre Nom donné aux hommes, par lequel il nous faille être sauvés » (Ac 4, 12 ; cf. Is 43, 11). De même, « Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, homme lui-même, qui s'est livré en rançon pour tous » (l Tm 2, 5-6).
Rôle de Vatican II dans le développement dogmatique à propos de la coopération de Marie à la Rédemption
Marie étant elle-même une rachetée, sa « coopération » à la Rédemption selon un « rôle subordonné » (Lumen Gentium n° 62) ne peut pas être définie proprement mais seulement métaphoriquement comme une « corédemption ». Sur ce point central, le Concile Vatican II aura joué, pour le développement dogmatique sur la coopération singulière de Marie à la Rédemption, un rôle purificateur comparable à celui des grands docteurs médiévaux (saint Bernard, saint Bonaventure et saint Thomas d'Aquin) qui avaient refusé le dogme de l'Immaculée Conception de Marie tel que le comprenait alors la piété affective de nombreux chrétiens : comme la plaçant en dehors de la Rédemption universelle du genre humain par le Christ.
En refusant ce qui n'est pas vrai, ils ont obligé le bienheureux Duns Scot à mettre en lumière ce qui est vrai : la grâce qui l'a préservée du péché originel est pour Marie la manière la plus radicale et la plus parfaite d'être sauvée par mode de prévenance par le Rédempteur de tous les hommes.
La lecture de la catéchèse mariale de Jean Paul II permet de comprendre comment les limites placées par le Concile Vatican II, qui à l'époque avaient été ressenties comme minimalistes par certains courants de dévotion mariale, ne constituent pas des barrières bloquant un développement dogmatique ultérieur, mais bien des « garde-fous » qui ont permis à celui-ci de se poursuivre dans le sens d'une explicitation véritable du donné révélé. Dégagé par le Concile des ambiguïtés sémantiques du terme de « corédemption », Jean Paul II a pu expliciter, presque à chaque catéchèse du Mercredi, l'une des facettes de « l'association selon un mode absolument singulier » (Lumen Gentium n°6) de Marie à l'œuvre du Rédempteur.
Marie, "coopératrice singulière" du Rédempteur
On peut dire que la catéchèse de Jean Paul II montre dans cette « coopération singulière » la clé de voûte du rôle de Marie dans l'économie du salut, la finalité même de sa vocation surnaturelle impliquée dans sa maternité divine. L'association de Marie au sacrifice du Christ, qui fait d'elle, comme « nouvelle Eve », la mère des rachetés, apparaît désormais de manière saisissante dans la catéchèse du pape comme l'accomplissement parfait de son fiat (Lc l, 38) à l'Annonciation. Par rapport à son acte suprême dans l'œuvre de la Rédemption, l'Immaculée Conception de Marie constitue la disposition et son Assomption la conséquence les plus adéquates dans l'ordre de la convenance propre à la «connexion des mystères ».
Dans sa catéchèse du mercredi 9 Avril 1997, le pape exprime avec une telle précision doctrinale la « coopération de Marie à l'œuvre du salut » par « son association au sacrifice rédempteur du Christ », qu'on le sent tout proche de ce qui pourrait être une formulation dogmatiquement définissable. Après avoir pris appui sur la Tradition en rappelant que «déjà saint Augustin attribue à la Vierge le qualificatif de «coopératrice», titre qui souligne l'action conjointe et subordonnée de Marie au Christ rédempteur», Jean Paul II assume la doctrine conciliaire en maintenant que « l'enseignement de l'Église souligne clairement la différence entre la Mère et le Fils dans l'œuvre du salut, montrant la subordination de la Vierge, en tant que coopératrice, à l'unique Rédempteur ».
Cela situe d'emblée la coopération de Marie à la Rédemption du côté des hommes rachetés, coopération à propos de laquelle l'apôtre Paul affirme : Nous sommes les collaborateurs de Dieu (l Co 3, 9) et soutient la possibilité pour l'homme de coopérer avec Dieu ". Le pape se fait ainsi l'écho du Concile Vatican II qui déclare que « l'unique médiation du Rédempteur n'exclut pas, mais suscite au contraire une coopération variée de la part des créatures, en dépendance de l'unique source » (Lumen gentium n° 62).
Après avoir situé la coopération de Marie dans le cadre général de la coopération que tous les hommes rachetés peuvent apporter à leur Rédempteur, Jean Paul II exprime ensuite, dans cette même catéchèse « le mode absolument singulier » (Lumen Gentium n° 61), que cette coopération acquiert dans la personne de Marie.
« Appliqué à Marie, [dit le pape], le terme de « coopératrice » prend cependant une signification spécifique. La collaboration des chrétiens au salut se réalise après l'événement du Calvaire, dont ils s'efforcent de répandre les fruits par la prière et le sacrifice. Au contraire le concours de Marie s'est réalisé au cours de l'événement même et à titre de Mère ; il s'étend donc à la totalité de l'œuvre salvifique du Christ. C'est elle seule qui fut associée de cette manière à l'offrande rédemptrice qui a mérité le salut de tous les hommes. En union avec le Christ et soumise à lui, elle a collaboré pour obtenir la grâce du salut à toute l'humanité » (nous soulignons).
Dans ces phrases d'une portée décisive, le magistère ordinaire du pape ne peut pas ne pas être engagé dans un enseignement proprement doctrinal sur un mystère aussi central que celui de la Rédemption. En s'appuyant sur des emprunts à d'autres passages de la catéchèse pontificale, qui rattachent selon la « connexion des mystères » cette vérité aux dogmes déjà définis de l'Immaculée Conception et de l'Assomption de Marie, le théologien voit se dégager une conclusion théologique très riche que l'on peut tenter d'articuler autour des trois points suivants :
Le développement dogmatique en cours
Ce développement articule ensemble les trois dimensions essentielles du rôle de Marie dans le dessein du salut :
Dans cette admirable catéchèse de Jean Paul II, chacune des facettes de la mission surnaturelle de Marie s'éclaire et s'explicite par sa connexion avec les deux autres.
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[1] Cf. CONCILE VATICAN 1, Constitution dogmatique Dei Filius ch. 4, DS 3011, 3020; cf. notre article «Le rôle méconnu du Magistère ordinaire» in Nova et Vetera, 1997, n°3, p. 27-40.