408.1 Là aussi, on est en pleine moisson. Il vaudrait mieux dire : on était… maintenant, les faux ne servent plus, car il ne reste plus un seul épi dans ces champs encore plus proches des rives de la Méditerranée que ceux de Nicodème. Jésus, en effet, n’est pas allé à Arimathie, mais dans le domaine que Joseph possède dans la plaine, du côté de la mer. Avant la moisson, ce devait être une autre petite mer d’épis, tant il est étendu.
Une maison large, basse, toute blanche, se trouve là, au milieu des champs moissonnés. C’est une maison de campagne, très bien tenue. Ses quatre aires sont remplies de quantité de gerbes, disposées en faisceaux comme font les soldats avec leurs armes quand ils font la pause au camp. Des nombreux chars amènent ce trésor agricole dans les cours, où une foule d’hommes les déchargent et les mettent en tas. Joseph va d’une aire à l’autre et veille à ce que tout soit fait et bien fait.
Un paysan, du haut d’un tas de gerbes amoncelées sur un char, annonce :
« Nous avons fini, maître. Tout le grain est sur tes aires. C’est le dernier char du dernier champ.
– C’est bien. Décharge le tout, dételle les bœufs, puis conduis-les aux abreuvoirs et aux étables. Ils ont bien travaillé et méritent leur repos. Vous aussi, vous avez bien travaillé et vous méritez votre repos. Mais la dernière fatigue sera légère car, pour des bons cœurs, la joie d’autrui est un réconfort. 408.2 Nous allons maintenant faire venir les enfants de Dieu pour leur transmettre le don du Père. Abraham, va les appeler », dit-il ensuite en s’adressant à un patriarche, peut-être le premier des serviteurs paysans de ce domaine de Joseph.
Ce qui me le laisse supposer, c’est le respect évident des autres pour ce vieillard, qui ne travaille pas, mais qui surveille et donne des conseils pour aider son maître.
Il s’éloigne… Je le vois se diriger vers une construction vaste et très basse, plus semblable à un hangar qu’à une maison, pourvue de deux portails gigantesques qui montent jusqu’à la gouttière. Je pense que c’est une sorte de magasin où l’on abrite les chars et tout le matériel agricole. Il y entre, et en ressort suivi d’une foule hétérogène de tout âge… et de toutes les misères… Il y a des êtres efflanqués mais sans disgrâces physiques, mais aussi des estropiés, des aveugles, des manchots, des gens qui souffrent des yeux… Il y a beaucoup de veuves entourées de nombreux orphelins, et aussi des femmes dont le mari est malade, et qui sont tristes, abattues, décharnées à cause des veilles et des sacrifices faits pour soigner le malade.
Ils ont cet air particulier des pauvres qui se rendent là où ils vont recevoir des bienfaits : regards timides, embarras de miséreux honnêtes, et pourtant un sourire qui affleure par dessus la tristesse que des jours de douleur ont imprimée sur les pâles visages, une petite étincelle triomphale, une sorte de réponse à l’acharnement du destin dans la longue série des jours tristes. C’est une manière de dire avec défi :
« Pour nous aussi, c’est un jour de fête, de réjouissance, et de consolation ! »
Les enfants écarquillent les yeux devant les tas de gerbes plus hauts que la maison, et les montrent à leurs mères :
« C’est pour nous ? Oh ! que c’est beau ! »
Les vieillards murmurent :
« Que le Seigneur bénisse l’homme qui a pitié ! »
Les mendiants, les estropiés, les aveugles, les manchots, ceux qui ont les yeux malades :
« Enfin, nous aurons du pain, nous aussi, sans devoir tendre la main ! »
Et les malades à leurs parents :
« Au moins, nous pourrons nous soigner en sachant que vous ne souffrirez pas pour nous. Les remèdes nous feront du bien, maintenant. »
Et les parents aux malades :
« Vous voyez ? Désormais, vous ne direz plus que nous jeûnons pour vous laisser notre bouchée de pain. Réjouissez-vous, à présent ! »
Et les veuves aux orphelins :
« Mes enfants, il faudra bien bénir le Père des cieux qui vous tient lieu de père ainsi que le bon Joseph qui est son administrateur. Maintenant, nous ne vous entendrons plus pleurer de faim, vous qui n’avez que vos mères pour vous secourir… ces pauvres mères qui n’ont de riche que leur cœur… »
C’est un chœur et un spectacle réjouissants, mais on en a les larmes aux yeux…
408.3 Face à tous ces malheureux, Joseph se met à parcourir les rangs, appelant les gens un par un, leur demandant combien ils sont dans la famille, de quand date leur veuvage, leur maladie, ou le reste… et il prend note. Et pour chaque cas, il enjoint aux paysans serviteurs :
« Donnes-en dix… Donnes-en trente… »
« Donnes-en soixante, dit-il après avoir entendu un vieillard à moitié aveugle qui vient à lui avec dix-sept petits-enfants, tous au-dessous de douze ans, dont les parents étaient morts, l’un pendant la moisson de l’année précédente, l’autre en enfantant…
– Et, ajoute le vieillard, l’époux de ma fille s’est consolé en se remariant au bout d’un an. Il m’a laissé ses cinq fils en me disant qu’il allait s’en occuper. Mais je n’ai jamais reçu d’argent ! Maintenant, ma femme est morte, et je suis seul… avec eux…
– Donnes-en soixante au vieux père. Et toi, père, reste pour que je te remette des vêtements pour les petits. »
Le serviteur fait remarquer que, s’il en offre soixante chaque fois, il n’y aura pas assez de grain pour tout le monde.
« Et où est ta foi ? Est-ce donc pour moi que j’entasse les gerbes et que je les distribue ? Non, mais pour les enfants les plus chers au Seigneur. Il pourvoira lui-même à ce qu’il y en ait assez pour tous, répond Joseph au serviteur.
– Oui, maître. Toutefois, le nombre, c’est le nombre…
– Mais la foi, c’est la foi. D’ailleurs, pour te montrer qu’elle peut tout, j’ordonne de doubler la mesure déjà accordée aux premiers. Que celui qui en a eu dix en reçoive dix autres, que celui qui en a eu vingt, en reçoivent vingt autres, et qu’on en remette cent vingt au vieillard. Allez, faites ! »
Les serviteurs haussent les épaules et s’exécutent. La distribution se poursuit donc, au milieu de l’étonnement joyeux des bénéficiaires qui se voient accorder une mesure dépassant leurs plus folles espérances. Joseph en sourit. Il caresse les enfants qui s’affairent à seconder leurs mères, aide les estropiés à faire leur petit tas, soutient les vieillards trop chancelants ou les femmes trop affaiblies. Il demande qu’on mette de côté deux malades pour les faire bénéficier d’autres secours, comme il l’a fait pour le vieillard aux dix-sept petits-enfants. Les tas, qui étaient plus hauts que la maison, sont maintenant très bas, presque au ras du sol. Mais tous ont eu leur part, et abondamment.
Joseph demande :
« Combien de gerbes reste-t-il encore ?
– Cent douze, maître, disent les serviteurs après les avoir comptées.
– Bien. Vous en prendrez… »
Joseph parcourt la liste des noms qu’il a relevés, puis il dit :
« Vous en prendrez cinquante. Vous les emporterez pour la semence, car elle est sainte. Que le reste soit distribué aux chefs de famille présents à raison d’une gerbe par tête. Ils sont exactement soixante-deux. »
Les serviteurs obéissent. Ils emportent les cinquante gerbes et répartissent le reste. Maintenant les aires n’ont plus les gros tas d’or, mais il y a par terre soixante-deux tas de tailles différentes. Leurs propriétaires s’affairent à les lier et à les charger sur des carrioles rudimentaires, ou sur des ânes qu’ils sont allés détacher d’une palissade à l’arrière de la maison.
408.4 Le vieil Abraham, qui a discuté avec les paysans serviteurs les plus importants, s’avance avec eux vers le maître, qui leur demande :
« Eh bien ? Vous avez vu ? Il y en a eu pour tous, et il en restait !
– Mais, maître, il y a là un mystère ! Nos champs ne peuvent pas avoir produit le nombre de gerbes que tu as réparties. Je suis né ici, et j’ai soixante-dix-huit ans. Je fais la moisson depuis soixante-six ans. Alors je m’y connais ! Mon fils avait raison. Sans un mystère, nous n’aurions pas pu en distribuer autant !…
– Mais nous l’avons bien fait, Abraham. Tu étais à côté de moi. Les gerbes ont été apportées par les serviteurs. Il n’y a pas de sortilège, c’est la réalité. On peut encore les compter. Elles sont encore là, bien que séparées en tant de lots.
– Oui, maître. Mais… il est impossible que les champs en aient produit autant !
– Et la foi, mes enfants ? Qu’en faites-vous ? Le Seigneur pouvait-il démentir son serviteur qui promettait en son nom et pour une fin qui était sainte ?
– Alors, tu as fait un miracle ? ! disent les serviteurs déjà prêts à chanter ses louanges.
– Je ne suis pas un homme à faire des miracles, moi. Je suis un pauvre homme. C’est le Seigneur qui est intervenu. Il a lu dans mon cœur et y a vu deux désirs : le premier était de vous amener à ma propre foi. Le second était de faire un don considérable à mes frères malheureux. Dieu a consenti à mes désirs… et il a agi… Qu’il en soit béni ! dit Joseph en s’inclinant respectueusement, comme s’il était devant un autel.
– Et son serviteur avec lui, dit Jésus qui jusqu’alors était resté caché au coin d’une maisonnette entourée d’une haie, d’un four ou d’un pressoir, et qui maintenant apparaît ouvertement sur l’aire où se trouve Joseph.
– Mon Maître et mon Seigneur ! s’écrie Joseph en tombant à genoux pour vénérer Jésus.
– Paix à toi ! Je suis venu te bénir au nom du Père, pour récompenser ta charité et ta foi. 408.5Je suis ton hôte, ce soir. Acceptes-tu ?
– Maître ! Tu me le demandes ? Seulement… je ne pourrai te faire honneur ici… Je suis au milieu des serviteurs et des paysans… dans ma maison de campagne… Je n’ai pas de nappes fines, pas de majordomes ni de serviteurs qualifiés… Je n’ai pas de mets raffinés… ni de vins choisis… Je n’ai pas d’amis. Ce sera une bien pauvre hospitalité… Mais tu m’excuseras. Pourquoi, Seigneur, ne m’as-tu pas fait prévenir ? J’aurais pourvu à tout… Mais, avant hier, Hermas était ici avec les siens… Je m’en suis même servi pour informer ceux auxquels je voulais donner, ou plutôt rendre, ce qui appartient à Dieu… Mais il ne m’a rien dit ! Si j’avais su !… Permets-moi, Maître, de donner des ordres afin d’y remédier… Pourquoi souris-tu ainsi ? » demande enfin Joseph.
Il est tout sens dessus dessous à cause de cette joie imprévue et de la situation qu’il juge… désastreuse.
« Je souris de tes tracas inutiles. Mais, Joseph, que cherches-tu ? Ce dont tu disposes ?
– Ce dont je dispose ? Je n’ai rien.
– Ah ! comme tu es homme maintenant ! Pourquoi n’es-tu plus le Joseph spirituel d’il y a un instant, quand tu parlais en sage, quand tu promettais avec assurance en raison de ta foi, et pour donner la foi ?
– Tu as entendu ?
– J’ai entendu et vu, Joseph. Cette haie de lauriers est très pratique pour voir que ce que j’ai semé n’est pas mort en toi, et c’est pourquoi je te dis que tu te crées des tracas inutiles. Tu n’as pas de majordomes ni de domestiques qualifiés ? Mais là où la charité s’exerce, Dieu est là, et quand Dieu est présent, ses anges le sont aussi. Et quels majordomes veux-tu avoir qui soient plus capables qu’eux ? Tu n’as pas de mets ni de vins recherchés ? Mais quelle nourriture veux-tu me donner et quelle boisson plus recherchée que l’amour que tu as montré pour eux et que celui que tu as pour moi ? Tu n’as pas d’amis pour me faire honneur ? Et que fais-tu de ceux-ci ? pour le Maître du nom de Jésus, quels amis peuvent donc être plus chers que les pauvres et les malheureux ? Allons, Joseph ! Même si Hérode se convertissait et m’ouvrait ses appartements pour me recevoir et me faire honneur dans un palais purifié, et si, avec lui, les chefs de toutes les castes étaient présents pour m’honorer, je n’aurais pas une cour plus choisie que celle-là, à laquelle je veux moi aussi dire une parole et faire un cadeau. M’y autorises-tu ?
– Oh, Maître ! Tout ce que tu veux, je le veux ! Ordonne.
– Dis-leur de se réunir, ainsi qu’aux serviteurs. Pour nous, il y aura toujours un pain… Il vaut mieux qu’ils écoutent ma parole plutôt que de courir ici et là, affairés en pauvres soins. »
Les gens s’entassent, empressés, étonnés…
408.6 Jésus parle :
« Vous avez déjà appris ici que la foi peut multiplier le grain quand ce désir est suscité par l’amour. Mais ne bornez pas votre foi aux besoins matériels. Dieu a créé le premier grain de froment et, dès lors, il est devenu épi pour procurer du pain aux hommes. Mais Dieu a aussi créé le paradis qui attend ses habitants. Il a été formé pour ceux qui vivent conformément à la Loi et restent fidèles malgré les épreuves douloureuses de la vie. Ayez foi, et vous réussirez à vous garder saints avec l’aide du Seigneur, tout comme Joseph a réussi à vous distribuer une double mesure de blé pour vous rendre deux fois heureux et confirmer ses serviteurs dans la foi. En vérité, en vérité je vous dis que si l’homme croyait en Dieu, et s’il agissait pour un juste motif, les montagnes elles-mêmes, enracinées dans le sol par leurs entrailles rocheuses, ne pourraient résister et, à l’ordre de celui qui a foi dans le Seigneur, elles se déplaceraient. Avez-vous cette foi en Dieu ? demande-t-il en s’adressant à tous.
– Oui, Seigneur !
– Qui est Dieu pour vous ?
– Le Père très saint, comme les disciples du Christ l’enseignent.
– Et le Christ, qui est-il pour vous ?
– Le Sauveur, le Maître, le Saint !
– Cela seulement ?
– Le Fils de Dieu. Mais il ne faut pas le dire, car les pharisiens nous persécutent si nous le faisons.
– Mais vous, vous croyez qu’il l’est ?
– Oui, Seigneur.
– C’est bien, et que votre foi grandisse. Même si vous vous taisez, les pierres, les arbres, les étoiles, le sol, toutes choses, annonceront que le Christ est le vrai Rédempteur et Roi. Ils le proclameront à l’heure de son élévation, quand il sera dans la pourpre sainte et portera la couronne de la Rédemption. Bienheureux ceux qui sauront croire en lui dès maintenant, et plus encore à ce moment-là, qui auront foi dans le Christ et par conséquent la vie éternelle. L’avez-vous cette foi inébranlable dans le Christ ?
– Oui, Seigneur. Apprends-nous là où il est, et nous le prierons d’augmenter notre foi pour être heureux ainsi. »
Et ce ne sont pas seulement les pauvres, mais aussi les serviteurs, les apôtres et Joseph qui font la dernière partie de la prière.
« Si vous aviez de la foi gros comme un grain de moutarde, et si vous la gardez dans votre cœur — car c’est une perle précieuse —, sans vous la faire enlever par quoi que ce soit d’humain ou de maléfique et de pervers, vous pourriez tous dire à ce mûrier puissant qui ombrage le puits de Joseph : “ Déracine-toi et transplante-toi dans les flots de la mer. ”
408.7 – Mais le Christ, où est-il ? Nous l’attendions pour être guéris. Les disciples ne nous ont pas guéris, mais ils nous ont dit : “ Lui le peut. ” Nous, nous voudrions guérir pour travailler, disent les hommes malades ou handicapés.
– Croyez-vous que le Christ le puisse ? demande Jésus en faisant signe à Joseph de ne pas dire que le Christ, c’est lui.
– Nous le croyons. Il est le Fils de Dieu. Il peut tout.
– Oui. Il peut tout… et il veut tout ! » s’écrie Jésus.
Il étend avec autorité son bras droit, l’abaisse comme pour jurer et achève par un cri puissant :
« Et qu’il en soit ainsi, pour la gloire de Dieu ! »
Il est sur le point de partir vers la maison. Mais les guéris — une vingtaine - crient, accourent, et l’enserrent dans un enchevêtrement de bras tendus pour le toucher, le bénir, chercher ses mains, ses vêtements, lui donner un baiser, le caresser. Ils l’isolent de Joseph, de tout le monde…
Et Jésus sourit, caresse, bénit… Il se dégage lentement et, encore poursuivi, disparaît à l’intérieur de la maison, tandis que des hosannas s’élèvent dans le ciel, qui prend les couleurs violacées de ce commencement de crépuscule.