479.1 « Tu es exténué, Jean. Et pourtant il faudrait arriver à Engannim avant le coucher du soleil de demain.
– Nous y serons, Seigneur » dit Jean.
Il sourit, bien qu’il soit tout pâle de fatigue, lui qui a marché plus que tous. Et il essaie d’avancer d’un pas plus leste pour convaincre le Maître qu’il n’est pas épuisé. Mais bien vite il reprend la démarche de quelqu’un qui n’en peut plus, le dos courbé, la tête penchée en avant, comme si un joug l’accablait, les pieds qui traînent et butent à chaque instant.
« Donne-moi au moins les sacs. Le mien est lourd.
– Non, Maître. Tu n’es pas moins fourbu que moi.
– Tu l’es davantage, car tu es venu de Nazareth dans le bois de Mathatias, puis tu es retourné là-bas.
– Mais j’ai dormi dans un lit, pas toi. Tu as veillé dans le bois et tu es parti de bonne heure.
– Toi aussi. Joseph l’a dit : vous vous êtes mis en route sous les étoiles.
– Bah ! Les étoiles durent jusqu’à l’aube !… » dit Jean en souriant.
479.2 Puis il ajoute, redevenant sérieux :
« Et ce n’est pas le manque de sommeil qui fait souffrir…
– Quoi d’autre, Jean ? Qu’est-ce qui t’a peiné ? Peut-être que mes frères…
– Oh ! non, Seigneur ! Même eux… Mais ce que je sens comme un poids… non, ce n’est pas cela : ce qui me vieillit, c’est d’avoir vu pleurer ta Mère… Elle ne m’en a pas donné la raison, et je ne lui ai posé aucune question, malgré mon désir. Mais je l’ai tant regardée qu’elle m’a dit : “ Je te le confierai à la maison, pas maintenant, parce que je pleurerais plus fort. ” Et là, elle m’a parlé avec tant de douceur et de tristesse que j’ai pleuré moi aussi.
– Que t’a-t-elle dit ?
– Elle m’a recommandé de t’aimer beaucoup, de ne jamais te faire la moindre peine, car j’en éprouverais ensuite beaucoup de remords. Elle m’a dit :
“ Faisons tout notre devoir dans les mois qui nous restent, et même davantage. ”
Car s’en tenir à notre devoir est trop peu, pour toi qui es Dieu. Et elle a ajouté — et cela m’a fait très mal, je n’aurais pu le croire si un autre l’avait dit —, elle a ajouté :
“ Et c’est trop peu aussi de faire seulement son devoir envers quelqu’un qui s’en va, que nous ne pourrons plus servir ensuite… Pour pouvoir nous résigner quand il ne sera plus parmi nous, il faudra avoir fait plus que notre devoir, il faudra avoir tout donné, tout notre amour, nos soins, notre obéissance, vraiment tout. Alors, malgré le déchirement de la séparation, nous pourrons nous dire : ‘ Je peux reconnaître que, tant que la volonté de Dieu était que je le possède, je n’ai pas cessé un instant de l’aimer et de le servir. ’ ”
J’ai demandé :
“ Mais le Maître s’en va-t-il ? Il a encore tant à faire ! Il n’est pas encore temps… ”
Elle m’a répondu en secouant la tête, tandis que deux grosses larmes coulaient de ses yeux :
“ La vraie Manne, le Pain vivant, retournera au Père quand l’homme se félicitera de goûter de nouveau la saveur du grain nouveau… Et nous serons seuls, alors, Jean. ”
Moi, pour la réconforter, j’ai repris :
“ Ce sera une grande douleur, mais s’il retourne au Père, nous devons nous en réjouir. Personne ne pourra plus lui faire aucun mal. ”
Elle a gémi : “ Ah ! mais avant… ! ”
Et j’ai cru comprendre… 479.3 Mais en sera-t-il vraiment ainsi, Seigneur ? Vraiment, vraiment ? Tu vois, ce n’est pas que nous ne croyions pas à tes paroles, mais c’est que nous t’aimons et… Je ne te dirai pas comme Simon[85] l’a fait, un jour : cela ne peut t’arriver. Je crois, nous croyons tous… mais nous t’aimons et… O mon Seigneur ! Les péchés de l’amour sont-ils vraiment des péchés ?
– L’amour ne pèche jamais, Jean.
– Alors, nous qui t’aimons, nous sommes prêts à combattre et à tuer pour te défendre. Les Galiléens ne sont pas aimés des autres, justement parce qu’ils nous disent querelleurs. Eh bien, nous justifierons notre réputation en te défendant ! Nous sommes sur les lieux[86] où, au temps de Déborah, Baraq détruisit l’armée de Sisera avec ses dix mille hommes. Or ces dix mille étaient de Nephtali et de Zabulon, et nous venons d’eux. Le nom a beau être différent aujourd’hui, le cœur est le même.
– Ils étaient dix mille… Mais maintenant, même si vous étiez dix fois dix mille, que pourriez-vous ?
– Quoi ? Tu crains les cohortes ? Elles ne sont pas si nombreuses, et d’ailleurs… Eux ne te détestent pas. Tu ne leur causes pas d’ennuis. Tu ne penses pas à la royauté, à la royauté qui arrache une proie aux aigles romaines. Ils n’interviendront pas entre nous et tes ennemis, et ceux-ci seront bientôt vaincus.
– Seriez-vous mille, dix mille, cent mille, que serait-ce contre la volonté du Père ? Il me faut l’accomplir… »
Jean, accablé, se tait. C’est étrange, cet entêtement, cette impuissance mentale, même chez les meilleurs disciples de Jésus, à comprendre sa plus grande mission ! Ils l’acceptent comme Maître, comme Messie, ils croient à son pouvoir de sauver et de racheter. Mais quand ils se trouvent en face de la manière dont il le fera, leur intelligence se ferme. On dirait même que, pour eux, les prophéties perdent leur valeur. Et c’est tout dire pour des juifs qui, d’une certaine façon, respirent, marchent, se nourrissent et vivent à l’aide des prophéties ! A leurs yeux, tout serait vrai dans les Livres sacrés, excepté ceci : que le Messie doit souffrir et mourir, être vaincu par les hommes. Cela, ils ne peuvent l’accepter. Ils me semblent être des aveugles et des sourds auxquels Jésus se fatigue à montrer des tableaux de sa future Passion afin qu’ils puissent y lire ce qu’elle sera. Mais ils ferment les yeux et, par conséquent, ils ne voient ni ne comprennent.
479.4 La soirée, un peu sombre, s’avance alors qu’ils arrivent en vue de Jezréel.
Jésus console Jean, qui a cessé de parler et qui marche comme un somnambule, tant il est fatigué :
« Nous y serons bientôt. Tu vas y entrer pour chercher un abri pour toi.
– Et pour toi aussi.
– Non, Jean, je vais rester près de la route qui vient de la plaine. Je pense qu’ils vont arriver de nuit, et je veux les réconforter et les renvoyer avant l’aube.
– Tu es exténué… en plus, il va peut-être pleuvoir comme la nuit dernière. Viens, au moins jusqu’au milieu de la veille du chant du coq.
– Non, Jean.
– Dans ce cas, je reste avec toi. Nous sommes près des terres des pharisiens et… et puis je l’ai promis à ta Mère et à moi-même. Je ne veux pas avoir à me faire des reproches, moi… »
Des tours, qui servent à je ne sais quoi, se trouvent aux quatre coins de Jezréel. Elles doivent être déjà vieilles au moment où je les vois. On croirait quatre géants renfrognés que l’on a placés là pour servir de geôliers à la petite ville, située sur une hauteur qui domine la plaine. Celle-ci est en train de disparaître dans l’ombre précoce d’une soirée nuageuse.
« Grimpons sur cette pente près de la tour. Nous verrons toute la route sans être vus. Il y a de l’herbe pour s’étendre, et le perron devant la porte nous accueillera, s’il pleut » dit Jésus.
Ils montent, et s’asseyent sur un muret très bas, à moitié en ruines, à une dizaine de mètres de la tour. On dirait un rempart construit autrefois autour de cette grosse tour. Mais il est presque entièrement éboulé, et une herbe épaisse en recouvre les décombres, avec de grandes chutes de liserons sauvages et une quantité d’autres plantes aux larges feuilles poilues, dont je ne connais pas le nom, mais qui sont particulières aux ruines.
Aux dernières lueurs du jour, ils grignotent un peu de pain. Ils n’ont rien d’autre. Bien qu’il soit mort de fatigue, Jean jette un coup d’œil vers les branches d’un figuier qui a poussé parmi les pierres, tout tordu et échevelé, et il découvre parmi les feuilles qui commencent à jaunir quelques pauvres figues épargnées par les oiseaux et les enfants. Ils les mangent, complétant ainsi leur dîner ; ils ont de l’eau dans leurs gourdes. Le repas est vite fini.
479.5 « La tour serait-elle habitée ? demande Jean, somnolent.
– Je ne le pense pas. Il n’en sort ni lumière ni voix. Tu voulais demander un abri ? Tu n’en peux plus…
– Oh ! non. Je parlais pour parler… Mais on est bien ici…
– Allonge-toi au moins, Jean. L’herbe est épaisse et, là, il ne doit pas avoir encore plu. Le sol est sec.
– …Non… Non… Seigneur. Je n’ai pas sommeil… Parlons. Dis-moi quelque chose… Une parabole… Je m’assieds ici à tes pieds. Il me suffit de poser ma tête sur tes genoux… »
Et il s’assied, en appuyant sa tête sur les genoux de Jésus, le visage tourné vers le ciel. Il fait des efforts héroïques pour ne pas dormir. Il essaie de parler pour vaincre le sommeil… Il cherche à s’intéresser à ce qu’il voit… des étoiles dans le ciel, des lumières sur la route. Les premières sont toujours plus nombreuses, car le vent a chassé les nuages, mais les secondes toujours plus rares, car la nuit a arrêté la marche des pèlerins. Seul un obstiné continue à faire route sur son char pourvu d’une lanterne qui se dandine, attachée en haut des nattes ou des couvertures tendues sur les arceaux du char. Mais le silence de plus en plus profond favorise le sommeil…
Jean dit, d’une voix de plus en plus lointaine :
« Que de lumières dans le ciel ! Et, regarde : on dirait que quelques-unes sont descendues sur terre et qu’elles tremblent et palpitent comme là-haut… Mais elles sont plus petites et plus effacées… Nous, nous ne pouvons pas faire des étoiles… Dans les nôtres, il y a de la fumée et l’odeur de lumignon… et un rien les éteint… Tu as dit[87] un jour que, pour éteindre la lumière en nous, il suffit d’un papillon : tu comparais aux papillons les séductions du monde… Et puis tu disais que… alors que les papillons peuvent éteindre une lumière, l’aile des anges — tu appelais anges les choses spirituelles — avive la lumière qui est en nous… Moi… l’ange… la lumière… »
Jean glisse tout doucement dans le sommeil, et s’allonge sans le vouloir, terrassé par la fatigue.
Jésus attend qu’il soit vraiment étendu, puis il lui glisse le sac sous la tête, étend son manteau sur lui, avec des gestes paternels. Dans un dernier éclair de lucidité, Jean murmure encore :
« Je ne dors pas, tu sais, Maître… Seulement, je vois ainsi davantage d’étoiles et je te vois mieux, toi… »
Et, pour mieux regarder Jésus et le ciel étoilé, il tombe dans un sommeil profond en rêvant à eux.
Jésus retourne s’asseoir sur son siège de verdure. Il appuie son coude droit sur son genou, et sa joue contre la paume de sa main et il réfléchit, il prie, en observant la route désormais déserte, tandis qu’à ses pieds l’apôtre bien-aimé dort, un bras replié sous la tête, tranquille comme un enfant.
[85] comme Simon, en 346.6.
[86] lieux, où se sont produits certains événements relatés en Jg 4, 1-16.
[87] Tu as dit : il y a quelque chose de semblable en 281.6 et en 411.3.