504.1 « Levez-vous, et partons. Retournons au fleuve et cherchons une barque. Toi, Pierre, vas-y avec Jacques. Il faut qu’elle nous emmène aux alentours de Bethabara. Nous resterons un jour chez Salomon, puis…
– Mais… on n’allait pas à Nazareth ?
– Non. J’ai pris cette décision pendant la nuit. Je suis désolé pour vous, mais je dois revenir en arrière.
– Je suis content ! » s’écrie Marziam. « Je vais pouvoir rester encore avec toi !
– Oui, bien que, mon pauvre enfant, tu vives à mes côtés de bien tristes jours !
– C’est justement pour ça que j’aime rester en ta compagnie : pour te donner de l’amour. Je ne veux que cela. Je ne demande rien de plus. »
Jésus lui dépose un baiser sur le front.
« Et nous repassons par Bethabara ? demande Matthieu.
– Non. Nous traversons le fleuve dans la barque de quelque pêcheur. »
504.2 Pierre revient avec Jacques :
« Pas de barque avant ce soir, Maître… Et… dois-je le dire ?
– Oui.
– Des hommes sont passés par ici… Ils doivent avoir payé grassement ou fait de fortes menaces… Je ne crois pas que ce soir non plus tu trouves une barque… Ils sont impitoyables… »
Pierre soupire.
« Peu importe. Mettons-nous en route… et le Seigneur nous aidera. »
La saison est mauvaise, tout n’est que pluie et gadoue. La route est boueuse près de la berge, à la pluie s’ajoute la rosée de la nuit, abondante tout au long du fleuve. Malgré tout, ils avancent sur l’étroite levée de terre qui borde la route, moins bourbeuse et moins exposée aux gouttes de la pluie, fine mais continue, grâce à une rangée de peupliers qui les abritent quelque peu… quand un coup de vent ne précipite pas d’un coup toutes les gouttes d’eau retenues par les branches.
« C’est un temps de saison ! observe philosophiquement Thomas en relevant son vêtement.
– Hé oui ! approuve Barthélemy en soupirant.
– Nous nous sécherons quelque part. Ils ne seront pas tous… excités contre nous, dit Pierre.
– Nous pourrons toujours trouver une barque… Mais ce n’est pas sûr ! ajoute Jacques, fils d’Alphée.
– Si nous avions de l’argent, nous trouverions tout. Mais il n’a pas voulu que j’aille vendre à Jéricho ! lance Judas.
– Tais-toi, je t’en prie. Le Maître est si affligé ! Tais-toi ! supplie Jean.
– Je me tais. Mieux, je ne peux que me réjouir de son ordre. Ainsi, on ne pourra pas dire que c’est moi qui ai envoyé ces sadducéens des alentours de Jéricho. »
Il regarde Pierre, mais Pierre, plongé dans ses pensées, ne voit rien et ne répond pas.
Inlassablement, ils marchent sous une bruine fine comme le brouillard dans la journée grisâtre. De temps en temps, ils échangent quelques mots, mais ils donnent surtout l’impression de se parler à eux-mêmes : leurs paroles semblent conclure un dialogue avec quelque interlocuteur invisible.
« Nous devrons bien finir par nous arrêter quelque part.
– C’est partout la même chose, car eux, ils viennent partout.
– Persécution pour persécution, il vaut mieux s’arrêter dans une ville. Au moins, nous n’y serons pas trempés.
– Mais à quoi veulent-ils donc en venir ?
– Pauvre Marie ! Si elle savait !
– Dieu très-haut, protège tes serviteurs ! »… et ainsi de suite…
Puis ils se rassemblent et discutent à voix basse.
Jésus est en avant, seul… Seul ! Jusqu’au moment où Marziam et Simon le Zélote le rejoignent.
« Les autres sont descendus sur la grève pour voir s’il y a une barque… On ferait plus vite. Tu nous permets de venir avec toi ?
– Venez. De quoi parliez-vous à l’instant ?
– De ta souffrance.
– Et de la haine des hommes. Que pouvons-nous faire pour te soulager et pour juguler la haine ? demande Simon le Zélote.
– Pour alléger ma douleur, il y a votre amour… Quant à la haine… nous ne pouvons que la supporter… Elle cesse avec la vie de la terre… et cette pensée donne de la patience et du courage
pour nous y aider. 504.3 Margziam, mon enfant ! Pourquoi es-tu troublé ?
– Parce que cela me rappelle Doras…
– Tu as raison. Il est temps que je te renvoie à la maison…
– Non ! Jésus ! Non ! Pourquoi veux-tu me punir d’un mal que je n’ai pas fait ?
– Mon intention n’est pas de te punir, mais de te préserver… Je ne veux pas que tu te rappelles Doras. Qu’est-ce que ce souvenir suscite en toi intérieurement ? Réponds… »
Marziam pleure, la tête penchée, puis il la relève et dit :
« Tu as raison. Mon esprit n’est pas encore capable de voir et de pardonner. Mais pourquoi m’éloignes-tu ? Si tu souffres, je dois à plus forte raison rester à tes côtés. Et pourtant c’est toi qui m’as toujours consolé ! Je ne suis plus cet enfant naïf qui te disait l’an dernier : “ Ne me fais pas voir ta douleur. ” Je suis vraiment un homme, maintenant. Permets-moi de rester, Seigneur ! Ah ! dis-le-lui, toi, Simon !
– Le Maître sait ce qui est bon pour nous. Et peut-être… peut-être veut-il te confier quelque charge… Je ne sais pas… Je dis ma pensée…
– Tu as raison. Je l’aurais bien gardé, et avec joie, jusqu’aux encénies. Mais… ma Mère est seule là-bas. La rumeur de la haine est si forte ! Elle pourrait craindre plus qu’il ne faut. Ma Mère est seule, et elle pleure certainement. Tu iras chez elle lui dire que je la salue et que je l’attends désormais, après les encénies. Et tu ne lui révéleras rien d’autre, Marziam.
– Mais si elle m’interroge ?
– Oh ! tu peux ne pas mentir en racontant… que la vie de son Jésus est comme ce ciel d’Etanim : nuages et pluie, parfois la bourrasque, mais il ne manque pas de jours de soleil. Comme hier, comme peut-être demain. Se taire n’est pas mentir. Tu lui raconteras les miracles que tu as vus. Tu lui apprendras qu’Elise est avec moi, qu’Ananias m’a accueilli comme un père, qu’à Nobé je suis
dans la maison d’un bon juif. Garde le silence sur le reste. 504.4Ensuite, tu iras chez Porphyrée et tu y resteras jusqu’à ce que je t’appelle. »
Marziam redouble de larmes.
« Pourquoi pleures-tu ainsi ? N’es-tu pas content d’aller chez Marie ? Hier, tu l’étais… dit Simon.
– Hier, oui, car tous y allaient. Je pleure aussi parce que je redoute de ne plus te voir… Oh ! Seigneur ! Seigneur ! Jamais plus il n’y aura de moments heureux comme l’étaient ces derniers jours!
– Nous nous reverrons, Marziam. Je te le promets.
– Quand ? Pas avant la Pâque. C’est long ! »
Jésus se tait.
« Vraiment, tu ne veux pas de moi avant la Pâque ? »
Jésus passe un bras autour de ses épaules encore chétives et l’attire à lui.
« Pourquoi vouloir connaître l’avenir ? Nous existons aujourd’hui. Demain, nous n’existons plus. Même le plus riche et le plus puissant des hommes ne peut ajouter un jour à sa vie. Elle est, comme tout l’avenir, dans les mains de Dieu…
– Mais pour Pâque je dois venir au Temple. Je suis juif. Tu ne peux pas me faire pécher !
– Tu ne pécheras pas, et le premier péché que tu dois me promettre de ne jamais faire, c’est la désobéissance. Tu obéiras, toujours. A moi maintenant, à celui qui te parlera en mon nom, ensuite. Me le promets-tu ? Souviens-toi que moi, ton Maître et ton Dieu, j’ai obéi à mon Père et que je le ferai jusqu’à la… fin de mes journées. »
Jésus s’exprime de façon solennelle. Marziam, comme fasciné, dit :
« J’obéirai. Je le jure devant toi et le Dieu éternel. »
Un silence. Puis Simon le Zélote demande :
« Est-ce qu’il part seul ?
– Non, bien sûr : avec des disciples. Nous en trouverons d’autres en plus d’Isaac.
– Tu envoies aussi Isaac en Galilée ?
– Oui, il reviendra avec ma Mère. »
504.5 On les hèle du fleuve. Les trois hommes traversent la route et se dirigent vers l’eau.
« Regarde, Maître, nous avons trouvé et ils ne demandent rien. Ce sont des parents d’un miraculé. Mais ils portent du sable à ce village. Il faut aller jusque-là à pied, puis ils nous prendront. »
– Que Dieu les en récompense. Nous serons ce soir chez Ananias. »
Pierre, tout content, remonte vers la route et voit le visage troublé de Marziam.
« Qu’est-ce que tu as ? Qu’a-t-il fait ?
– Rien de mal, Simon. Je lui ai dit que, arrivé au premier endroit où je trouverai des disciples, je le renverrai à la maison ; cela l’attriste.
– A la maison… Oui !… Mais c’est juste… La saison… »
Pierre réfléchit. Puis il regarde Jésus et le tire par la manche pour qu’il se baisse jusqu’à sa bouche. Pierre lui parle à l’oreille :
« Maître, mais pourquoi l’envoies-tu sans attendre…
– A cause de la saison, tu l’as dit.
– Et puis ?
– Simon, je ne veux pas te mentir : l’autre motif est qu’il vaut mieux que Marziam ne s’empoisonne pas le cœur…
– Tu as raison, Maître. S’empoisonner le cœur… Voilà ! C’est exactement ce qui finit par arriver. »
Il hausse la voix :
« Le Maître a vraiment raison. Tu iras là-bas et… nous nous verrons à la Pâque. Enfin… ça viendra vite… Une fois Casleu passé… Ah ! dans peu de temps, ce sera le beau mois de Nisan. Oui, certainement ! Il a raison… »
La voix de Pierre se fait moins assurée. Il répète lentement et avec tristesse :
« Il a raison… » et en se parlant à lui-même : « Que sera-t-il arrivé d’ici Nisan ? »
Il se frappe le front de la main, l’air désolé.
504.6 Ils avancent par un temps humide. Il cesse de pleuvoir jusqu’au moment où, avec de la boue jusqu’aux genoux, ils montent dans cinq petites barques mouillées et sableuses qui redescendent en suivant le courant. Alors la pluie reprend et, en frappant l’eau calme du fleuve qui reflète les nuages grisâtres, elle y dessine des cercles qui se font et se défont continuellement en un jeu de facettes nacrées.
Le paysage ressemble à un désert. Sur les berges, dans les minuscules bourgades, on ne voit pas âme qui vive. La pluie ferme les habitations et vide les routes. Aussi, quand au début du crépuscule ils débarquent à l’endroit où se trouve le petit village de Salomon, ils trouvent la rue silencieuse et déserte et arrivent à la maison sans être vus de personne.
Ils frappent, ils appellent : rien. On n’entend que le roucoulement des colombes, le bêlement des brebis et le bruit de la pluie.
« Il n’y a personne. Que faisons-nous ?
– Allez aux maisons du village. D’abord à celle du petit Mickaël » ordonne Jésus.
Et pendant que les apôtres les plus jeunes s’y rendent rapidement, Jésus reste près de la maison avec les plus âgés ; ils observent et commentent :
« Tout est fermé… La grille elle-même est bien attachée, barricadée. Regarde ! Il y a jusqu’à un gros clou et les fenêtres sont closes comme pour la nuit. Quelle tristesse ! Et cette plainte des brebis et des colombes ? Il est peut-être malade ? Qu’en penses-tu, Maître ? »
Jésus secoue la tête. Il est las et triste…
504.7 Les apôtres reviennent en courant. André arrive le premier et, alors qu’il se trouve encore à quelques mètres, il crie :
« Il est mort… Ananias est mort… On ne peut entrer dans la maison : elle n’est pas encore purifiée… Depuis quelques heures, il est au tombeau. Si nous avions pu venir hier… La femme, la mère de Mickaël, va venir.
– Mais qu’est-ce qui nous poursuit ? ! éclate Barthélemy.
– Pauvre vieux ! Il était si heureux ! Il se trouvait si bien ! Mais comment ? Quand est-il tombé malade ? »
Ils parlent tous à la fois.
La femme survient et, en se tenant à distance de tout le monde, elle dit :
« Seigneur, la paix soit avec toi. Ma maison t’est ouverte. Mais… je ne sais pas si… J’ai préparé le mort. C’est pour cela que je reste loin. Je peux pourtant t’indiquer ceux qui vous accueilleront.
– Oui, femme. Que Dieu te récompense, et avec toi ceux qui font preuve de pitié envers les voyageurs. Mais comment l’homme est-il mort ?
– Je l’ignore. Il n’a pas été malade. Avant-hier, il allait bien. Oui, vraiment il allait bien. Mickaël était venu le matin même prendre les deux brebis et les mettre avec les nôtres. C’était convenu ainsi. Et à sexte, je lui avais apporté des vêtements que je lui avais lavés. Il était à table et il mangeait, en très bonne santé. Le soir encore, Mickaël avait ramené les brebis et lui avait puisé deux brocs d’eau, et il lui avait donné deux fouaces qu’il s’était faites. Hier matin, mon fils est venu pour les brebis. Tout était fermé comme maintenant, et personne n’a répondu aux cris de l’enfant. Il a poussé la grille, mais sans arriver à l’ouvrir. Elle était bien fermée. Alors Mickaël a eu très peur et il s’est hâté de venir me trouver. Mon mari et moi, nous sommes accourus avec d’autres. Nous avons ouvert la grille, frappé à la cuisine… puis nous avons forcé la porte… Il était encore assis près du foyer, la tête penchée sur la table, la lampe encore toute proche, mais éteinte comme lui, un coutelas à ses pieds, une écuelle en bois à moitié incisée… La mort l’a pris ainsi… Il souriait… Il était en paix… Ah ! quel visage de juste il avait ! Il paraissait même plus beau… Moi… Il y a peu de temps que je m’occupais de lui, mais je m’étais attachée… et je pleure…
– Il est en paix. Tu l’as dit toi-même. Ne pleure pas ! Où l’avez-vous mis ?
– Nous savions que tu l’aimais beaucoup, par conséquent nous l’avons mis dans le tombeau que Lévi s’est construit depuis peu. Le seul, car Lévi est riche. Nous, nous ne le sommes pas. C’est là, au fond, de l’autre côté de la route. Maintenant, si tu veux, nous allons tout purifier et…
– Oui. Tu prendras les brebis et les colombes. Le reste, conserve-le pour mes disciples et moi, pour que je puisse y séjourner quelquefois. Que Dieu te bénisse, femme. 504.8 Allons au tombeau.
– Tu veux le ressusciter ? s’étonne Thomas.
– Non. Pour lui, ce ne serait pas une joie. Là où il est, il est plus heureux. Il le désirait, d’ailleurs… »
Mais Jésus est vraiment accablé. Il semble que tout concoure à augmenter sa tristesse. Au seuil des habitations, des femmes regardent et saluent en commentant.
Ils sont vite arrivés au tombeau, un petit cube récemment construit. Jésus prie tout près de lui. Puis il se retourne, les yeux humides, et dit :
« Allons… dans les maisons du village. Dans notre maisonnette, il n’y a plus personne qui nous attende pour nous bénir… Mon Père ! La solitude enveloppe ton Fils, le vide se fait de plus en plus vaste et plus ténébreux. Ceux qui m’aiment s’en vont, et il reste ceux qui me haïssent… Mon Père ! Que ta volonté soit toujours faite et bénie !… »
Ils retournent vers le village, et deux ici, trois là, ils entrent dans les maisons de ceux qui n’ont pas touché le mort pour y trouver un abri et se restaurer.