316.1 C’est par la même route – la seule, d’ailleurs, de ce village qui ressemble à un nid d’aigle au sommet d’un pic solitaire –, qu’ils repartent le lendemain, poursuivis par un temps pluvieux et froid qui gêne la marche.
Même Jean d’En-Dor doit descendre du char, car le chemin effectué en descente est encore plus dangereux qu’à la montée, et si l’âne par lui-même ne risquerait rien, le poids du char que la pente de la route pousse en avant fait que la pauvre bête se trouve très mal. Il en va de même pour ses conducteurs qui doivent, aujourd’hui, non plus transpirer pour pousser, mais plutôt pour retenir le véhicule qui pourrait s’emballer en provoquant des malheurs ou, au moins, la perte du chargement. La route est ainsi horrible jusqu’à un tiers environ de sa longueur, le dernier vers la vallée, puis elle bifurque et une de ses branches se dirige vers l’ouest et devient plane et plus praticable.
Ils s’arrêtent pour se reposer et essuyer leur transpiration, et Pierre récompense le bourricot, qui halète en frémissant et qui secoue ses oreilles en s’ébrouant, certainement absorbé dans une méditation profonde sur la pénible condition des ânes et sur les caprices des hommes qui choisissent certaines routes. Du moins, c’est à ces considérations que Simon-Pierre attribue l’expression pensive de la bête ; pour améliorer son humeur, il lui passe au cou un sac rempli de féveroles et pendant que le baudet broie son dur repas avec un plaisir plein d’avidité, les hommes eux aussi mangent du pain et du fromage et boivent le lait dont ils ont rempli les cruches.
Le repas est fini, mais Pierre veut abreuver son Antoine – qui, dit-il, “ mérite plus d’honneurs que César ” –, et avec un seau qu’il a sur le char il va chercher de l’eau à un torrent qui coule vers la mer.
316.2 « Maintenant, nous pouvons marcher… Et nous irons même au trot, car je pense qu’au-delà de ces coteaux, il n’y a plus que de la plaine… Mais nous, nous ne pouvons pas trotter. Nous marcherons pourtant vite. Allons, Jean et toi, femme, montez et partons.
– Je monte moi aussi, Simon, et c’est moi qui conduis. Vous tous, suivez-nous, dit Jésus après que les deux disciples sont montés.
– Pourquoi ? Tu te sens mal ? Tu es tellement pâle !
– Non, Simon. Je veux leur parler en particulier. »
Et il désigne les deux disciples qui, eux aussi, sont devenus tout pâles, devinant que le moment de l’adieu est venu.
« Ah ! Très bien. Monte donc et nous te suivrons. »
Jésus s’assied sur la table qui sert de banc au conducteur et dit :
« Viens ici à côté de moi, Jean. Et toi, Syntica, viens tout près… »
Jean s’assied à la gauche du Seigneur et Syntica à ses pieds, presque sur le bord du char, le dos tourné à la route et le visage levé vers Jésus. Dans cette position, assise sur les talons, tendue comme si elle était chargée d’un poids qui l’épuise, les mains abandonnées sur les genoux et jointes à cause du tremblement qui les agite, le visage fatigué, ses yeux très beaux d’un noir violet comme embués par toutes les larmes qu’elle a versées, sous l’ombre de son manteau et de son voile qui descendent très bas, elle a l’air d’une Pietà désolée. Et Jean !… Je crois que s’il avait son gibet au bout de la route, il serait moins bouleversé.
L’âne se met au pas ; il est si obéissant et avisé qu’il n’oblige pas Jésus à une stricte surveillance. Jésus en profite pour lâcher les rênes, prendre la main de Jean d’En-Dor et poser l’autre sur la tête de Syntica.
316.3 « Mes enfants, je vous remercie de tout le bonheur que vous m’avez donné. Cette année a été pour moi parsemée de fleurs de joie parce que j’ai pu cueillir vos âmes et les garder en ma présence pour me cacher les laideurs du monde, pour parfumer l’air corrompu par le péché du monde, pour verser en moi la douceur, pour me confirmer dans l’espoir que ma mission n’est pas inutile. Marziam, toi, mon Jean, Hermastée, toi, Syntica, et Marie, sœur de Lazare, ou encore Alexandre Misace et d’autres encore… Ces fleurs triomphales du Sauveur que seuls les cœurs droits savent apprécier pour ce qu’ils sont… Pourquoi hoches-tu la tête, Jean ?
– Parce que tu es bien bon de me compter au nombre des cœurs droits, mais mon péché est toujours présent à ma pensée…
– Ton péché est le fruit d’une chair excitée par deux misérables. La rectitude de ton cœur fait le fond de ton moi honnête, qui désire des choses honnêtes, malheureux parce qu’elles t’ont été enlevées par la mort ou par la méchanceté, mais non moins vif pour autant sous l’épaisseur d’une si grande douleur. Il a suffi que la voix du Sauveur s’infiltre dans les profondeurs où languissait ton moi pour que tu te relèves d’un bond, secouant tout poids, pour venir à moi. N’est-ce pas vrai ? Tu es donc un cœur droit. Beaucoup plus droit que d’autres qui n’ont pas ton péché, mais en ont de bien plus graves parce que réfléchis et obstinément conservés vivants…
Vous les fleurs de mon triomphe de Sauveur, soyez donc bénis. Dans ce monde fermé et hostile qui abreuve le Sauveur d’amertume et de dégoût, vous avez représenté l’amour. Merci ! Dans les heures les plus pénibles que j’ai connues cette année, je vous ai gardés présents à l’esprit pour y trouver consolation et soutien. Dans celles encore plus pénibles que je traverserai, je vous garderai encore plus présents à l’esprit. Jusqu’à la mort. Et vous serez avec moi pour l’éternité. Je vous le promets.
316.4 Je vous confie mes intérêts les plus chers, c’est-à-dire la préparation de mon Eglise en Asie Mineure, là où je ne puis aller moi-même parce que c’est ici, en Palestine, que se trouve le terrain de ma mission, et parce que la mentalité rétrograde des grands d’Israël emploierait tous les moyens pour me nuire si j’allais ailleurs. C’est ainsi que j’agirais si j’avais d’autres Jean et d’autres Syntica pour d’autres pays. De cette façon, mes apôtres trouveraient le terrain labouré pour y répandre la semence à l’heure qui viendra !
Soyez doux et patients, et en même temps forts, pour pénétrer et supporter. Vous trouverez des esprits obtus et railleurs. Ne vous en désolez pas. Pensez ceci : “ Nous mangeons le même pain et buvons à la même coupe que notre Jésus. ” Vous n’êtes pas plus grands que votre Maître et vous ne pouvez prétendre connaître un meilleur sort. Voici le meilleur sort : partager ce qu’a le Maître.
Je ne vous donne qu’un ordre : celui de ne pas vous avilir, de ne pas vouloir vous donner une réponse à cet éloignement qui n’est pas un exil, ainsi que Jean veut le penser, mais une approche du seuil de la Patrie avant tous les autres, comme des serviteurs mieux formés que nul autre. Le Ciel s’est abaissé sur vous comme un voile maternel et le Roi des Cieux vous accueille déjà sur son sein, il vous protège de ses ailes de lumière et d’amour tels les premiers-nés de la nichée sans bornes des serviteurs de Dieu, du Verbe de Dieu qui, au nom du Père et de l’éternel Esprit, vous bénit pour cette heure et pour toujours.
Et priez pour moi, le Fils de l’homme, qui vais à la rencontre de toutes ses tortures de Rédempteur. Ah ! En vérité mon humanité va être écrasée par les plus amères expériences ! Priez pour moi. J’aurai besoin de vos prières[28]… Elles seront des caresses… Elles seront des aveux d’amour… Elles seront une aide pour ne pas en venir à dire : “ L’humanité n’est faite que de satans ”…
316.5 Adieu, Jean ! Donnons-nous le baiser d’adieu… Ne pleure pas ainsi… Je t’aurais gardé au prix de vouloir m’arracher des lambeaux de chair, si je n’avais pas vu tout le bien que produira de cette séparation, pour toi comme pour moi. Un bien éternel…
Adieu, Syntica. Oui, baise aussi mes mains, mais pense que si la différence de sexe m’interdit[29] de t’embrasser comme une sœur, je donne à ton âme un baiser fraternel…
Et attendez-moi spirituellement. Je viendrai. Vous me trouverez auprès de vos fatigues et de vos âmes. Oui, car si l’amour pour l’homme a enfermé ma nature divine dans une chair mortelle, il n’a cependant pas pu imposer des limites à ma liberté. Et je suis libre d’aller comme Dieu auprès de ceux qui méritent d’avoir Dieu avec eux.
Adieu, mes enfants. Le Seigneur est avec vous… »
Jésus s’arrache à l’étreinte convulsive de Jean d’En-Dor qui se serre à ses épaules, de Syntica qui s’est agrippée à ses genoux, et il saute vivement du char. Il fait un signe d’adieu à ses apôtres et s’éloigne en courant par le chemin déjà parcouru, rapide comme un cerf que l’on poursuit…
316.6 L’âne s’est arrêté en sentant tomber tout à fait les rênes qui étaient avant sur les genoux de Jésus. Et les huit apôtres s’arrêtent, stupéfaits, regardant le Maître s’éloigner toujours plus.
« Il pleurait…, soupire Jean.
– Et il était pâle comme un mort…, murmure Jacques, fils d’Alphée.
– Il n’a pas même pris son sac… Le voilà sur le char…, constate l’autre Jacques.
– Et comment va-t-il faire maintenant ? » se demande Matthieu.
Jude déploie toutes les ressources de sa voix puissante pour crier : « Jésus ! Jésus ! Jésus !… » L’écho des collines répond au loin: « Jésus ! Jésus ! Jésus !… » Mais un détour du chemin engloutit le Maître dans la verdure de ses arbres, sans même qu’il se retourne pour regarder qui l’appelle…
« Il est parti… Il ne nous reste qu’à partir, nous aussi… » dit Pierre d’un air désolé en montant sur le char et en prenant les rênes pour faire avancer la bourrique.
Et le char s’éloigne en grinçant, au rythme bruyant des sabots ferrés et au son des pleurs désespérés des deux disciples qui, abandonnés au fond du char, gémissent :
« Nous ne le verrons plus, plus jamais, plus jamais… »
[28] J’aurai besoin de votre prière : Maria Valtorta note sur une copie dactylographiée : Il ne s’agit pas du même genre de besoin qu’a un homme pour répondre à des nécessités de toutes sortes. Le besoin de Jésus est de sentir spirituellement le réconfort de l’amour de ses disciples, exprimé par la prière adressée “ à lui ” ou “ pour lui ”.Et elle ajoute : Pour éviter des interprétations erronées : prier est se souvenir d’un être, qu’il s’agisse de Dieu ou du prochain. Se souvenir de quelqu’un veut dire aimer cette personne. Jésus avait un désir d’amour et de réconfort face à toute la haine qui l’entourait. Aujourd’hui encore, il désire que les hommes se rappellent de prier, afin que le monde l’aime pour obtenir le salut.Ces deux notes de Maria Valtorta valent aussi pour d’autres passages de l’Œuvre dans lesquels Jésus demande pour lui amour, prière, aide (par exemple en 121.2, 162.8, 176.1, 339.2, 339.4, 355.4, 356.6, 395.3, 415.5, 455.4, 478.11, 517.2/3, 520.11, 528.2, 587.7, 599.4, 600.40, 602.9.10.13.16, 608.9). Ces mots de Jésus en 478.11 sont bien significatifs : “ Le Fils de l’homme a un cœur… et ce cœur a besoin d’amour…”
[29] m’interdit, non parce que ce serait illicite en soi, mais parce que ce n’était pas convenable pour l’utilité d’autrui, selon l’idée exprimée par saint Paul en 1 Co 6, 12 ; 10, 23-24. Néanmoins, certains contacts avec les femmes (un autre exemple se trouve en 519.7 : empêchez qu’on ne l’embrasse, parce que ce sont des femmes) pouvaient aussi être considérés comme interdits en s’appuyant sur les commentaires rabbiniques de l’Ecriture sainte, qui favorisaient peut-être un mépris insensé, comme celui qu’exprime un scribe en 525.8. Jésus relève la femme de son état d’infériorité, par exemple en 511.3 et en 525.8.