429.1 Il a dû pleuvoir la veille toute la journée et la nuit, car la terre est très humide et les routes sont boueuses. En revanche, l’atmosphère est claire, sans aucune poussière à quelque altitude que ce soit. Le ciel semble joyeux, comme redevenu printanier après l’orage qui l’a purifié, et la terre, riante, renouvelée par la pluie, propre, évoque elle aussi le printemps par la fraîcheur de cette aurore sereine qui suit la tempête. Les dernières gouttes, retenues dans l’entrelacement des feuillages ou suspendues aux vrilles, brillent comme des diamants sous le soleil qui les frappe. Les fruits, lavés par l’averse, montrent bien les tons pastel de leur peau qui prend jour après jour les teintes parfaites de la maturation complète. Seuls les raisins et les olives, encore verts, durs, se confondent avec le feuillage, mais chaque petite olive a une gouttelette cramponnée à son extrémité et les grains serrés forment un vrai filet de gouttelettes suspendues aux pétioles.
« Comme il fait bon marcher, aujourd’hui ! dit Pierre qui foule avec plaisir un sol sans poussière, ni brûlant ni rendu glissant par la boue.
– On croit respirer la pureté » lui répond Jude. « Et regarde cette couleur de ciel !
– Et ces pommes ? » ajoute Simon le Zélote. « Ce paquet-là, tout autour de la branche dont je ne sais pas comment elle résiste à un tel poids, et qui se dégage avec une touffe de feuilles de la masse de pommes ? Que de couleurs ! Les unes plus cachées dont le vert commence seulement à jaunir, les autres déjà rosies, et les deux plus exposées tout à fait rouges du côté tourné vers le soleil. Elles semblent couvertes de cire à cacheter ! »
Ils marchent ainsi, tout joyeux, en contemplant la beauté de la création jusqu’au moment où Jude, aussitôt imité par Thomas, puis par les autres, entonne un psaume qui célèbre les gloires de la création divine.
429.2 Jésus sourit en les entendant chanter gaiement et il unit au chœur sa belle voix. Mais il ne peut finir, car Judas s’approche, tandis que les autres continuent à psalmodier, et lui dit :
« Maître, pendant qu’ils sont occupés à chanter et distraits, dis-moi : comment s’est passé le voyage à Césarée et qu’y as-tu fait ? Tu ne m’en as pas encore parlé… Et l’occasion ne s’en présente que maintenant : il y a eu d’abord les compagnons, les disciples et les paysans qui nous ont accueillis, puis les compagnons et les disciples, puis les compagnons, maintenant que les disciples nous ont quittés pour te précéder… Je n’ai jamais pu t’interroger…
– Cela t’intéresse beaucoup… Mais je n’ai rien fait d’autre, à Césarée, que ce que je vais faire dans le domaine de Yokhanan : j’ai parlé de la Loi et du Royaume des Cieux.
– A qui ?
– Aux habitants, près des marchés.
– Ah ! Pas aux romains ? ! Tu ne les as pas vus ?
– Comment est-il possible d’être à Césarée, siège du Proconsul, et de ne pas rencontrer de romains ?
– Je le sais, mais je dis… Voilà… tu ne leur as pas parlé personnellement ?
– Je le répète : cela t’intéresse beaucoup !
– Non, Maître, c’est par simple curiosité.
– Eh bien, j’ai parlé aux romaines.
– A Claudia aussi ? Que t’a-t-elle dit ?
– Rien, car Claudia ne s’est pas montrée. Elle m’a même fait comprendre qu’elle ne désire pas que l’on apprenne qu’elle est en relation avec nous. »
Jésus appuie fortement sur les mots et observe beaucoup Judas qui, malgré son effronterie, change de couleur et prend un teint terreux après avoir légèrement rougi.
Mais il a tôt fait de se reprendre :
« Elle ne le veut pas ? Elle n’a plus de considération pour toi ? C’est une folle.
– Non. Elle n’est pas folle, elle est équilibrée. Elle sait distinguer son devoir de romaine de ses devoirs envers elle-même, et les séparer. A elle-même, à son esprit, elle procure la lumière et la respiration en venant vers la lumière et la pureté. Elle recherche instinctivement la vérité et elle ne se satisfait pas des mensonges du paganisme, mais elle ne veut pas nuire à sa patrie, pas même théoriquement, comme ce pourrait l’être si elle laissait penser qu’elle soutient un possible rival de Rome…
– Mais… Tu es un Roi spirituel !…
– Vous-mêmes, qui le savez, vous n’arrivez pas à vous en convaincre. Peux-tu le nier ? »
Judas rougit, puis pâlit. Il ne peut mentir, et il répond :
« Non ! Mais c’est un excès d’amour qui…
– A plus forte raison, celui qui ne me connaît pas, c’est-à-dire Rome, peut craindre en moi un rival. Claudia agit avec droiture aussi bien à l’égard de Dieu qu’envers sa patrie, en m’honorant, sinon comme Dieu, du moins comme roi et maître spirituel, et en restant fidèle à sa patrie. J’admire les esprits fidèles, justes et pas obstinés. Et je voudrais que mes apôtres méritent l’éloge que je fais à cette païenne. »
429.3 Judas ne sait que dire. Il est prêt à s’éloigner, mais la curiosité l’aiguillonne encore. C’est d’ailleurs plus que de la curiosité : le désir de savoir à quel point le Maître est au courant… et il reprend ses questions :
« Elles m’ont demandé ?
– Ni toi, ni aucun autre apôtre.
– Dans ce cas, de quoi avez-vous parlé ?
– De la vie chaste et de leur poète Virgile. Tu vois que c’était un sujet qui n’intéressait ni Pierre, ni Jean, ni d’autres.
– Mais… à quoi ça sert ? Ce sont des conversations inutiles…
– Non. Elles m’ont permis de leur faire considérer que l’homme chaste a l’intelligence lucide et le cœur honnête. C’est très intéressant pour des païennes… et pas pour elles seules.
– Tu as raison… Je ne te retiens pas davantage, Maître. »
Et il part presque en courant retrouver les autres, qui ont fini de chanter et attendent les deux restés en arrière…
Jésus les rejoint plus lentement et dit :
« Prenons ce sentier boisé, nous abrégerons la route et nous serons à l’abri du soleil, qui se renforce déjà. Nous pourrons aussi nous arrêter à l’ombre et manger tranquillement entre nous. »
Et c’est ce qu’ils font, avant de se diriger vers le nord-ouest, vers les terres de Yokhanan certainement, car je les entends parler des paysans de ce pharisien...