433.1 Quand on arrive de Séphoris, on entre à Nazareth par le côté nord-ouest, le plus élevé et le plus pierreux. L’amphithéâtre sur lequel Nazareth est bâtie en terrasses apparaît dans toute son étendue lorsqu’on atteint la crête de la dernière colline par cette route, qui descend assez rapidement par des ravins vers la petite ville. Si j’ai bon souvenir — car il s’est passé du temps, et beaucoup de sites montagneux se ressemblent —, Jésus se trouve à l’endroit précis[1] où ses concitoyens essayèrent de le lapider et où il les arrêta par son pouvoir pour passer au milieu d’eux.
Jésus fait halte pour regarder sa chère ville qui lui est hostile, et un sourire de joie éclaire son visage. Quelle bénédiction, que les Nazaréens ignorent et ne méritent pas, est donc ce sourire divin qui est sûrement source de grâces pour la terre qui l’a accueilli enfant et l’a vu grandir, où sa Mère est née et où elle est devenue Epouse et Mère de Dieu !
Ses deux cousins eux aussi regardent leur ville avec une joie manifeste. Alors que celle de Jude est tempérée par un air sérieux, austère, retenu, celle de Jacques est plus ouverte et plus douce, plus semblable à la joie de Jésus.
Bien que ce ne soit pas sa ville, Thomas en a le visage tout illuminé et il dit, en montrant la petite maison de Marie, du four de laquelle la fumée monte en spirales :
« La Mère est à la maison et elle cuit le pain… »
Son élan d’amour est si grand, qu’il semble parler de sa propre mère avec toute l’affection d’un fils.
Simon le Zélote, plus calme en raison de son âge et de son éducation, sourit :
« Oui. Et sa paix arrive déjà à nos cœurs.
– Dépêchons-nous » dit Jacques. « Et suivons ce sentier pour arriver presque sans être vus des Nazaréens. Ils nous retiendraient…
– Mais vous vous éloignez de votre maison. Votre mère aussi voudra vous voir.
– Oh ! Tu peux être certain, Simon, que notre mère est chez Marie. Elle y est presque toujours, d’une part parce qu’elles font le pain, d’autre part à cause de la fillette malade.
– Oui, prenons ce chemin. Nous passerons derrière le jardin d’Alphée pour arriver à la haie de notre jardin » dit Jésus.
Ils descendent rapidement par le sentier, très abrupt au début, mais qui devient plus plat à mesure qu’on approche de la ville. Ils traversent des oliveraies, puis de petits champs nus, et longent les premiers jardins de la ville. Tous sont entourés de hautes haies feuillues sur lesquelles se penchent les frondaisons des arbres chargés de fruits, ou de murets en pierres sèches couverts à l’extérieur des branches des jardins. Aussi leur passage est-il inaperçu des ménagères qui vont et viennent dans les jardins, font la lessive ou encore l’étendent sur les petits prés à côté des maisons…
433.2 La haie qui borde d’un côté le jardin de Marie est en hiver tout un entrelacement d’épines, mais en été un vrai fouillis de feuilles après la floraison de l’aubépine au printemps, ou l’apparition des baies rouges à l’automne. En ce moment, elle est embellie par un jasmin vigoureux et par l’ondulation des calices de fleurs, dont je ne connais pas le nom mais qui, de l’intérieur du jardin, étendent leurs rameaux sur la haie pour la rendre plus fournie et plus belle. Une fauvette chante dans les buissons, et de l’intérieur arrive un roucoulement de colombes.
« La grille aussi est réparée et toute couverte de branches en fleurs », dit Jacques qui est accouru en avant pour regarder la grille rustique à l’arrière du jardin, restée des années sans servir, celle qui a permis[2] de faire entrer et sortir la charrette de Pierre pour Jean et Syntica.
« Nous allons passer par le sentier et frapper à la porte. Ma Mère serait peinée de voir détruit cet abri, lui répond Jésus.
– Son jardin[3] clos ! s’écrie Jude.
– Oui. Et elle en est la rose, lance Thomas.
– Le lys parmi les épines, complète Jacques.
– La fontaine scellée, ajoute Simon le Zélote.
– Mieux : la source d’eau vive qui, en jaillissant impétueusement du beau mont, donne l’Eau de Vie à la Terre et s’élance avec sa beauté parfumée vers le Ciel, dit Jésus.
– D’ici peu, elle va être heureuse de te voir, s’exclame Jacques.
433.3 – Mon Frère, dis-moi quelque chose que je désire savoir depuis longtemps. Comment vois-tu Marie ? Comme ta Mère ou comme une sujette ? C’est ta Mère, bien sûr, mais c’est une femme et tu es Dieu… dit Jude.
– Comme une sœur et une épouse, comme le délice et le repos de Dieu, le réconfort de l’Homme. C’est tout que je vois et possède en Marie, comme Dieu et comme Homme. Celle qui faisait les délices de la deuxième Personne de la Trinité au Ciel, les délices du Verbe comme du Père et de l’Esprit, fait aujourd’hui les délices du Dieu incarné et fera, plus tard, celles de l’Homme-Dieu glorifié.
– Quel mystère ! Dieu s’est donc privé deux fois de ses complaisances, en toi et en Marie… et il vous a donnés à la Terre… médite Simon le Zélote.
– Quel amour, devrais-tu dire. C’est l’amour qui a poussé la Trinité à donner Marie et Jésus à la Terre, souligne Jacques.
– Et, non pas pour toi qui es Dieu, mais pour sa Rose, il n’a pas craint de la confier aux hommes, qui sont tous indignes de la protéger ? demande Thomas.
– Thomas, c’est le Cantique qui te répond : “ Le Pacifique avait une vigne, et il la confia à des vignerons ; ceux-ci étaient des profanateurs poussés par le Profanateur, et ils auraient donné de fortes sommes pour la posséder, ils auraient mis en œuvre toutes les séductions possibles, mais la belle Vigne du Seigneur se garda toute seule et ne voulut donner son fruit qu’au Seigneur, ne s’ouvrir qu’à lui pour engendrer le Trésor sans prix : le Sauveur. ” »
433.4 Les voilà parvenus au seuil de la maison. Tandis que Jésus frappe à la porte fermée, Jude remarque :
« Ce serait l’occasion de dire : “ Ouvre-moi, ma sœur, mon épouse, mon aimée, ma colombe, mon immaculée… ” »
Mais quand la porte s’entrouvre et qu’apparaît le doux visage de la Vierge, Jésus ne dit que le plus tendre des mots, en ouvrant les bras pour la recevoir :
« Maman !
– Oh ! Mon Fils ! Béni sois-tu ! Entre, et que la paix et l’amour soient avec toi !
– Et aussi avec ma Mère, avec la maison, et ceux qui s’y trouvent, dit Jésus en entrant, suivi des autres.
– Votre mère est à côté, tandis que les deux disciples s’emploient à faire le pain et la lessive… » explique Marie, après avoir échangé des salutations avec les apôtres et ses neveux.
Ceux-ci, par discrétion, se retirent pour laisser la Mère seule avec son Fils.
« Me voilà tout à toi, Mère. Nous allons rester quelque temps ensemble… Comme il est doux de revenir et de retrouver… la maison et toi surtout, Mère, après tant de voyages parmi les hommes…
– Qui te connaissent de plus en plus et, pour cette raison, se divisent en deux branches : ceux qui t’aiment… et ceux qui te haïssent… Et la plus grosse des deux, c’est cette dernière…
– Le Mal sent qu’il va être vaincu, il est furieux… et il rend furieux… 433.5 Comment va la fillette ?
– Légèrement mieux… Mais elle a bien failli mourir… Pourtant ses paroles, maintenant qu’elle ne divague plus, correspondent, bien qu’en plus réservé, à celles qui lui venaient dans son délire. Ce serait mentir de prétendre que nous l’avons délivrée de ses mauvais souvenirs… La malheureuse !…
– Oui. Mais la Providence a veillé sur elle.
– Et maintenant ?
– Je ne sais pas. Auréa ne m’appartient pas comme créature. Son âme est à moi, mais son corps appartient à Valéria. Pour le moment, elle va rester ici, afin d’oublier…
– Myrta voudrait bien l’avoir.
– Je le sais… Mais je n’ai pas le droit d’agir sans la permission de la Romaine. Je ne sais même pas si elles l’ont acquise contre de l’argent ou si elles ont seulement employé l’arme des promesses… Quand la Romaine la réclamera…
– J’irai moi-même la voir à ta place, mon Fils. Il n’est pas bon que tu y ailles… Laisse faire ta Maman. Nous autres, femmes… ces êtres insignifiants pour Israël, on ne nous observe pas autant si nous allons parler à des païens. Et ta Maman est si inconnue du monde ! Personne ne remarquera la femme du peuple hébraïque qui, enveloppée dans son manteau, parcourt les rues de Tibériade et frappe à la maison d’une dame romaine…
– Tu pourrais aller chez Jeanne… et là, parler à la dame…
– C’est ce que je vais faire, mon Fils. Que ton cœur soit soulagé, mon Jésus !… Tu es tellement affligé… Je le comprends… et je voudrais tant faire pour toi…
– Tu fais beaucoup, Maman. Merci pour ton soutien…
– Oh ! je suis une aide bien pauvre, mon Fils ! Car je ne réussis pas à te faire aimer, à te donner… de la joie… tant qu’il t’est accordé d’en avoir un peu… Que suis-je donc alors ? Une bien pauvre disciple…
– Maman, Maman ! Ne parle pas ainsi ! Ma force me vient de tes prières. Mon esprit trouve le repos en pensant à toi, et maintenant, de rester ainsi, la tête contre ton cœur béni, réconforte mon cœur… Maman !… »
Jésus a attiré près de lui sa Mère, debout à ses côtés. Il est assis sur un coffre contre le mur, et appuie son front contre la poitrine de Marie, qui caresse doucement ses cheveux… C’est une attitude pleine d’amour.
433.6 Puis Jésus relève la tête et se met debout.
« Allons trouver les autres et la fillette » dit-il en sortant avec sa Mère dans le jardin.
Les trois femmes disciples, sur le seuil de la pièce où se trouve la petite malade, parlent sans arrêt avec les apôtres, mais elles se taisent à la vue de Jésus et s’agenouillent.
« Paix à toi, Marie, femme d’Alphée, ainsi qu’à vous, Myrta et Noémie. Est-ce que l’enfant dort ?
– Oui. La fièvre persiste, l’étourdit et l’anéantit. Si cela continue, elle va mourir. Son tendre corps ne résiste pas à la maladie, et son esprit est troublé par les souvenirs, dit Marie, femme d’Alphée.
– Oui… et elle ne réagit pas, car elle dit vouloir mourir pour ne plus voir les Romains… confirme Myrta.
– C’est une vraie douleur pour nous qui l’aimons déjà ! ajoute Noémie.
– Ne craignez rien ! » dit Jésus en allant jusqu’au seuil de la chambre et en levant le rideau…
Sur le lit contre le mur, en face de la porte, apparaît le petit visage amaigri d’Auréa, rouge feu aux pommettes, blanc comme la neige ailleurs, enseveli dans la masse des longs cheveux dorés. Elle dort fiévreusement, en marmonnant entre ses dents des paroles incompréhensibles. De sa main abandonnée sur les couvertures, elle fait de temps à autre un geste comme pour repousser quelque chose.
Jésus n’entre pas. Il jette sur elle un regard de pitié. Puis il l’appelle à haute voix :
« Auréa ! Viens ! Ton Sauveur est là. »
L’interpellée s’assied immédiatement sur son petit lit, le voit, et en poussant un cri elle descend et court vers Jésus, dans sa tunique longue et floue, pieds nus, puis elle se jette à ses pieds :
« Seigneur ! Oui, maintenant tu m’as vraiment délivrée !
– Elle est guérie. Vous voyez ? Elle ne pouvait mourir, car elle devait auparavant connaître la Vérité. »
Puis il s’adresse à l’adolescente qui lui baise les pieds :
« Lève-toi et vis en paix. »
Et il lui pose la main sur la tête, qui n’est plus fiévreuse.
Dans son long vêtement de lin — peut-être appartient-il à la Vierge —, si long qu’il lui fait une traîne, ses cheveux dénoués retombant comme un manteau sur sa mince silhouette, avec ses yeux gris-bleu encore brillants de la fièvre qui vient de la quitter, et de la joie qui maintenant se manifeste, Auréa ressemble à un ange.
« Adieu ! Nous nous retirons dans l’atelier pendant que vous vous occupez de la fillette et de la maison… » dit le Maître.
Puis, suivi des quatre autres, il entre dans l’ancien atelier de Joseph pour s’asseoir avec ses apôtres sur les établis qui ne servent plus…
[1] l’endroit précis est celui du passage 106.4. A la fin du paragraphe, Maria Valtorta ajoute sur le manuscrit original : (Luc, chap. IV).
[2] celle qui a permis, en 313.6.
[3] Son jardin clos et les autres images appliquées dans ce chapitre à Marie sont tirées du Cantique des Cantiques : Ct 2, 2 ; 4, 9-12.15 ; 5, 1-2 ; 8, 11-12.