398.1 Et voici Hébron, au milieu de ses montagnes boisées ou couvertes de prés. L’entrée de Jésus est saluée par les cris de louanges des premiers qui le voient. Certains s’empressent de l’annoncer dans tout le village.
Le chef de la synagogue accourt, suivi par les miraculés de l’année précédente et les notables. Chacun veut avoir le Seigneur pour hôte. Mais Jésus remercie tout le monde :
« Non, je ne reste que le temps de vous parler… Allons donc à la pauvre, à la sainte maison de Jean-Baptiste. Je désire la saluer elle aussi… C’est une terre de miracle. Vous ne le savez pas.
– Oh ! nous le savons, Maître. Ceux qui ont été guéris là sont parmi nous ! disent plusieurs.
– C’était une terre de miracle bien avant l’an dernier ! Elle l’a été il y a trente-trois ans pour la première fois, quand la grâce du Seigneur a reverdi les entrailles desséchées pour en faire un pommier fécond dont mon précurseur a été le doux fruit. Elle le fut, il y a trente-deux ans, quand, par une opération mystérieuse, je l’ai sanctifié d’avance, alors que nous étions, lui et moi, deux germes qui mûrissaient au plus profond d’un sein. Et aussi lorsque j’ai rendu au père de Jean l’usage de la parole. Mais, aux secrètes opérations de l’Incarné pas encore né, se rattache depuis deux ans un grand miracle que vous ignorez tous. Vous rappelez-vous la femme qui habitait dans cette maison ?
– Qui, Aglaé ? demandent plusieurs.
– Oui. Je lui ai rendu la vie, non pas dans ses entrailles, mais à son âme desséchée par le paganisme et le péché. Aidé par sa bonne volonté, je l’ai rendue féconde en justice, en la délivrant de ce qui la retenait. Et je vous la donne en modèle. Ne vous scandalisez pas. En vérité, je vous dis qu’elle mérite d’être citée en exemple et imitée, car il y en a peu en Israël qui ont fait autant de chemin que cette païenne pécheresse pour rejoindre les sources de Dieu.
– Nous la croyions enfuie avec d’autres amants… Certains disaient qu’elle était changée, qu’elle était bonne… Mais nous répliquions : “ C’est un caprice ! ” Il y en avait même qui prétendaient qu’elle était venue à toi pour… pécher…, explique le chef de la synagogue.
– Elle est effectivement venue me trouver, mais pour être rachetée.
– Nous avons fait un péché en la jugeant…
– C’est pour cette raison que je vous dis : “ Ne jugez pas. ”
– Et où est-elle maintenant ?
– Dieu seul le sait. Elle fait une dure pénitence, certainement. Priez pour la soutenir… Je te salue, sainte maison de mon parent et précurseur ! Paix à toi ! Bien que tu sois aujourd’hui vide et désolée, que la paix soit toujours avec toi, sainte demeure de paix et de foi ! »
Jésus entre, en bénissant, dans le jardin redevenu sauvage et avance au milieu des herbes envahissantes. Il longe ce qui était autrefois une tonnelle ou des espaliers bien ordonnés de lauriers et de buis, et qui maintenant forme un fouillis hirsute de lierres, de clématites, de liserons qui les étouffent. Il va au fond, vers les restes de ce qui était le tombeau, et s’arrête là.
398.2 Les gens forment un cercle silencieux autour de lui.
« Fils de Dieu, peuple d’Hébron, écoutez !
Pour que vous ne soyez pas troublés et induits en erreur de jugement sur votre Sauveur, comme vous l’avez été pour la pécheresse, je viens vous confirmer et vous fortifier dans la foi. Je viens vous apporter le viatique de ma parole pour qu’elle reste lumineuse en vous à l’heure des ténèbres, et pour que Satan ne vous fasse pas perdre le chemin du Ciel.
Il viendra bientôt des heures où vos cœurs répéteront en gémissant les paroles du psaume d’Asaph[67], chantre prophétique, et vous direz : “ Pourquoi, ô Dieu, nous as-tu rejetés pour toujours ? Pourquoi ta fureur s’enflamme-t-elle contre les brebis que tu fais paître ? ” Alors, vous pourrez vraiment élever, comme un gage de sécurité, la Rédemption désormais accomplie, et crier : “ Ce peuple est le tien et tu l’as racheté ! ” pour invoquer sa protection contre les ennemis qui auront commis tout le mal possible dans le Sanctuaire véritable où Dieu réside comme au Ciel, dans le Christ du Seigneur. Après avoir commencé par terrasser le Saint, ils chercheront à détruire ses murs, c’est-à-dire ses fidèles. En vrais profanateurs et persécuteurs de Dieu — plus que Nabuchodonosor[68] et qu’Antiochos, plus que ceux qui viendront par la suite —, ils lèvent déjà la main pour m’abattre, avec un orgueil sans limites qui refuse toute conversion, qui ne veut pas de foi, de charité, de justice et qui, comme le levain dans une tas de pâte, gonfle et déborde du Sanctuaire, devenu la citadelle des ennemis de Dieu.
Mes enfants, écoutez ! Quand vous serez persécutés pour m’avoir aimé, fortifiez votre cœur en pensant qu’avant vous j’ai été le Persécuté. Souvenez-vous qu’ils ont déjà dans la gorge le hurlement de leur cri de triomphe et qu’ils préparent des bannières destinées à flotter au vent à l’heure de la victoire. Sur chaque bannière, il y aura un mensonge contre moi, qui semblerai être le Vaincu, le Malfaiteur, le Maudit.
398.3 Vous hochez la tête ? Vous n’y croyez pas ? Votre amour vous empêche de croire… C’est une belle vertu que l’amour ! Une grande force… et un grand danger ! Oui, un danger. Le choc de la réalité à l’heure des ténèbres sera d’une violence surhumaine dans les cœurs que l’amour, pas encore parfaitement établi, rend aveugles. Vous ne pouvez pas imaginer que moi qui suis le Roi, le Puissant, je puisse être à la merci de gens de rien. Vous pourrez encore moins le croire à ce moment-là, et un doute naîtra : “ Etait-ce vraiment lui ? Et si oui, comment a-t-il pu être vaincu ? ”
Rendez vos cœurs plus forts pour cette heure ! Sachez-le : “ en un instant ”, les ennemis du Saint auront brisé les portes, jetant tout par terre, et allumé un feu de haine contre le Saint de Dieu ; ils auront abattu et jeté à terre le Tabernacle du Nom très saint, en disant dans leurs cœurs : “ Faisons cesser sur la terre toutes les fêtes de Dieu ” — car c’est une fête d’avoir Dieu parmi vous —, et : “ Qu’on ne voie plus ses enseignes, qu’il n’y ait plus aucun prophète qui nous connaisse tels que nous sommes. ” Mais rapidement, plus rapidement encore, Celui qui a posé ses limites à la mer et écrasé dans les eaux les têtes immondes des crocodiles sacrés et de leurs adorateurs, Celui qui a fait jaillir les sources et couler les torrents, mais desséché des fleuves pérennes, Celui qui a fait le jour et la nuit, l’été et le printemps, la vie et la mort, Celui qui a tout créé, fera ressusciter son Christ, comme il est dit. Alors il sera Roi, roi pour l’éternité. Et ceux qui seront restés fermes dans la foi régneront avec lui au Ciel.
Rappelez-vous cela. Et quand vous me verrez élevé et méprisé, ne chancelez pas. Quand, à votre tour, vous serez élevés et méprisés, ne chancelez pas.
398.4 Père, mon Père ! Je te prie, au nom de ceux-ci qui nous sont chers, à toi et à moi. Exauce ton Verbe, écoute le Propitiateur ! N’abandonne pas aux animaux les âmes de ceux qui te louent en m’aimant, n’oublie pas pour toujours les âmes de tes petits. Dieu bon, veille à tes promesses, car les lieux ténébreux de la terre sont des repaires d’iniquité d’où sort la terreur pour effrayer tes petits. Père ! O mon Père ! Que l’humble qui espère en toi ne soit pas confondu ! Que le pauvre et le nécessiteux louent ton nom pour l’aide que tu leur procureras !
Lève-toi, ô Dieu ! Je t’en prie pour cette heure, pour ces heures ! Lève-toi, ô Dieu ! En raison du sacrifice de Jean et de la sainteté de tes patriarches et de tes prophètes ! En raison de mon sacrifice, mon Père, défends ce troupeau qui est le tien et le mien ! Apporte-lui la lumière dans les ténèbres, la foi et la force contre les séducteurs ! Donne-toi, Père, à ce troupeau ! Donne-lui aussi ton Fils, maintenant, demain et toujours jusqu’à l’entrée dans ton Royaume ! Soyons ensemble dans leur cœur jusqu’au moment où ils seront là où nous sommes dans les siècles des siècles. Et qu’il en soit ainsi. »
Comme il n’y a pas de miracles à accomplir, Jésus passe dans les rangs de la foule presque en extase et il bénit, un par un, ses auditeurs. Il reprend sa marche sous le soleil, déjà haut mais rendu supportable grâce aux frondaisons des arbres et à l’air de la montagne.
398.5 Derrière, en groupes, les apôtres discutent sans arrêt.
« Quels discours ! Cela fait frémir ! dit Barthélemy.
– Mais comme ils sont tristes ! Ils font pleurer ! soupire André.
– Hé ! c’est son adieu. J’ai raison, moi. Il va vraiment vers le trône, s’exclame Judas.
– Le trône ? Hum ! Il me semble qu’il parle de persécutions plutôt que d’honneurs ! observe Pierre.
– Mais non ! Le temps des persécutions est fini ! Ah ! moi, je suis heureux, s’écrie Judas.
– Tant mieux pour toi ! Moi je voudrais être encore aux jours où nous étions inconnus, il y a deux ans… ou à “ La Belle Eau”… J’appréhende les jours à venir… dit Jean.
– Parce que tu as un cœur de faon… Mais moi, je vois déjà l’avenir… Des cortèges !… Des chanteurs !… Un peuple prosterné !… Les honneurs des autres nations !… Ah ! l’heure est venue ! Les chameaux de Madiân[69] et les foules accourront de partout… et ce ne seront pas les trois pauvres Mages… mais une multitude… Israël sera aussi grand que Rome, ou même plus qu’elle… Dépassées les gloires des Maccabées, celles de Salomon… toutes les gloires… Il sera, lui, le Roi des rois… et nous ses amis… Dieu très-haut ! Qui me donnera la force pour cette heure ?… Ah ! si mon père vivait encore !… »
Judas est exalté. Son visage resplendit quand il évoque l’avenir qu’il rêve de vivre…
398.6 Jésus est très en avant. Mais ce futur roi — selon Judas —, s’arrête et, assoiffé, il joint ses mains pour prendre de l’eau dans un ruisselet et boire… comme l’oiseau de la forêt ou l’agneau en train de paître. Puis il se retourne et dit :
« Il y a là des fruits sauvages. Cueillons-en pour calmer notre faim…
– Tu as faim, Maître ? demande Simon le Zélote.
– Oui, reconnaît humblement Jésus.
– Evidemment ! Hier soir, tu as tout donné à ce malheureux ! s’exclame Pierre.
– Mais pourquoi n’as-tu pas voulu t’arrêter à Hébron ? demande Philippe.
– Parce que Dieu m’appelle ailleurs. Vous, vous ne savez pas. »
Les apôtres haussent les épaules et se mettent à cueillir les petits fruits encore verts des arbustes sauvages épars sur les pentes des montagnes. Il doit s’agir, semble-t-il, de petites pommes sures. Et le Roi des rois s’en nourrit, de même que ses compagnons qui font la grimace à cause de l’âpreté du fruit. Jésus, absorbé, mange et sourit.
« Tu me fais presque enrager ! s’exclame Pierre.
– Pourquoi ?
– Parce que tu pouvais être bien et faire plaisir aux habitants d’Hébron. Au lieu de ça, tu te donnes mal au ventre et tu t’agaces les dents sur ce poison amer et plus acide que de la pariétaire !
– Je vous ai, vous qui m’aimez ! Quand je serai élevé et que j’aurai soif et faim, je penserai avec regret à cette heure, à cette nourriture, à vous qui maintenant êtes avec moi, et qui alors…
– Mais tu n’auras ni soif ni faim ! Un roi a de tout ! Et nous serons encore plus proches de toi ! s’exclame Judas.
– C’est toi qui le dis.
– Et tu penses que ce ne sera pas le cas, Maître ? demande Barthélemy.
– Non, Barthélemy. Quand je t’ai vu sous le figuier[70], ses fruits étaient si verts que qui les aurait cueillis en aurait eu la langue et la gorge brûlées… Mais les fruits verts du figuier ou de ces arbres sont plus doux que des rayons de miel en comparaison de ce que sera pour moi mon élévation… Allons… »
Et il se remet en marche le premier, tout en avant, méditatif, alors que, derrière, les Douze bavardent sans arrêt.
[67] psaume d’asaph : c’est le Ps 74.
[68] plus que Nabuchodonosor, dans le récit de Dn 1-4 ; et qu’Antiochos, dont l’histoire et rapportée en 1 M 6, 1-16 ; 2 M 1, 11-17 ; 9 ; Dn 11, 21-45.
[69] Les chameaux de Madiân, comme en Is 60, 6.
[70] vu sous le figuier, en 50.6.