Le "second Isaïe", en plein "retour d'exil".
Pour avoir été exilés, les compatriotes qui sont restés au pays les considèrent facilement comme « punis par Dieu ».
Les gens restés au pays en sont encore à une monolâtrie plutôt qu’à un monothéisme véritable : ils se gardent d’adorer les idoles ou d’invoquer les Baals des peuples avoisinants, mais ils ne nient pas leur existence.
Les exilés ont au contraire fait un cheminement spirituel étonnant, profond, décisif.
Confrontés au monothéisme philosophique de Cyrus, ils lui ont tenu tête, ils ont affirmé que l’unique dieu, créateur de l’univers, c’était le Dieu de l’Alliance, le reste ce sont des idoles qui n’existent pas.
Ils ont fait l’expérience de la présence de Dieu qui les accompagne.
Dieu les a en quelque sorte punit doublement et il les fait rentrer au pays en les comblant de joie sans calculer (voir aussi les révélations à Ezéchiel, Job etc.). Les exilés ont donc grandi dans la révélation que Dieu est amour, on ne l’enferme pas dans une logique de donnant-donnant. L’amour dépasse toutes les proportions et toutes les logiques.
Pour une part, il semblerait que le "Serviteur" parle à ses compatriotes et soit parmi eux :
« Moi, YHWH, je t'ai appelé dans la justice, je t'ai saisi par la main, et je t'ai modelé,
j'ai fait de toi l'alliance du peuple, la lumière des nations,
pour ouvrir les yeux aveugles, faire sortir du cachot le prisonnier, de la maison d’arrêt ceux qui habitent les ténèbres. »
(Isaïe 42, 6-7)
Le serviteur doit « ouvrir les yeux des aveugles », c’est-à-dire amener les compatriotes restés au pays à quitter une vision trop étroite de Dieu : la logique de l’amour fait éclater la logique du Dieu qui aurait « puni » les exilés ;
il doit amener tout le peuple à quitter le péché et à suivre la Torah (« l’Alliance » Is 42, 6) ;
il doit probablement aussi les amener à quitter leur pessimisme devant la modestie de la reconstruction nationale sous la domination étrangère.
Il doit faire « sortir les prisonniers ». Au sujet des exilés à Babylone, l’image semble excessive ; mais de retour en Judée, ils sont sous une oppression samaritaine et perse qui peut justifier cette image. Le serviteur doit avoir un rôle socio-politique dans ce contexte. [2]
Le Serviteur est « alliance du peuple » (Is 42, 6) autrement dit, la Torah qu’il actualise ne concerne que le peuple d’Israël.
Mais il a aussi un message universel, pour les nations: ce que nous allons expliquer.
La mission du Serviteur à la face des nations
En sauvant son peuple et en le ramenant de tous les pays où il a été dispersé, Dieu va révéler sa gloire aux yeux de toutes les nations. C’est donc la réussite de cette tâche, confiée au serviteur, qui fera de lui la lumière des nations.
Cette tâche est laborieuse, le serviteur a craint de s’être fatigué en vain. Il a dû renouveler sa confiance en Dieu (Is 49,4).
Le prophète Isaïe donne donc au serviteur un nouvel oracle (49,5-6) :
« Et moi, j'ai dit: "C'est en vain que j'ai peiné, pour rien, pour du vent j'ai usé mes forces." Et pourtant mon droit était avec YHWH et mon salaire avec mon Dieu.
Et maintenant YHWH a parlé, lui qui m'a modelé dès le sein de ma mère pour être son serviteur, pour ramener vers lui Jacob, et qu'Israël lui soit réuni; -- je serai glorifié aux yeux de YHWH, et mon Dieu a été ma force ; -- il a dit:
C'est trop peu que tu sois pour moi un serviteur pour relever les tribus de Jacob et ramener les survivants d'Israël. Je fais de toi la lumière des nations pour que mon salut atteigne aux extrémités de la terre».
(Isaïe 49, 4-6)
Une épreuve personnelle, et une persécution générale
Le petit oracle 49,7 décrit l’épreuve du serviteur, « abominable à la nation, esclave des despotes » : on peut songer à la honte collective des exilés, on peut songer aussi à une épreuve personnelle du chef des rapatriés, quand des fonctionnaires officiels furent soudoyés pour faire échec aux projets de chefs juifs à l’instigation des despotes locaux (cf. Esd 4,4-5) [1]
L’autre oracle 49,8-9 décrit la mission du serviteur : il fait sortir les prisonniers (// Is 42,7) et distribue les héritages dévastés.
L’oracle console le serviteur en annonçant un retournement de la situation.
La persécution devient ouverte, elle s’est abattue aussi sur les rapatriés.
Le Serviteur est persécuté : (Is 50, 6), il reçoit des coups, des outrages, des crachats, des soufflets.
Le prophète Isaïe est encore une fois inspiré pour indiquer la mission du serviteur : soutenir ceux qui sont épuisés (Is 50,4) ; inviter à se confier en Dieu (50,10) et menacer les adversaires (50,11).
L'offrande, la souffrance et la mort du serviteur
La révélation divine :
La souffrance et la mort du Serviteur ont un sens dans le dessein de Dieu.
Elles vont obtenir le pardon des pécheurs qui n’avaient pas pu jusque là être libérés du poids de leurs fautes.
Ce plan de salut n’est pas imposé de façon déterministe, mais sa réalisation dépend de la libre acceptation par le Serviteur : "S’il offre sa vie…" (Is 53,10).
Ici, Isaïe fait corps avec la foule, son discours est en même temps une confession des péchés d’Israël et une invitation à espérer :
« Il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. » (Isaïe 53, 5)
« Si lui-même, en personne, offre un sacrifice de réparation, il verra un lignage, et la volonté de YHWH réussira grâce à lui. » (Isaïe 53,10)
Le sacrifice dont il s’agit (Is 53, 10), en hébreu Asham, comporte une confession des péchés (cf. Lv 5,5) qui est nécessaire pour que la rupture de l’alliance puisse être pardonnée (cf. Jr 3,12-13). Le pécheur offre alors une offrande pour concrétiser son nouveau désir de plaire à Dieu.
Le Serviteur a transformé sa souffrance en offrande et il donne aux pécheurs quelque chose qu’ils puissent offrir à Dieu, son propre corps consacré à l’accomplissement de la volonté de Dieu. [2]
Après l’épreuve
« A la suite de l'épreuve endurée par son âme, il verra la lumière*... » (Isaïe 53,11)
*N.B. L'idée de résurrection n’est pas exprimée de façon claire comme ce sera le cas plus tard (2 Mac 7 ; Daniel 12 ; Targum).
« Avec les puissants il partagera le butin, parce qu'il s'est livré lui-même à la mort et qu'il a été compté parmi les criminels, alors qu'il portait le péché des multitudes et qu'il intercédait pour les criminels. » (Isaïe 53, 12)
Le Serviteur « intercède » (Is 53,12) pour les révoltés comme un Nouveau Mo?se (cf Ex 32,11s) ou un Nouvel Aaron, Grand Prêtre, qui doit porter les péchés dans l’expiation du Kippur (Lv 16). [3]
Mais le Serviteur dépasse Mo?se et Aaron parce qu'il est lui-même le sacrifice d'expiation. Alors...
Qui est le Serviteur ?
Il n’est jamais désigné par un nom propre.
Dans le texte hébreu, il est un individu. « Le Poème qui appuierait le plus l’hypothèse d’un sens collectif, puisqu'il donne au Serviteur le nom d’Israël (Is 49,3) est aussi celui dans lequel la distinction entre le Serviteur et Israël s’impose avec le plus de force (Is 49,5-6). » [3]
Ce serviteur n’est pas le prophète Isaïe :
Le Serviteur est appelé « l’élu » (Is 42,1). Le vocabulaire de l’élection ne concerne jamais les prophètes de façon directe, mais il peut concerner Moïse (Ps 106,23), les lévites, David (1 Sam 16,8-10 ; Ps 89,20), Jérusalem (Ps 132,13), le peuple d’Israël (Dt 7,6-7).
Contrairement aux prophètes, le Serviteur « n’élève pas le ton » (Is 42,2).
En Is 53, 5.10, Isaïe fait corps avec la foule.
Il n'est pas non plus...
L’expression « avec les puissants il partagera le butin » (Is 53, 12) évoque une figure historique, très proche des combats politiques et territoriaux... mais du fait qu'il est "juste" (Isaïe 53, 11), le "Serviteur" ne peut être :
Ni Cyrus qui ne connaît pas Dieu et qui n’est qu’un rapace (Is 45-46),
Ni Sheshbaççar critiqué pour avoir entreprit la construction des murailles et n’avoir pas compris que Dieu voulait en Jérusalem une ville ouverte (Za 2,8),
Ni Zorobabel, critiqué pour avoir négligé la reconstruction du temple (Ag 1,1-4),
Ni Josué ayant du être purifié pour ses péchés (Za 3,1-5),
Ni le reste des rescapés d’Israël qui confesse ses fautes en réponse à la prédication du Serviteur (Isaïe 53,8)…
Sans effacer un enracinement historique de l'ensemble des chapitres d'Isaïe 42, 49, 50, 52 et 53, Benoît XVI nous dit que « le grand chant du Serviteur de YHWH en Isaïe 53 est une parole en attente. Dans son contexte historique, on ne trouve aucune confirmation. Elle reste ainsi une question ouverte. » [4]
[1] Pierre GRELOT, Les poèmes du serviteur, de la lecture critique à l’herméneutique, Ed. du Cerf, 29 bd Latour-Maubourg, Paris, 1981., p. 32-60.
[2] Cf. T. KOWALSKI, Les oracles du Serviteur Souffrant, ed. Parole et Silence, 2003., p.28-43.
[3] Pierre GRELOT, Les poèmes du serviteur, de la lecture critique à l’herméneutique, Ed. du Cerf, 29 bd Latour-Maubourg, Paris, 1981., p. 234-235.
[4] J. RATZINGER, BENOIT XVI, L'enfance de Jésus, Flammarion, Paris 2012, p. 75.
F. Breynaert