Le Serviteur souffrant (Isaïe 42-53) est non seulement lumière des nations (il est un témoin, un martyr), mais aussi il offre sa vie en expiation, il accomplit le rôle du prêtre et de la victime, en sacrifice rédempteur.
De même, le martyre de Jésus est à la fois un témoignage rendu à la vérité et un sacrifice rédempteur.
En Matthieu, Marc et Luc, et dans les Actes
Lorsque Jésus annonce sa Passion (Marc 10, 33-34), il le fait avec les détails que l’on trouve dans la présentation du serviteur persécuté (Isaïe 50, 6) : les coups, les outrages, les crachats :
« "Voici que nous montons à Jérusalem, et le Fils de l'homme sera livré (livré aux grands prêtres et aux scribes; ils le condamneront à mort et le livreront aux païens, ils le bafoueront, cracheront sur lui, le flagelleront et le tueront, et après trois jours il ressuscitera." »
(Marc 10, 33-34)
« J'ai tendu le dos à ceux qui me frappaient, et les joues à ceux qui m'arrachaient la barbe; je n'ai pas soustrait ma face aux outrages et aux crachats. »
(Isaïe 50, 6)
Dans la controverse sur le jeûne rapportée par Marc 12, 18-20 (et parallèles), Jésus annonce que l’Epoux sera « enlevé » (verbe grec : «’airô ’apo» ou «’apairô ’apo»), c’est à dire enlevé par une mort violente.
Le Christ accomplit les prophéties du serviteur souffrant qui est lui aussi enlevé :
« Par contrainte et jugement il a été saisi (verbe ’airô). Parmi ses contemporains, qui s'est inquiété qu'il ait été retranché (verbe ’airô 'apo) de la terre des vivants, qu'il ait été frappé pour le crime de son peuple? »
(Isaïe 50, 8)
Lors de la dernière Cène, Jésus dit :
« Ceci est mon sang, (celui) de l'alliance, qui est répandu pour beaucoup. »
(Mc 14,24)
- L'expression «pour beaucoup » peut renvoyer à Isaïe 53,12 (hébreu ou grec).
- « Le sang de l'alliance » est une allusion à Ex 24,8 : Moïse avait scellé l’alliance en aspergeant la nation choisie avec le sang des agneaux (Ex 24, 6-8).
- « Le sang de l'alliance » peut aussi renvoyer à Isaïe 52, 14-15 dans l’original hébreu et traduit littéralement : «Son aspect n’était plus celui des humains, ainsi il aspergera des peuples nombreux». Ce qui veut dire : "le Serviteur aspergera les nations avec le sang de son martyr qui les purifiera." C’est un sacrifice plus grand que celui de Moïse. Le Serviteur est à la fois prêtre et victime.
« Buvez-en tous, car ceci est mon sang, (celui) de l'alliance, qui est répandu pour beaucoup en rémission des péchés. »
(Mt 26,27-28)
Bien que l'expression « ... en rémission des péchés » ne figure pas telle quelle dans à Isaïe 53, l'idée est sous-jacente à plusieurs passages, qu'elle résume en quelque sorte (cf. Isaïe 4-5 et 11-12).
Pour préparer les disciples au drame qui va suivre, Jésus cite l’Ecriture, et il cite Isaïe 53, 12, une expression qui s’inscrit dans le contexte de la mort du serviteur:
« Il a été compté parmi les scélérats. »
(Lc 23, 37 = Isaïe 53, 12)
Dans le concert de l'attente messianique, il est probable que sous l'influence de la Septante (qui ajoute une interprétation collective) et du Targum grec (qui met l’accent sur la gloire du serviteur), les esprits n’aient pas beaucoup eu l’idée d’un messie Serviteur souffrant, de sorte que saint Pierre dise : « Non, cela ne t’arrivera pas ! » (Mt 16, 22). Pour la même raison, les évangélistes ont probablement eu du mal à voir en Jésus celui qui accomplit ces textes. C’est pourquoi malgré les ressemblances bouleversantes, aucun récit de la passion ne fait un parallèle précis avec le texte d’Isaïe.
Ceci dit, même dans le texte de la Septante, le Serviteur (tantôt collectif, tantôt individuel) est un personnage suffisamment flou pour permettre un questionnement sur son identité, une ouverture : après la résurrection de Jésus, un homme assis dans son char lisait Isaïe 53, 7-8 (Septante), et demanda à Philippe : « "Je t'en prie, de qui le prophète dit-il cela? De lui-même ou de quelqu'un d'autre?" » (Ac 8, 30-35). Et Philippe lui explique ce qui concerne Jésus. L'eunuque accepterait que le prophète parle de lui-même car il sait que la prophétie biblique parle d'abord pour les contemporains. L'eunuque accepterait aussi que le prophète parle d'un autre, car il est familiarisé avec l'ouverture messianique des textes de l'Ecriture.
Dans l’évangile de saint Jean
« L’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. »
(Jn 1, 29)
Dans Jn 1,29, le Baptiste appelle Jésus « L’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. » Le mot Agneau (grec : amnos) renvoie au texte grec d’Isaïe 53,7. Le verbe enlever ne correspond pas au texte grec. Mais l’expression « enlever le péché », au singulier, correspond au texte hébreu d’Isaïe 53,12.
« Le bon berger donne sa vie »
(Jn 10, 18)
Le texte hébreu dit du serviteur souffrant qu’il « pose son âme » (Is 53, 4.7), c’est une expression hébraïque qui n’existe pas en grec, mais que saint Jean a reprise, dans son texte grec (Jn 10, 18), on le traduit « donne sa vie ».
« Bien qu’il eût fait tant de signes devant eux, ils ne croyaient pas en lui, afin que s’accomplît la parole dite par Isaïe le prophète : Seigneur qui a cru à ce qu’il a entendu de nous, et à qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé ? »
(Jn 12,38)
Jean cite Is 53,1: cette citation suppose l’interprétation de la mort de Jésus à l’aide du dernier Poème du Serviteur.
(Notons que l'évangéliste cite le texte d'Isaie sans référence à sa portée primitive -le retour des exilés- mais non sans égard pour son contexte littéraire -la mort du serviteur-, selon un procédé bien connu dans la littérature rabbinique.) [1]
L’hymne de la première lettre de saint Pierre (1 P 2,21-25)
L’hymne de la première lettre de saint Pierre (1 P 2,21-25) résume et paraphrase le dernier chant du serviteur d'Isaïe. Mais le titre du Serviteur n’apparaît pas, le titre de Christ (= messie) a pris sa place (1P 2,21).
Cela ne présuppose pas qu’il y ait eu une interprétation messianique d’Isaïe dans le judaïsme de ce temps : la personne de Jésus entraîne elle-même la superposition de l’image du Messie royal et de celle du Serviteur.
L’interprétation tantôt collective tantôt individuelle du Serviteur dans la Septante permet de percevoir le sens chrétien de la souffrance, la participation du peuple aux souffrances rédemptrices de son Sauveur : le Christ est le serviteur souffrant « pour que vous marchiez sur ses traces » (1 P 2, 21). [2]
Après ces explications, voici l'hymne de saint Pierre :
« Christ a souffert pour vous, vous laissant un exemple pour que vous marchiez sur ses traces :
lui, il n'a pas fait de péché, et il ne s'est pas trouvé de fraude dans sa bouche (Is 53 ,9) ;
lui, insulté, ne rendait pas l'insulte, souffrant, il ne menaçait pas (réminiscence d'Is 50,6?),
mais se livrait à celui qui juge avec justice (cf. Is 50,8 ?) ;
il a pris sur lui nos fautes (Is 53,12) dans son corps sur le bois,
afin qu'ayant trépassé aux péchés, nous vivions pour la justice (Is 53,11d, hébreu ?) ;
Par sa meurtrissure vous avez été guéris (Is 53,5d).
Vous étiez en effet errants comme des brebis (Is 53,6a),
mais vous vous êtes tournés maintenant vers le berger et gardien de vos âmes. »
(1 P 2, 21-25)
Chez saint Paul
Le Christ est « mort pour nos péchés »
(1 Co 15, 3-4)
Il s’agit d’une reprise de l’idée générale de Isaïe 53, 1-12.
Le Christ est « livré à cause de nos fautes et ressuscité pour notre justification. »
(Rm 4, 24-25)
On y reconnaît « livré à cause de leurs péchés » (Is 53,12 dans la Septante) et: « Juste, mon serviteur justifiera les multitudes » (Is 52,11 dans l’hébreu).
« Le Christ s’est offert une seule fois pour prendre sur lui les péchés de beaucoup »
(He 9,26)
L’expression est emprunté à Is 53,12 dans la version grecque de la Septante.
« Celui qui n’avait pas connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous, afin que nous devenions en lui justice de Dieu »
(2 Co 5, 21)
Trois explications complémentaires éclairent l’expression "Dieu l’a fait péché pour nous":
L’explication juridique : pour les Juifs, Jésus a blasphémé en se présentant comme l’égal de Dieu. Il est donc pécheur, il est péché. Jugé comme tel, il est mis à mort, mais cette mort, Dieu en a fait l’instrument de notre justification.
L’explication mystique : Jésus, depuis son baptême au Jourdain s’est rendu solidaire de l’humanité pécheresse, c’est pourquoi il subit les tentations au désert juste après ce baptême, il en sort vainqueur et commence son ministère public marqué par de très nombreux exorcismes partout où il va. Mais son baptême véritable c’est sa passion. Jésus est fait péché, c’est à dire qu’il est mystiquement immergé dans le péché, afin de vaincre le péché et d’exorciser le monde.
L’explication par la référence au texte hébreu de Isaïe. 2 Co 5, 21 est écrit en grec mais pourrait se référer au mot hébreu « asham » (Is 53, 10) qui désigne à la fois le péché et le sacrifice pour le péché. Si l’on pense au sacrifice pour le péché, 2 Co 5, 21 est alors un texte qui parle du sacerdoce du Christ dans le contexte de la liturgie du Yom Kippour.
Les très nombreuses références au Christ « Agneau » font songer à l’agneau pascal de l’Exode, mais c’est surtout la référence à Isaïe 53,7 qui permet de comprendre le relief donné à l’immolation volontaire du Christ agneau, et à sa mort violente comme chemin de vie, de victoire et de royauté. [3]
Les Ecritures sont accomplies
D’une part, la venue du Christ est une lumière qui unifie les révélations dans l’histoire qui l’a précédé.
D’autre part, Jésus a transmis une tradition orale qui introduit par la lecture du prophète Isaïe la compréhension de sa Passion. Les auteurs du Nouveau Testament y font référence en citant tel ou tel verset, mais c’est à tout l’ensemble qu’ils se réfèrent. [4]
[1] Cf. Pierre GRELOT, Les poèmes du serviteur, de la lecture critique à l’herméneutique, Ed. du Cerf, 29 bd Latour-Maubourg, Paris, 1981, p.180-182
[2] Cf. Pierre GRELOT, ibid., p. 156
[3] Cf. André FEUILLET, L’accomplissement des prophéties, Desclée 1991, p. 168
[4] C.-H. DODD, Conformément aux Ecritures. Seuil, Paris, 1968 (original anglais 1952)
Synthèse F. Breynaert